À l’écoute de Charles de Foucauld

Son approche de la responsabilité

Est responsable, celui qui prend en charge… En 1896, on confie à celui qui est alors le trappiste Marie-Albéric la formation de deux oblats de 18 ans environ, hébergés à l’orphelinat de la Trappe. L’un est syrien catholique maronite, l’autre arménien, issu d’une famille protestante, mais converti au catholicisme après sa venue à l’orphelinat. Ayant demandé à entrer dans l’Ordre, ils sont reçus d’abord à titre d’oblats, avant d’être novices. Pour eux, et pour la première fois de sa vie, Charles de Foucauld va exercer un ministère de formateur. Depuis sa conversion en 1886, plein de charité fraternelle pour les autres, il n’avait pas de responsabilité ecclésiale ; là, il reçoit une « charge pastorale ». Il écrit à sa cousine cette nouveauté, et son souci : « C’est une grosse occupation comme une grave responsabilité, un assez grand changement. »

Quelques mois plus tard, le P. Abbé de Staouëli lui demandera de fortifier la vocation assez fragile du P. Jérôme, récent profès, en l’aidant durant ses études et son service militaire.

Alors qu’il craint devant ces charges, l’abbé Huvelin, son père spirituel, est, lui, satisfait : « Avoir à diriger des âmes, cela fait sentir ce qu’on est, si incapable ; et cela porte à demander beaucoup. » Pour le P. Jérôme, même invitation à accepter : « Faites plaisir au P. Abbé de Staouëli au sujet de ce qu’il vous demande pour ce jeune homme… C’est très humiliant de passer pour ce qu’on n’est pas, et je ne vois pas de présomption à donner cette petite direction, mais je vois là au contraire un exercice d’humilité. »

Charles de Foucauld envisageait aussi sous l’aspect de « responsabilité » ses relations avec certains de ses correspondants. Ce qu’il a reçu comme grâce de lumière, il se considère tenu de le présenter à des amis qui n’en ont pas bénéficié. Avec des lettres régulières, adaptées à chacun, il exprime son souci de les élever humainement et spirituellement : il parle à Duveyrier de la foi catholique en déroulant son propre cheminement ; avec de Castries, il part de ce qui constitue le centre d’intérêt de cet islamologue, et lui avoue comment avant sa propre conversion il a admiré l’Islam.

Dans ces responsabilités assumées, pour être conforme à ses paroles, le voici invité à l’authenticité intime. Sa méthode, avec les deux oblats, avec le P. Jérôme, avec ses amis incroyants ou indifférents, consiste à communiquer dans la vérité de l’humilité ses propres pensées, ses élans spirituels, finalement livrer son être le plus intérieur, non pas dans une exhortation mondaine faite comme de l’extérieur, mais dans une communication sincère de sa foi et de son amour pour Dieu. C’est une forme d’évangélisation qu’il adopte volontiers.

Lors de ses retraites d’ordination, il endossera une nouvelle et large responsabilité en se vouant à ces « frères de Jésus qui n’ont jamais entendu parler de l’Évangile, de l’histoire de Jésus, des vertus évangéliques, de la douceur du sein maternel de l’Église » et il précise : « C’est à cela que me poussent l’Évangile, l’attrait, mon directeur ». « À cela », c’est-à-dire à cette prise en charge d’apôtre. Désormais, il vouera sa vie au monde musulman.

Dans ses premiers contacts à Beni Abbès, il affronte la grave pratique de l’esclavage, pourtant interdit par la France, mais maintenu dans cette région par les petits chefs locaux. Il veut mettre les autorités devant leur responsabilité pour que cesse cette « infamie » comme il la nomme à son ami de Castries, à qui il disait également : « Aucune raison économique ou politique ne peut permettre de laisser subsister une telle immoralité, une telle injustice. »

Quant au devoir missionnaire, Charles de Foucauld le présente à partir de la responsabilité des parents envers leurs enfants. Conformément à son époque, après le foyer familial chargé de l’éducation des enfants, cette responsabilité vise ensuite la famille élargie, puis la patrie qui est une grande famille, puis les colonies qui sont une extension de la patrie. Il analyse ainsi en termes de responsabilité les devoirs d’une nation chrétienne comme la France qui est en train de bâtir un empire colonial. Plus loin encore, existent ces peuples dont les pays chrétiens ne s’occupent pas et qui sont comme des enfants adoptés ou comme des handicapés dans une famille, auxquels les parents, et les frères et sœurs apportent une plus grande affection et une attention toute particulière. Il appelle ces peuples : « délaissés », « les plus perdus », « les plus malades ».

Pour le contact et la présence dans ces périphéries, et y aider les missionnaires en titre, Charles de Foucauld se réfère volontiers au couple de Priscille et Aquila, auxiliaires de St Paul dans ses voyages missionnaires. Les laïcs, pense-t-il, sont évangélisateurs autant que les prêtres, et sont souvent mieux placés pour se mêler aux gens.

Il regarde l’organisation de la mission de l’Église dans les pays de mission en partant des responsabilités : au Sahara, ce sont les Pères blancs qui ont reçu la charge d’implanter l’Église avec le Préfet apostolique de Ghardaïa comme responsable. Lui-même, prêtre libre, se considère comme un auxiliaire chargé de préparer le terrain avant l’arrivée des semeurs et des moissonneurs. Ainsi l’évangélisation se fait en coresponsabilité, en Église.

