Pour les Mélanésiens qui l’habitent depuis des millénaires, c’est le Kanaky.
Pour les français de métropole, c’est un territoire d’outre-mer, avec son statut particulier qui lui accorde beaucoup d’autonomie. Mais c’est aussi, et en particulier pour les dirigeants français, un des signes de la grande puissance française dans le monde.
Pour des raisons aujourd’hui essentiellement géopolitiques (garder la Chine à distance et posséder des eaux territoriales immenses), les autorités semblent vouloir en faire un territoire définitivement partie intégrante de la France. Les Mélanésiens s’opposent à cette vision qui les éloigne de leur souveraineté.
Le projet de réforme électorale a rallumé les braises d’un conflit refoulé. Et le transfert et l’incarcération en métropole de leaders indépendantistes plus radicaux ne peuvent manquer de rappeler ceux du général haïtien Toussaint Louverture emprisonné au fort de Vaux ou en sens inverse ceux de militants kabyles réclamant l’indépendance et envoyés en Nouvelle Calédonie.
On peut craindre d’y voir le signe d’une résurgence coloniale. L’avenir du Kanaky peut encore être pensé de manière harmonieuse entre les leaders mélanésiens traditionnels et la puissance coloniale pour un pays souverain associé à la France.
Encore faut-il commencer à écrire cette nouvelle page.
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Gustavo Gutiérrez. Voilà un nom qui, pour beaucoup peut-être, ne signifie pas grand-chose, mais pour d’autres, désigne ce grand théologien qui a marqué profondément la marche de l’Église latino-américaine d’abord mais aussi de l’Église universelle au cours de 70 dernières années.
Gustavo Gutiérrez, qui vient de décéder ce 22 octobre à l’âge de 96 ans, était un prêtre du diocèse de Lima au Pérou. J’ai bien connu le P. Gutiérrez pour l’avoir sollicité plusieurs fois pour animer des retraites spirituelles ou des conférences dans le diocèse d’Ayaviri ou pour l’ensemble des animateurs de la pastorale des cinq diocèses qui constituent l’Église du Sud andin péruvien.
Le Père Gutiérrez a toujours voulu vivre dans un quartier pauvre de Lima. Même lorsque sa renommée de grand théologien a pris une dimension mondiale, même lorsqu’il était accueilli et décoré par les plus grandes universités du monde, Gustavo Gutiérrez revenait toujours dans son humble quartier de Lima, ce qui dénotait de sa part une grande simplicité et donnait aussi un accent d’authenticité à toute son œuvre.
La vivacité de son intelligence était impressionnante, une intelligence profondément imprégnée d’une culture biblique mais aussi marquée par la vie réelle de ceux et celles qu’il côtoyait tous les jours : les pauvres. Il avait ce don de rendre accessible à tous la richesse et la complexité de tout ce qui se vivait dans ce continent sud-américain, tant au niveau social, politique et culturel qu’au niveau ecclésial car tout cela est lié d’une certaine manière. Il est impressionnant de voir combien il a participé à la construction d’une Église plus évangélique car plus proche des pauvres.
Encore jeune prêtre, il participe au Concile Vatican II comme théologien accompagnateur d’un grand évêque chilien, Mgr Manuel Larraín. Mais comment adapter les directives et les conclusions de ce concile au contexte particulier de la société et de l’Église d’Amérique latine ? Le P. Gustavo Gutiérrez va avoir alors un rôle des plus importants.
En 1968, les évêques sud-américains se réunissent à Medellín (Colombie) et avec l’aide discrète mais efficace du P. Gutiérrez, ils offrent à l’Église de ce continent des orientations pastorales qui provoqueront de profonds changements dans beaucoup de secteurs de l’Église et de la société et susciteront aussi un nouveau dynamisme dans sa mission d’Évangélisation. Dans ce continent où la grande majorité de la population professe la foi chrétienne, l’Église n’est-elle pas appelée à un réel changement dans sa façon d’évangéliser ? Le rôle du P. Gutiérrez, comme consulteur de l’Épiscopat péruvien à cette époque et à travers ses conférences, ses écrits et aussi sa proximité avec les plus démunis, a été très important.
