Pour les Mélanésiens qui l’habitent depuis des millénaires, c’est le Kanaky.

Pour les français de métropole, c’est un territoire d’outre-mer, avec son statut particulier qui lui accorde beaucoup d’autonomie. Mais c’est aussi, et en particulier pour les dirigeants français, un des signes de la grande puissance française dans le monde.

Pour des raisons aujourd’hui essentiellement géopolitiques (garder la Chine à distance et posséder des eaux territoriales immenses), les autorités semblent vouloir en faire un territoire définitivement partie intégrante de la France. Les Mélanésiens s’opposent à cette vision qui les éloigne de leur souveraineté.

Le projet de réforme électorale a rallumé les braises d’un conflit refoulé. Et le transfert et l’incarcération en métropole de leaders indépendantistes plus radicaux ne peuvent manquer de rappeler ceux du général haïtien Toussaint Louverture emprisonné au fort de Vaux ou en sens inverse ceux de militants kabyles réclamant l’indépendance et envoyés en Nouvelle Calédonie.

On peut craindre d’y voir le signe d’une résurgence coloniale. L’avenir du Kanaky peut encore être pensé de manière harmonieuse entre les leaders mélanésiens traditionnels et la puissance coloniale pour un pays souverain associé à la France.

Encore faut-il commencer à écrire cette nouvelle page.

Télécharger la Lettre n°304 septembre 2024  (PDF)   

Pourquoi les chrétiens ne peuvent pas se taire[1]

Cécile RENOUARD, religieuse de l’Assomption, apporte son concours et sa compétence à Justice et Paix-France. Ses travaux l’ont amenée à s’intéresser aux pratiques des entreprises multinationales dans les pays « pauvres » ou émergents, notamment au Nigéria et en Inde. Sa réflexion théorique se réfère explicitement à son expérience de terrain. L’ouvrage est ambitieux : « Ce livre part d’un double constat : celui du déficit éthique actuel face aux enjeux écologiques et sociaux mondiaux et celui de l’envahissement du champ politique par l’économie » (p. 8).

 

Elle s’interroge sur la manière dont des entreprises multinationales peuvent adopter une position relativement juste quand elles sont implantées au milieu de populations défavorisées. Plus largement, elle met en lumière la responsabilité sociale et environnementale de ces entités économiques. Elle précise bien qu’une telle responsabilité passe tout particulièrement par les choix et les orientations impulsés par les dirigeants de ces sociétés.

 

À la source, une dynamique spirituelle

En terminant le livre de Cécile RENOUARD, je me disais que j’aurais eu intérêt à commencer par le dernier chapitre, intitulé « Entreprise et vie spirituelle ». En effet, le regard porté sur les situations humaines, mais aussi la conception de l’éthique qui se précise de page en page, se trouvent portés par un engagement spirituel, par une option fondamentale qui ouvre à une compréhension à la fois pertinente et responsable de ce monde.

 

Si l’auteure évoque clairement son adhésion chrétienne (p. 152, note 1), elle reconnaît aussi la valeur de spiritualités issues d’autres religions. La revendication d’une spiritualité agnostique, par certains penseurs qui s’intéressent à l’éthique, mérite d’être prise au sérieux.[2] Alors, pourquoi accorder une telle importance à la démarche spirituelle ? « Il nous faut revenir aux racines spirituelles de nos complaisances collectives à l’égard d’un modèle insoutenable, afin d’y puiser aussi des forces pour une joyeuse, fragile et tenace espérance. (…) La première grande force du modèle économique actuel est sa capacité à nous ensorceler. » (p. 152) En d’autres termes, il importe de puiser à une source suffisamment vive pour que nous devenions capables de critiquer les « idoles » (selon la formulation biblique) qui nous ensorcellent. Il nous faut oser remettre en question les pseudo évidences qui ont cours  dans notre monde pour considérer avec lucidité les enjeux de vie ou de mort, de dignité et de responsabilité, de justice et de paix. Une telle mise en question est d’autant plus urgente qu’ « on assiste à l’instrumentalisation de l’éthique au service de la seule performance managériale et financière » (p. 143).

