Le projet de réforme de la justice au regard de la pensée sociale chrétienne.

Les textes de la doctrine sociale de l’Eglise précisent que l’organisation politique « …n’existe que par et pour le bien commun, lequel est plus que la somme des intérêts particuliers, individuels ou collectifs, souvent contradictoires entre eux ».

Le pouvoir politique se voit ainsi assigner l’obligation d’agir et d’organiser la société de manière telle que toute personne puisse se développer en dignité et en sainteté.

Ce bien commun « …comprend l’ensemble des conditions de vie sociale qui permettent aux hommes, aux familles et aux groupements de s’accomplir plus complètement et plus facilement. » Aussi ce bien commun doit-il être l’objet d’une recherche inlassable de ce qui sert au plus grand nombre, de ce qui permet d’améliorer la condition des plus démunis et des plus faibles. Il se doit de prendre en compte non seulement l’intérêt des générations actuelles, mais également, dans la perspective d’un développement durable, celui des générations futures. Par bien commun, il faut donc bien entendre « l’ensemble des conditions sociales qui permettent, tant aux groupes qu’à chacun de leurs membres d’atteindre leur perfection, d’une façon plus totale et plus aisée» (GS 26 § 1 ; cf. GS 74 § 1).

1/ L’état de droit
L’ouverture des États généraux de la justice, le 18 octobre 2021, sous l’égide du Président de la République et le prononcé, par lui, d’une déclaration liminaire ont justement posé le principe selon lequel les voies qui pourraient être celles des réformes à poursuivre ou à engager ne sauraient que se conformer au primat donné au maintien d’un état de droit, gage d’un bien commun et seule situation de nature à servir ce bien commun. La perspective ouverte par cette introduction convient bien aux buts que poursuit la doctrine sociale de l’Église.

Mais il n’y a un état de droit que si la société est soumise à la contrainte de normes. Ce sont les juges – et cela ne saurait être qu’eux – qui peuvent et doivent contrôler l’usage et le bon respect de ces normes. De quelles normes s’agit-il ? Le système juridique qui gouverne aujourd’hui la société française et son institution judiciaire s’est construit depuis plus d’un demi-siècle dans le respect des traités et dans la primauté donnée au droit conventionnel sur le droit interne. Il s’est également construit sur le respect dû aux sentences rendues par les deux cours suprêmes que sont la Cour Européenne des Droits de l’Homme  (CEDH) et la Cour de Justice de l’Union Européenne  (CJUE). Le président reconnaît la justesse de ce système. Il rend hommage au dialogue qui s’est instauré entre les juges nationaux et les juges européens, dialogue qui a accompagné la construction politique de l’Europe et l’a même précédée. Le président rappelle qu’il est louable que notre état de droit ait progressé par des textes comme la Convention européenne des droits de l’homme. On ne saurait se plaindre de ce que la France ait accepté de rejoindre souverainement cette convention qui demeure l’outil fondamental pour défendre la sauvegarde des droits de l’homme. Le président insiste sur le fait que cet humanisme français, qui nous fait et qui nous distingue, est toujours à défendre et qu’il doit l’être, car telle est bien la vocation universelle de la France. Or, il est indéniable que la CEDH défend un appareil normatif jurisprudentiel prenant sa source dans l’idéal humaniste qui a pu être exprimé à l’issue de la seconde guerre mondiale. Cet idéal humaniste ne diffère pas substantiellement de celui qui est défendu également par la morale sociale de l’Église.