Mais la vie évolue, de grands changements secouent l’Amérique du Sud. Alors en 1978, à Puebla (Mexique), l’épiscopat latino-américain se réunit de nouveau et va plaider avec plus de force pour une « Église pauvre au service des pauvres » et non seulement justifier son rôle social, mais surtout pour que l’Église soit « signe du Royaume de Dieu ». C’est dans ce contexte d’actualisation de l’Évangile et de discernement de la mission de l’Église aujourd’hui, en tenant compte de l’aspiration des populations les plus oubliées à une vie plus digne, que le P. Gustavo Gutiérrez va faire paraître ce livre La théologie de la libération. Mais qu’a voulu dire ce théologien à travers cet ouvrage qui a acquis une renommée mondiale ? En résumé :
- La pauvreté est la conséquence de structures politiques, économiques, sociales nationales et internationales injustes et non conformes à la volonté de Dieu. Elle est donc à combattre car elle est un mal.
- L’Église en Amérique latine sera l’Église du Christ si elle entend le cri des pauvres, si elle reflète le visage du Christ dans les visages souffrants « des enfants maltraités et abusés », « des jeunes désorientés », « des indigènes marginalisés », « des paysans sans terre », « des ouvriers mal rémunérés », « des anciens oubliés », etc. (Puebla) et si elle les accompagne dans leur recherche d’une vie digne, car tous sont « créés à l’image de Dieu », et dans leur volonté de se libérer du péché et de ses conséquences.
- Ce sont les pauvres eux-mêmes, animés par l’Esprit de l’Évangile, qui doivent être les artisans d’une société juste et fraternelle pour eux et pour tous. De là sont créées les communautés ecclésiales de base (CEB) qui joueront un rôle important dans l’Évangélisation en Amérique latine.
Mais je ne vais pas développer davantage toute la richesse de ce processus de libération, fruit d’une expérience humaine vécue à la base et d’une contemplation de l’Amour divin.
Cette façon de penser et de vivre l’Évangélisation et la mission de l’Église dans un tel contexte a suscité bien des critiques et de fortes oppositions. Que n’ai-je entendu, ici en France surtout, de la part de personnes qui certainement n’avaient jamais lu le livre de ce théologien et qui ignoraient tout de l’Amérique latine : « cette théologie favorise la lutte des classes », « elle réduit le salut à la lutte contre la pauvreté », « c’est de la politique », etc. Certes Gustavo Gutiérrez a été convoqué quelquefois à Rome pour éclaircir certains points de ses écrits. Ce qu’il a toujours fait dans un esprit d’obéissance et d’humilité. « Je ne suis pas propriétaire de cette théologie. Elle est plus grande que moi », disait-il.
Cette façon de comprendre et de vivre l’Évangile au cœur d’une humanité souffrante a profondément marqué et animé l’action pastorale des grands prophètes qui ont dynamisé la vie et la mission de l’Église en Amérique latine, tels Mgr Hélder Câmara (Brésil), Mgr et saint Óscar Romero (Salvador), Mgr Leonidas Proaño (Équateur), Mgr Samuel Ruiz (Mexique), Mgr et bienheureux Enrique Angelelli (Argentine).
Le Pape Jean-Paul II lui-même, dans une lettre à la Conférence épiscopale du Brésil en 1986, écrivait :« La théologie de la libération n’est pas seulement opportune, mais elle utile et nécessaire ». Le Pape François a bien connu ce théologien et sait tout ce qu’il a apporté à l’Église universelle. D’ailleurs il utilise souvent ses écrits et dans sa façon de parler au monde, je retrouve la richesse et la profondeur de la pensée du P. Gustavo Gutiérrez.
J’ai le souvenir d’une phrase prononcée par Mgr Roger Meindre, ancien évêque de Mende, venu rendre visite aux prêtres lozériens présents dans les hauts plateaux de la Cordillère des Andes. Après avoir été témoin de la condition inhumaine dans laquelle vivait une grande partie de la population, après avoir vu et constaté comment l’Église accompagnait ces hommes et ces femmes dans leur combat pour une vie plus digne, Mgr Meindre m’a dit « François, à tous ceux et celles qui voudront polémiquer sur la théologie de la libération, je leur dirai : « Taisez-vous » ». Nous n’avions jamais abordé ce thème-là auparavant, mais il avait tout compris !
Un jeune prêtre argentin me confiait : « J’aurais quitté l’Église si je n’avais pas été mis en contact avec une telle façon d’entrevoir l’Évangélisation et la sainteté de l’Église à travers cette théologie de la libération ».
