Pour les Mélanésiens qui l’habitent depuis des millénaires, c’est le Kanaky.
Pour les français de métropole, c’est un territoire d’outre-mer, avec son statut particulier qui lui accorde beaucoup d’autonomie. Mais c’est aussi, et en particulier pour les dirigeants français, un des signes de la grande puissance française dans le monde.
Pour des raisons aujourd’hui essentiellement géopolitiques (garder la Chine à distance et posséder des eaux territoriales immenses), les autorités semblent vouloir en faire un territoire définitivement partie intégrante de la France. Les Mélanésiens s’opposent à cette vision qui les éloigne de leur souveraineté.
Le projet de réforme électorale a rallumé les braises d’un conflit refoulé. Et le transfert et l’incarcération en métropole de leaders indépendantistes plus radicaux ne peuvent manquer de rappeler ceux du général haïtien Toussaint Louverture emprisonné au fort de Vaux ou en sens inverse ceux de militants kabyles réclamant l’indépendance et envoyés en Nouvelle Calédonie.
On peut craindre d’y voir le signe d’une résurgence coloniale. L’avenir du Kanaky peut encore être pensé de manière harmonieuse entre les leaders mélanésiens traditionnels et la puissance coloniale pour un pays souverain associé à la France.
Encore faut-il commencer à écrire cette nouvelle page.
Télécharger la Lettre n°304 septembre 2024 (PDF)
Les Églises catholique et protestante de la République Démocratique du Congo ont pris l’initiative de proposer un « pacte social pour la paix et le bien vivre ensemble en RDC et dans la région des Grands Lacs ». Après tant d’années de guerre (plus de 6 millions de morts), dont le dernier rebond dans les Kivu risque de mener à une sécession des territoires occupés par le M23 et les troupes rwandaises, cette démarche non-violente vise à mobiliser toutes les énergies pour une paix durable.
Au-delà d’un cessez-le-feu et du partage du pouvoir comme cela a été maintes fois réalisé par le passé, les Églises veulent aller aux causes profondes du conflit. D’abord à l’intérieur du pays : en matière de gouvernance interne, il s’agit de changer la donne qui consiste à se rallier aux oppositions violentes quand la frustration déborde ; puis dans la région des Grands Lacs, pour garantir une paix durable. Pour que la solution ne soit plus dans la lutte armée, le gouvernement doit rassurer et servir tout le monde. Les Églises y croient et se sont engagées pour que cela advienne.
Avec le concours de tous, y compris de la communauté internationale, Mgr Fulgence Muteba et le pasteur André Bokundoa ont ainsi rencontré Emmanuel Macron le 20 mars dernier.
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Vivre cette année le temps du carême en Terre sainte, c’est comme être engagé dans une traversée de désert avec une caravane qui erre dans la nuit, ne plus sachant où elle est et ayant comme seul point de repère les étoiles. L’étoile qui permet aux chrétiens de poursuivre leur marche, c’est l’espérance de la Résurrection pascale.
Les cessez-le-feu ont permis un peu de soulagement à Gaza, mais les gens vivent toujours sous la menace d’une reprise de la guerre et les assassinats ciblés continuent. Certains ont pu retourner à leurs maisons, mais les ont trouvées détruites, comme la quasi-totalité des services publics. Le plan du président Trump de vider Gaza de ses habitants – nettoyage ethnique en règle – est salué par le gouvernement israélien, qui se sert de l’arrêt des convois d’aide et de la coupure de l’électricité à Gaza comme une arme pour dicter ses propres conditions pour la poursuite de la trêve et la libération des otages. Tout respect de la loi internationale a disparu.
En Palestine, les attaques violentes des colons israéliens avec la complicité de l’armée s’intensifient, en toute impunité. L’armée israélienne lance des raids terrestres et aériens contre les camps de réfugiés dans le nord de la Cisjordanie, les vidant de leurs habitants et semant la terreur dans les villages. Tout trahit la volonté de vider le pays de ses habitants palestiniens, autre nettoyage ethnique. La Cisjordanie est devenue une grande prison où villes et villages ont été isolés par des centaines de barrages, rendant la circulation quasi-impossible. L’économie est asphyxiée et les familles palestiniennes peinent à se nourrir.
Toute voix discordante est supprimée. Dénoncer l’injustice devient un crime. Les deux raids policiers contre une librairie à Jérusalem-Est et l’imposition d’une taxe de 80 % aux ONG recevant des subsides internationaux le montrent à l’évidence.
Les autorités israéliennes justifient cette répression en invoquant toujours les événements du 7 octobre 2023, une véritable catastrophe du point de vue humain, mais le récit israélien ignore la catastrophe palestinienne qui dure depuis des décennies.
Désemparés, nombre de chrétiens et de musulmans cherchent à émigrer. Les Églises rappellent la nécessité d’une solution politique et déploient de grands efforts pour soutenir leurs communautés. Elles encouragent les fidèles à garder l’espoir, à dépasser la haine et à être témoins d’une coexistence qui surmonte les barrières ethniques et religieuses. Les institutions chrétiennes veulent être des foyers d’accueil et d’aide sans discrimination et témoigner qu’un autre vivre-ensemble est possible. Ils espèrent ainsi contribuer à la construction d’une nouvelle société, où l’égalité des droits et des devoirs de tous est reconnue, cette égalité étant une condition essentielle de toute paix véritable.