2/ Subsidiarité 
Lorsque l’on évoque le système de hiérarchie des normes juridiques, on touche au principe de subsidiarité, applicable ici spécifiquement aux normes. Ce principe doit être entendu comme une maxime politique et sociale selon laquelle la responsabilité d’une action publique, lorsqu’elle est nécessaire, doit être allouée à la plus petite entité capable de résoudre d’elle-même le problème. Ce principe va de pair avec le principe de suppléance. Selon ce second principe, quand les problèmes excèdent les capacités d’une petite entité, l’échelon supérieur a alors le devoir de la soutenir, dans les limites du principe de subsidiarité. Ceci correspond au souci de veiller à ne pas faire à un niveau plus élevé ce qui peut l’être avec plus d’efficacité à un échelon plus faible. Pour la doctrine sociale de l’Église, la signification du mot latin d’origine (subsidiarii : troupe de réserve, subsidium : réserve / recours / appuis) reflète bien ce double mouvement, à la fois de non-intervention (subsidiarité) et de capacité d’intervention (suppléance). La subsidiarité peut être descendante : délégation ou attribution de pouvoirs vers un échelon plus petit, on parle alors de dévolution ou décentralisation. Concrètement, lors d’une subsidiarité descendante, c’est l’échelon supérieur qui décide. Elle peut être ascendante : attribution de pouvoirs vers une entité plus vaste, on parle alors de fédération ou de supranationalité. Trouvant ainsi son origine dans la doctrine sociale de l’Église catholique, la notion de subsidiarité est devenue l’un des mots d’ordre de l’Union européenne. Ce principe de subsidiarité est donc clairement inscrit pour le président tant dans le droit que dans le discours politique devant être tenu. Pour autant, la mise en application et le contrôle de la mise en œuvre de ce principe de subsidiarité sont, pour le président, des questions légitimes demeurant ouvertes à ce jour.

3/ Séparation des pouvoirs
Le propos présidentiel reconnaît ensuite le principe de séparation des pouvoirs dégagé par les philosophes des Lumières, notamment par Montesquieu et consacré par nos textes constitutionnels. Trois pouvoirs sont à distinguer dans l’ordre politique contemporain : le pouvoir exécutif, le pouvoir législatif et le judiciaire. Mais l’opinion publique contemporaine est sur ce point ambigüe. Si elle manifeste une reconnaissance apparente d’une souveraineté égale des trois pouvoirs, elle accorde un primat au pouvoir législatif. Ce primat ne peut qu’être admis dès lors que le pouvoir législatif traduit la souveraineté de la voix du peuple telle qu’elle peut s’exprimer à travers la voix de ses représentants. Pour la doctrine sociale de l’Église, d’un point de vue subjectif, la justice, au sens large, se traduit dans l’attitude déterminée par la volonté de reconnaître l’autre comme personne. Du point de vue objectif, la justice constitue le critère déterminant de la moralité dans le domaine intersubjectif et social. La séparation des pouvoirs reconnue comme principe fondamental du système constitutionnel doit répondre de cet objectif de justice. Celui-ci repose sur l’existence d’une institution judiciaire, quand bien même la construction de cette institution recèle quelques ambiguïtés. Pour le président, il est exclu que le pouvoir judiciaire excède, par la puissance qu’il peut acquérir, l’équilibre souhaitable entre lui et les deux autres.

4/ Indépendance et impartialité

Pour la doctrine sociale de l’Église, la justice ne saurait ensuite consister seulement en une seule construction institutionnelle et une simple convention de régulation collective des activités humaines. Pour l’Église, ce qui est « juste » n’est pas originellement déterminé par la loi, mais par l’identité profonde de l’être humain. La pleine vérité sur l’homme permet de dépasser la vision contractualiste de la justice, qui est une vision limitée. Cette vision chrétienne ouvre aussi à la justice l’horizon de la solidarité et de l’amour : « Seule, la justice ne suffit pas. Elle peut même en arriver à se nier elle-même, si elle ne s’ouvre pas à cette force plus profonde qu’est l’amour ». Le propos présidentiel ne remet pas en cause l’indépendance de l’autorité judiciaire et affirme tout au contraire le principe selon lequel il convient de garantir cette indépendance pour assurer l’impartialité de la justice et donc son humanité à défaut de dispenser de l’amour. Les deux termes d’indépendance et d’impartialité sont posés comme fondement indispensable à la confiance que peuvent avoir les citoyens dans l’institution judiciaire et dans l’humanité dont elle doit faire preuve.