Le Père Gustavo Gutiérrez a toujours manifesté une grande admiration pour le frère Bartholomé de Las Casas, grand Dominicain et défenseur des populations indigènes au temps de la colonisation espagnole. Il a écrit à son sujet un livre magnifique montrant toute la complexité de l’Évangélisation de l’Amérique du Sud au début de cette période, il y a déjà 500 ans. Cette complexité n’est pas sans conséquence pour l’Évangélisation aujourd’hui en Amérique latine. Est-ce cet attrait pour ce grand Dominicain qui a poussé le P. Gustavo Gutiérrez à entrer sur le tard dans l’Ordre des Dominicains ? Ou est-ce aussi pour ne pas être en permanence l’objet de suspicions de déviation théologique de la part de certaines autorités ecclésiastiques ? Est-ce pour tout cela qu’il prit la décision de ne plus faire partie du diocèse de Lima ?
Très jeune le P. Gustavo Gutiérrez a été victime de la poliomyélite, mais son handicap n’avait en rien diminué son intelligence, sa mémoire, sa vitalité, son dynamisme, sa simplicité et son humilité. Il rayonnait de la force de l’Évangile et savait susciter l’Espérance.
Avec le décès du Père Gustavo Gutiérrez, c’est l’un des plus grands théologiens de l’Église qui vient de nous quitter. Mais la richesse de sa pensée et de son témoignage est toujours d’actualité.
1 – Pauvreté, exclusion : nous ne sommes pas sans ressources !
+ Le collectif Alerte regroupe 34 fédérations et associations de lutte contre la précarité et l’exclusion. Il rappelle que 14% de la population, soit plus de 9 millions de personnes, vit sous le seuil de pauvreté (le seuil étant à 60% du revenu médian, soit 1216 € pour une personne seule). Heureusement, des aides diverses sont apportées, elles se montent à plus de 100 milliards par an. Des études économiques montrent qu’un engagement financier résolu pour lutter en amont contre les pauvretés reviendrait moins cher que les sommes dépensées aujourd’hui pour faire face aux urgences. Cela suppose un ambitieux plan d’action pour un accès des plus vulnérables à un logement décent, pour un soutien créatif permettant à chacun de bénéficier d’un emploi. Une sagesse élémentaire invite à penser au-delà du court terme.
Aujourd’hui, à défaut d’un ambitieux projet agissant sur les causes de misère, il est à craindre que des bricolages visant quelques économies immédiates n’aient aucun impact sur les conditions qui engendrent la pauvreté. On a alors l’impression de remplir un puits sans fond.
La qualité de la vie commune suppose de vraies solidarités entre tous les membres, ce qui interroge une situation dans laquelle les écarts dans l’accès aux biens continuent d’augmenter fortement (pensons aux personnes qui doivent recourir à l’aide alimentaire). À défaut de réelles solidarités, le mot « fraternité » qui brille sur nos monuments publics paraît hypocrite !
+ Parmi les initiatives qui se révèlent efficaces et bénéfiques pour des personnes marginalisées, Territoire zéro chômeur de longue durée fait preuve d’un réel savoir-faire et continue de s’étendre dans notre région. Une autre initiative, peu présente chez nous, est intitulée Territoire zéro exclusion énergétique. Elle implique elle aussi, dans une démarche commune, les acteurs politiques, économiques et associatifs pour lutter contre la grande pauvreté énergétique, grâce à la rénovation des bâtiments. Il s’ensuit une meilleure qualité de vie et de moindres dépenses pour les habitants concernés, tout en diminuant l’impact climatique. Un temps de crise peut être le bon moment pour envisager ensemble des projets innovants au bénéfice des plus défavorisés. Sur ce point également, une mobilisation concertée facilite la réalisation d’objectifs à long terme.
2 – Envisager sérieusement la justice et la paix…
° Nous risquons d’être fascinés par les images de guerre et d’en prendre notre parti, comme s’il s’agissait d’une situation normale, oubliant les victimes actuelles et les menaces pour l’avenir du monde. L’espace Proche et Moyen Orient se trouve en pleine tourmente, ce qui amplifie les risques de prolifération nucléaire. Israël possède la bombe, l’Iran en est proche, Il y a le risque que les voisins, Turquie et Arabie Saoudite, cherchent aussi à l’acquérir. Des militaires sont les premiers à s’inquiéter du risque d’utilisation de l’arme nucléaire (un exemple : l’organisme Initiatives pour le désarmement nucléaire est présidé par un général en retraite, B. Norlain). Il importe donc de déployer tout ce qui possible pour élaborer les plans d’une paix durable et pour travailler sans tarder à un désarmement nucléaire.