Avec cette idée de responsabilité, on va donc assez loin dans les conceptions missionnaires de Charles de Foucauld. Être responsable appelle urgence, obligation, engagement fort et total. Il dira qu’il est prêt à y consacrer sa vie : le 27 février 1903, à Mgr Guérin qui lui dit de veiller sur sa santé parce qu’il le voit destiné au Maroc, il écrira : « Vous me demandez si je suis prêt à aller ailleurs qu’à Beni Abbès pour l’extension du Saint Évangile : je suis prêt pour cela à aller au bout du monde et à vivre jusqu’au jugement dernier. »

Cette responsabilité s’exerce dans la proximité

Le sous-lieutenant Foucauld était déjà proche de ses hommes. Lors d’opérations en sud-oranais, il se signalait par des gestes d’attention pour ses soldats : « Il savait se faire aimer, celui-là, mais c’est qu’il aimait aussi le troupier ! », remarquera l’un d’eux.

En 1916, Charles de Foucauld proposera aux catholiques de France trois pistes missionnaires : se convertir soi-même ; convertir ceux qui nous entourent ; aider ceux qui travaillent à la conversion des infidèles. La conversion du prochain le plus proche est bien mise en évidence.

En quête d’un moyen concret, il évoque celui de Jésus : « Il s’est mêlé à nous, a vécu avec nous dans le contact le plus familier et le plus étroit, de l’Annonciation à l’Ascension. »

Se montrer proche, c’est devenir ami.

 L’amitié, manifestation de la bonté, commence par l’entrée en contact. Dans les conseils de Charles de Foucauld, le mot contact revient souvent avec des qualificatifs de vérité et d’intensité : familier, étroit, bienfaisant, intime, assidu, affectueux, etc. Le premier contact, suivi de beaucoup d’autres, aboutit à l’amitié et à une proximité de plus en plus réelle et sûre.

Fratelli tutti (3 octobre 2020)
286. … Mais je voudrais terminer en rappelant une autre personne à la foi profonde qui, grâce à son expérience intense de Dieu, a fait un cheminement de transformation jusqu’à se sentir le frère de tous les hommes et femmes. Il s’agit du bienheureux Charles de Foucauld.
287. Il a orienté le désir du don total de sa personne à Dieu vers l’identification avec les derniers, les abandonnés, au fond du désert africain. Il exprimait dans ce contexte son aspiration de sentir tout être humain comme un frère ou une sœur [Méditations sur le Notre Père (23 janvier 1897)] et il demandait à un ami : « Priez Dieu pour que je sois vraiment le frère de toutes les âmes… » [Lettre à Henry de Castries (29 novembre 1901)]. Il voulait en définitive être « le frère universel » [Lettre à Madame de Bondy (7 janvier 1902)]. Mais c’est seulement en s’identifiant avec les derniers qu’il est parvenu à devenir le frère de tous. Que Dieu inspire ce rêve à chacun d’entre nous. Amen !

Pour lui, l’évangélisation n’est pas affaire de technique relationnelle, ou de tactique avec résultat automatique, mais elle demande du temps. Concernant les musulmans, il parle d’années, et même « de siècles ». D’où son conseil de ne jamais se décourager. D’où aussi son conseil de patience, car la personne à évangéliser a beaucoup de chemin à parcourir, surtout au début du cheminement, quand il s’agit de la préparation du terrain, avant l’ensemencement et la moisson. Patience dans la confiance, en acceptant les gens comme ils sont, et comme Dieu les voit.

Il faut surtout donner à chacun ce qu’il est capable de recevoir : « Prêcher Jésus aux Touaregs, je ne crois pas que Jésus le veuille, ni de moi, ni de personne. Ce serait le moyen de retarder, non d’avancer, leur conversion. Cela les mettrait en défiance, les éloignerait, loin de les rapprocher… Il faut y aller très prudemment, doucement, les connaître, nous faire d’eux des amis, et puis après, petit à petit, on pourra aller plus loin avec quelques âmes privilégiées qui, elles, attireront les autres. »

À la confrérie en formation, Charles de Foucauld écrivait : « Qu’ils cherchent à porter au bien, moins par la parole que par l’exemple. Qu’ils soient bons pour tous. C’est leur bonté qui, les faisant aimer, fera suivre leur exemple. » L’évangélisation par la proximité et le contact, par la douceur et l’affection, telle est la ligne d’apostolat qui aura ses préférences. L’exemple d’une vie rayonnante donnera par attraction, par contagion, par imprégnation, l’envie d’être chrétien.

Et que ce soit en douceur, non pas en militant ! Ce terme, qui pourtant veut dire effort ou persévérance, peut surprendre ; mais il est à l’adresse d’un correspondant qui faisait sans doute un peu trop de prosélytisme. Le prosélytisme serait violence faite à autrui ; il faut au contraire « être charitable, doux et humble », « être un frère tendre pour tous, pour amener petit à petit les âmes à Jésus en pratiquant la douceur de Jésus. »

Cette importance de la douceur, appelée aussi suavité, est notable chez lui. Après la suavité de Jésus, il a relevé celle de son « père », l’abbé Huvelin, qui a « une suavité incomparable », celle aussi de St Paul, qui lui apprend à « être tendre, chaud, à aimer passionnément les âmes, à rire avec ceux qui rient, à pleurer avec ceux qui pleurent, à être tout à tous, pour les gagner tous ».

Puissent ces perspectives inspirer les mentalités actuelles, et devenir lignes directrices pour le futur.

Pierre Sourisseau, Auteur de Charles de Foucauld (1858-1916), biographie, Salvator, 2016, 720 p.