En janvier 2025, le Saint Siège publiait ANTIQUA ET NOVA sur les apports et les risques engendrés par l’intelligence artificielle (IA).
Objet d’une quête ancienne, le désir d’imiter l’intelligence de l’homme s’est appuyé dès les années 1940 sur une idée d’analogie avec le cerveau humain et sur la question d’Alan Turing en 1950 : « … les machines peuvent-elles penser ? ».
Le vocable « intelligence artificielle », paradoxal et ambigu, retenu en 1956 lors d’un colloque scientifique aux États-Unis, stimulait l’imaginaire, pouvait attirer des financements et a créé beaucoup d’attentes.
Les outils qui en ont découlé ont envahi progressivement tous les domaines de l’activité humaine, dès 1960 avec les « systèmes experts » puis, dès 2012 grâce à l’« apprentissage machine ». Le grand public a retenu en 1997 la victoire de Deep Blue d’IBM sur Kasparov et en 2015 celle d’AlphaGo sur le champion du monde au jeu de go.
L’IA dite Générative (IAGen) révélée au grand public en octobre 2022 grâce à ChatGPT fut une nouvelle étape. Avec ses potentialités immenses (création de textes et d’images, de code informatique, calcul, traduction, etc.) l’IAGen est l’objet d’un véritable engouement. De nombreux concurrents sont apparus, mobilisant des financements considérables et consacrant la domination des USA.
Utilisées dans de nombreuses activités individuelles, administratives, industrielles, médicales, et pour la recherche, l’IA et l’IAGen sont devenues incontournables, fascinantes, voire inquiétantes.
On constate expérimentalement que les méthodes statistiques des IAGen délivrent des contenus auxquels les utilisateurs peuvent trouver du sens. Mais le manque de transparence et d’explicabilité, et les « hallucinations » posent un problème de responsabilité en cas d’erreur. L’IAGen imite la parole humaine, mais n’a ni pensée, ni conscience, ni volonté, ni émotions. Ces machines sans corps, ni âme, ni esprit peuvent résoudre des problèmes précis, sans pouvoir raisonner comme un humain qui intègre la globalité de la situation dans laquelle il se trouve.
L’IAGen favorise la productivité et l’automatisation de tâches cognitives, y compris scolaires ou universitaires, mais aussi une forme de passivité. Elle peut provoquer une perte de compétence, de savoir-faire et corrélativement une nouvelle transmission des connaissances. Antiqua et Nova pointe des risques tels que la perte du libre arbitre, le défi de l’éducation, la privation de la dignité du travail, l’indifférence à l’égard de la vérité, etc.
L’IAGen n’étant qu’une machine algorithmique, le danger tient à notre fragilité et à notre capacité d’« anthropomorphisation » de l’outil. Comment en tirer profit et non subir en délégant notre libre arbitre ? Comment distinguer un contenu produit par un humain d’un contenu généré par une machine ? Le double mouvement d’« humanisation » de la machine et de robotisation des humains est en contradiction avec l’incarnation en théologie chrétienne.
Par ailleurs, malgré des progrès, la consommation énergétique, l’utilisation de ressources rares et le coût très élevé de l’entraînement et du fonctionnement de ces outils devraient nous obliger à une grande sobriété.
Aux questions éthiques telles que la transparence, les biais, l’explicabilité, la sécurité ou la confidentialité… s’ajoutent les questions de fracture sociale, de justice, de domination. C’est à nous, individuellement et collectivement, de fixer des limites. C’est à nous d’éduquer et de proposer les organisations ad hoc pour ne pas mettre en danger l’humain et son environnement, comme le souligne le pape François. Déployer une technologie n’est jamais neutre car porteur des objectifs avoués ou inavoués de ses promoteurs. Quelle motivation se trouve derrière les investissements de l’IAGen : profit, pouvoir, compétition, amélioration de la vie de quelques-uns ? Quelle régulation est possible ? La Pensée sociale de l’Église nous aide dans cette recherche du bien commun.
L’homme « numérique », voire « augmenté » pourrait se croire tout puissant, sans parler de la tentation transhumaniste. Une éthique de la responsabilité, transgénérationnelle, est indispensable. L’IA est un outil à mettre au service de l’humain, et non le contraire. « L’humanité est entrée dans une ère nouvelle où le pouvoir technologique nous met à la croisée des chemins » dit le pape François dans Laudato si’. Or c’est souvent l’homme qui s’adapte à la machine et non le contraire.
En mettant sa confiance en l’homme, Dieu lui confie une responsabilité créatrice et celle de marquer des pauses quand c’est nécessaire (LS 114). Nos valeurs, dignité, fraternité, liberté, responsabilité, travail, démocratie, vérité, sont à protéger. Quelle société voulons-nous et quelle espérance proposons-nous ?
*Bernard Jarry-Lacombe anime, au sein de l’Observatoire Innovation et société de la Conférence des évêques de France, la réflexion sur les effets sociétaux et anthropologiques de la mise en œuvre des innovations technologiques, et sur les questions éthiques qui en découlent.