Les réactions du « Sud Global » face au conflit entre Israël et le Hamas

12 mars 2024.

Les concepts qui décrivaient le monde – Guerre Froide, Tiers Monde, Pays en voie de développement, Puissances émergentes – se sont progressivement estompés pour laisser place à une coexistence complexe entre un « Occident », transatlantique et extrême-oriental, et un « Sud Global », hétérogène mais volontariste, qui, lassé d’attendre un hypothétique élargissement du Conseil de sécurité, semble s’organiser autour des BRICS, ou plutôt des « BICS+ » puisque la Russie n’est plus crédible sur la scène internationale et que le groupe s’élargit en 2024 à six nouveaux membres (dont quatre de tradition musulmane). Or autant ce Sud Global pouvait considérer de loin l’agression russe contre l’Ukraine, c’est-à-dire contre l’Europe et l’OTAN, autant la confrontation dramatique entre Israël et le Hamas, entre Israël et la Palestine, peut réveiller les douloureux souvenirs de la domination, de la colonisation, de l’irrespect, de l’emploi disproportionné de la force, de la haine, du désespoir et de la vengeance. Et donc conduire à des réactions plus appuyées, appelant plus d’engagements et d’initiatives dans les postures.

Non pas que le Sud Global n’ait pas ses propres drames, ses guerres civiles, ses tensions internes, ses affrontements régionaux, en Amérique Latine, en Afrique (Sahel, Grands Lacs, Corne), en Asie du Sud. Non pas aussi qu’il ait une unité de vues qui le conduirait à un soutien inconditionnel, moins du Hamas d’ailleurs que de la Palestine dans son ensemble. Non pas enfin qu’il soit plus avisé que l’Occident quant aux voies et moyens qui permettraient de mettre fin à cette violence paroxystique, allant du terrorisme à l’anéantissement par la destruction et la famine, à cet « enfer sur terre » : comment apercevoir une lueur d’espoir quand tout compromis paraît inatteignable ?

Autant de facteurs qui conduisent à beaucoup de circonspection dans l’analyse de la voix du Sud Global face au drame israélo-palestinien.
Ce Sud Global a toutefois son poids dans le système des Nations Unies, dont il connaît les faiblesses et les insuffisances mais qui lui offre une tribune unificatrice, où il continue à s’exprimer en tant que « G 77 » (en fait : 134). À défaut de s’imposer au Conseil de sécurité, le Sud Global sait faire pencher la balance à l’Assemblée générale : à peine deux mois après l’horrible attaque terroriste du 7 octobre, une résolution demandant un cessez-le-feu immédiat à Gaza a été adoptée le 12 décembre par 153 voix contre 10 et 23 abstentions. Et l’attitude toujours défiante d’Israël, depuis Ben Gourion, vis-à-vis des organisations onusiennes lorsque ses intérêts cruciaux sont en jeu, illustrée ces dernières semaines par le rejet de l’UNRWA et de l’OMS ou la contradiction apportée à toute déclaration humanitaire d’António Guterres, y compris aux portes de Rafah ou plaidant une trêve pour le ramadan, ne peut qu’appeler la réprobation d’un Sud qui sait ce qu’il doit à l’idéal onusien de lutte contre la violation des droits humains et civils, la faim la maladie, la pauvreté.

En déposant devant la Cour Internationale de Justice la première requête accusant Israël de génocide à Gaza, l’Afrique du Sud, représentée à La Haye par le président Ramaphosa en personne arborant un keffieh, ne s’est pas trompée de terrain (« Nous sommes tous devenus sud-africains » a titré Al Jazeera) et près d’une cinquantaine de pays se sont succédés à la barre pour interroger la Cour sur la légalité de l’occupation, la colonisation et l’annexion de la Cisjordanie; les plus vocaux ont été la Jordanie, la Turquie, la Malaisie, le Brésil, le Chili, la Bolivie, et l’Organisation de la Coopération Islamique aux 57 membres. L’Algérie a tenté d’emboîter le pas en déposant le 10 février au Conseil de sécurité un texte visant à contraindre Israël à un cessez-le-feu immédiat, auquel les États-Unis ont mis leur veto, pour la troisième fois depuis le conflit en cours et une quarantaine de fois depuis soixante-dix ans. Ce bouclier américain, qui d’ailleurs irrite une partie de l’électorat démocrate, notamment afro-américain, tiendra-t-il encore longtemps face aux initiatives du Sud Global?