5/ Justice et solidarité
A la valeur de la justice, la doctrine sociale associe en outre celle de la solidarité, comme voie privilégiée de la paix. La solidarité consacre le primat de la dignité de la personne humaine. Toute institution, toute société est au service de la promotion de l’homme, appelé à prendre la parole et à participer. Une attention toute particulière doit être donnée au pauvre, au faible, à l’opprimé – vivantes images du Christ incarné : « ce que vous faites à l’un de ces plus petits qui sont mes frères, c’est à moi que vous le faites » (Évangile de Matthieu 25, 40). C’est la grandeur de la justice de reconnaître, d’intégrer et de promouvoir les plus démunis, les exclus et d’éradiquer les conditions d’existence déshumanisantes. Une société juste ne peut être réalisée que dans le respect de la dignité transcendante de la personne humaine. Celle-ci représente la fin dernière de la société, qui lui est ordonnée. La personne ne peut pas être finalisée à des projets de caractère économique, social et politique, imposés par quelque autorité que ce soit, même au nom de présumées nécessités de la communauté civile dans son ensemble. La loyauté de la procédure, la possibilité pour les personnes déférées devant le juge pénal de faire valoir leurs droits et leur dignité sont soulignées. L’Évangile nous invite même à aller au-delà : « Aimez vos ennemis, priez pour vos persécuteurs ; ainsi vous serez fils de votre Père qui est aux cieux, car il fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons » (Évangile de Matthieu 5, 44-45). Le respect de l’adversaire a ici toute sa place.

6/ Accès au droit
L’état de droit, c’est aussi corrélativement le véritable « accès au droit », tel que le définit la CEDH. Le juge ne saurait être difficile d’accès. On recherche pour idéal que le juge soit disponible pour tous, partout et pour toutes requêtes. L’effectivité de cet accès au droit, évoquée par le Président, est celle qui conduit à faire en sorte que chacun ait accès sans difficulté aucune à une solution de justice. Il est rappelé dans ce sens la création récente de nouveaux « points de justice » (les maisons du droit, par exemple). Le président s’enorgueillit du fait que le gouvernement ait pu récemment revaloriser l’aide juridictionnelle afin de renforcer la qualité de la défense des plus fragiles.

7/ De l’autorité et de la responsabilité
Enfin, pour la doctrine sociale de l’Église, le pouvoir est conçu comme un service, non comme une domination :  » Que celui qui gouverne parmi vous se comporte comme celui qui sert  » (Évangile de Luc 22, 26). Les situations d’aveuglement et d’injustice grèvent la vie morale et placent aussi bien les forts que les faibles en tentation de pécher contre la charité. Les responsables politiques doivent reconnaître leurs limites, leurs manques et accepter l’autorité de ceux qui sont chargés de prendre les décisions finales pour le bien commun. La participation bien organisée, fondée sur l’humilité de ceux qui participent (dirigeants comme dirigés) conduit finalement à un ordre social juste qui reconnaît l’autorité en même temps que la responsabilité. Du point de vue subjectif, la justice se traduit par la reconnaissance du « critère déterminant de la moralité dans le domaine intersubjectif et social ». Si les hommes politiques n’aiment pas être responsables, que ce soit politiquement (via la démission et le retour devant les électeurs ou par l’attente d’une nouvelle désignation par le gouvernement), pénalement ou judiciairement, la morale sociale ne peut qu’être demanderesse d’une mise en œuvre satisfaisante de la responsabilité des élus et responsables publics.  Le président l’admet. Il déclare néanmoins : « …Jamais nous ne devons pour autant rendre impossible la décision publique. Jamais nous ne devons tomber dans une situation d’impuissance publique, ni retirer au peuple les choix qui, dans une démocratie, doivent in fine toujours être les siens ». Il entend ainsi nous prévenir contre les pièges du contexte redouté et fort actuel de la pénalisation des actes des autorités gouvernementales. A cette fin, il met en avant la nécessité de trouver des procédures qui ne porteraient pas atteinte au besoin d’apaisement social que seule la gouvernance politique – non l’acte de justice – est capable de satisfaire.


[1] Le Groupe Lyon Justice créé par le service diocésain Familles et Société du diocèse de Lyon regroupe magistrats, théologiens et acteurs de la solidarité. Luc Champagne, membre de Justice et Paix en est l’initiateur.