° À propos de migrations, on évalue à 50 000 le nombre de migrants morts en Méditerranée depuis 1990 et on estime qu’il y a actuellement plus de 3 000 morts par an. Il faudrait aussi ajouter les victimes en mer, au large de l’Afrique noire, entre l’Europe continentale et le Royaume Uni, sans oublier celles qui meurent en traversant le désert et dans des pays inhospitaliers tels que la Libye. Des chiffres comparables à ceux de conflits armés. Les personnes qui mettent leur vie en danger ne le font pas par plaisir. Sur ce point également, la vraie sagesse conduit à travailler en vue d’un développement durable qui permettrait à chacun de pouvoir vivre convenablement en son pays d’origine. Cela dit, nos pays doivent être lucides sur leur situation démographique, dans peu de temps la migration pourra paraître comme un bienfait pour assurer les services de la vie quotidienne. La justice sociale doit donc être promue à l’échelle internationale, en raison de la dignité de toute personne humaine, pour garantir une paix solide fondée sur de vraies solidarités.
3 – Des ouvertures à propos du travail !
+ Les Semaines sociales de France ont fait du travail le thème de leur réflexion pour leur session annuelle. Le travail fait sens dans la mesure où il conjugue l’utilité pour la collectivité (services et production de biens) avec l’utilité pour la personne elle-même ; celle-ci peut grandir en déployant ses capacités et être reconnue socialement par sa contribution au bien commun. On perçoit alors que le non-emploi affecte la dignité des personnes au point qu’elles deviennent invisibles, parfois considérées comme des parasites, alors qu’elles possèdent de réelles capacités. De plus, la société se prive de leur contribution au bien commun.
+ La participation à la bonne marche de la société ne se réduit pas aux activités qui donnent lieu à des échanges marchands. Pensons tout d’abord aux « aidants » qui prennent soin au quotidien de proches en difficulté. Mais aussi à tous les engagements bénévoles, notamment dans les associations : si un beau matin les bénévoles se mettaient en grève, la vie commune serait largement perturbée ! L’utilité sociale de nos activités ne se réduit pas à ce qui donne lieu à des rétributions monétaires. Il ne s’agit pas d’opposer le salarié au bénévole, mais plutôt de considérer positivement tout ce qui contribue à une vie commune solidaire et fraternelle. L’échange de dons et la gratuité font bien partie de la vie sociale.
+ Nous sommes les uns et les autres responsables d’une humanisation commune, grâce aux multiples relations que nous entretenons. Ce qui suppose d’abord une vigilance active : les rapports sociaux, notamment dans le travail mais aussi dans les activités bénévoles, peuvent affecter gravement la dignité humaine. La domination et l’emprise risquent toujours d’atteindre les plus faibles ; les rapports de force à l’état brut sont cause d’injustices qui empêchent certains de pouvoir mener une vie correcte.
+ L’attention actuelle portée au monde et à la vie nous conduit à mettre en premier le fait de « prendre soin ». On le pense spontanément à propos des métiers de santé et d’éducation, mais il est bon de l’élargir à toutes nos activités. Nous l’évoquons déjà dans le langage courant : on parle de réaliser une œuvre « avec soin », des éleveurs disent qu’ils vont « soigner leurs animaux »… Nous sommes appelés à devenir les partenaires et les acteurs d’une alliance à tous les niveaux : entre nous humains, mais aussi avec l’ensemble du vivant et toute la création. En apprenant à résister à la violence, y compris dans les mots, en prenant soin du monde et de nos semblables nous découvrons les bienfaits de la paix. Pour dépasser la brutalité et la violence, il est bon de promouvoir une culture de paix qui s’inscrit déjà dans la manière de vivre au quotidien.
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Et pourtant, le génocide le plus grave du 21e siècle se poursuit au Darfour, à l’ouest du Soudan. Nous nous souvenons des tentatives de restauration d’une vie politique démocratique il y a quelques années.