Y a-t-il pour autant unité de façade au sein des quatre ensembles géographiques du « Sud » ?
À tout le moins, un poids très lourd, l’Inde du Premier ministre Modi et du BJP, exprime vis-à-vis d’Israël une forme sinon de solidarité du moins de compréhension en jouant l’abstention à l’ONU. Les deux pays ont des intérêts communs depuis l’envoi de travailleurs indiens en remplacement de la main d’œuvre palestinienne jusqu’à des coentreprises d’armement (drones). La rivalité avec la Chine compte aussi, laquelle, de son côté, a récemment durci son jugement en en appelant au respect des Droits de l’Homme à Gaza… Au sein d’une ASEAN globalement prudente (un communiqué conjoint rappelant la solution à deux États adopté le 20 octobre), les trois pays à majorité musulmane, Brunei, Malaisie et surtout l’Indonésie (qui disposait d’un hôpital au Nord de Gaza) et ses foules arborant des pancartes illustrées de pastèques ont fortement rappelé leur solidarité avec la Palestine, tandis que le Cambodge, le Laos et le Vietnam s’en tenaient à la neutralité et que la Thaïlande pourtant fortement éprouvée (34 tués le 7 octobre et une quinzaine d’otages) a évoqué la perspective de négociations avec le Hamas.

En Amérique Latine, le Brésil et le Venezuela ont condamné Israël. La Colombie, qui pourtant achetaient à Israël des fusils et du matériel aéronautique les a rejoints au lendemain des drames des distributions de vivres, le président Gustavo Pedro allant jusqu’à évoquer un « génocide rappelant l’Holocauste, même si les puissances mondiales n’aiment pas le reconnaitre ».

En Afrique, terrain où Israël a su retourner le jeu depuis cinquante ans en obtenant la reconnaissance de son existence par 46 pays et en ouvrant 12 ambassades, la prudence a d’abord dominé, 6 pays, Cameroun, Ghana, RDC, Kenya, Togo, Zambie, condamnant explicitement en novembre « les actes terroristes ignobles », alors que l’Afrique du Sud, l’Algérie, la Mauritanie, la Libye, Djibouti, les Comores affichaient leur soutien au Hamas. Le Nigéria qui bénéficie d’une aide israélienne au développement (agronomie, ingénierie, sécurité) reste nuancé.

Dans l’Orient compliqué, enfin, et sans oublier la Turquie qui est passée en quelques mois de la proximité avec Israël à une sévère condamnation, trois lignes de conduite continuent à dominer : un soutien évidemment explicite au Hamas de la part de l’Iran et de ses acteurs du terrain (Hezbollah et Houthis du Yémen) ; un fort engagement diplomatique du Qatar et de l’Égypte, appuyés par la Jordanie, pour s’entremettre de manière tactique en testant toutes les options humanitaires sans rien céder territorialement ; une certaine réserve des monarchies du Golfe, rejointes par le Maroc qui préside le comité Al Qods, ce qui n’a pas empêché le roi d’Arabie Saoudite à hausser le ton début mars : « Mettre fin à ces crimes odieux et garantir la mise en place de couloirs humanitaires ».

On ne peut que conclure sur cette triste évidence : lucides sur les raisons profondes d’un affrontement sans espoir, le Sud Global comme l’Occident restent à ce jour impuissants à infléchir l’Histoire sur les terres de la Bible.