 

L’interrogation critique vient alors solliciter la responsabilité des acteurs, tout particulièrement à propos des abus manifestes qui menacent tant la dignité humaine que la vie sur terre. Elle s’adresse aussi à l’ensemble des citoyens en critiquant les fondements d’un système qui privilégie le profit à court terme, au détriment des capacités relationnelles et du souci de l’avenir. « C’est bien la logique de production elle-même qui est prédatrice » (p. 27). L’auteure met aussi en cause un recours magique à la croissance comme seule source de développement humain (p. 33).

 

Un passage nécessaire : la dénonciation de la cupidité

Il devient donc urgent de mettre en débat les passions qui nous mobilisent, les images du bonheur qui nous animent. Sinon, la censure culturelle, ou le renvoi de ces questions à la seule sphère intime, interdit de considérer les enjeux sociaux de nos choix. Au premier rang de ces motivations prégnantes, il y a la cupidité. « Partout, quand j’interroge les personnes rencontrées, au Nigéria, en Inde ou en France, à propos des dysfonctionnements qu’elles perçoivent autour d’elles, j’ai la même réponse : la cause réside dans la cupidité générale (« greed »). Qu’exprime cette cupidité, sinon le vide qui lui est lié au plan des valeurs et du sens ? » (p. 153). En rapport avec les activités financières et économiques, la cupidité prend la forme d’une polarisation exclusive sur le profit, en considérant celui-ci comme moralement neutre. Mais, « une telle approche interdit, en fait, la réflexion sur la façon dont le profit est acquis et dont la richesse est créée et partagée » (p. 41).

 

De son côté, Jean-Philippe Larramendy, présenté à la fois comme un financier et un théologien, intitule son livre Tu ne convoiteras pas[3] ; mais le sous-titre indique De la cupidité dans la crise actuelle.  Il analyse une situation où « les montants financiers en jeu ont entraîné une modification des comportements et l’essor d’une culture où l’appât du gain est progressivement devenu le critère d’action fondamental » (p. 14). « La conséquence majeure de cette culture est l’affaiblissement, voire la disparition, de toute motivation éthique dans l’action économique individuelle ». (p. 33)

 

Il serait erroné de lire ces phrases comme les sempiternels gémissements de ceux qui se lamentent sur l’incessant recul de la morale ! Il serait également simpliste de considérer le travail éthique comme un enchaînement de belles idées, comme un substitut plus ou moins idéaliste de l’engagement social. Les deux auteurs évoqués sont des acteurs responsables : ils s’interrogent sur les causes des dérèglements actuels qui font que le système financier, mais aussi économique, se trouve en crise permanente, avec des conséquences sociales dramatiques. Ainsi, une interrogation éthique qui déploie les capacités de la raison humaine donne des clés pour comprendre l’origine de dysfonctionnements dangereux et pour envisager de nouveaux modes d’organisation.

 

Arrivent alors deux questions :

  • Comment une réflexion éthique qui puise aux sources de la raison pour dynamiser la responsabilité humaine va-t-elle être portée tant dans les diverses institutions, les entreprises bien sûr, mais aussi les instituts de formation ? Il faut pour cela entreprendre une approche critique du « marché de l’éthique » (ch. 2 de Cécile Renouard). Celui-ci a un rapport instrumental et managérial à la réflexion éthique ; le seul critère retenu est  la rentabilité monétaire immédiate.
  • Quelle articulation peut-elle être promue entre les orientations éthiques fondamentales et les décisions proprement politiques ? En effet, nos sociétés sont marquées par un pluralisme religieux, mais aussi maintenant par un pluralisme axiologique : nous ne nous accordons pas spontanément sur les critères d’un développement vraiment humain. La réponse à ce défi ne réside pas dans l’imposition d’une « morale obligatoire » ; mais la situation actuelle doit provoquer un débat social exigeant qui interroge et met à l’épreuve les différents modèles de « valeur ». Cécile Renouard interroge de part en part la référence aux valeurs, terme récurrent dans les sphères économiques et financières, et elle opte résolument pour la « création de valeur relationnelle » (ch. 6). Le travail éthique comporte une part de déconstruction, mais aussi une face positive de proposition.

 

Une attention continue aux enjeux humains

Une interrogation éthique digne de ce nom met d’abord l’accent sur les modalités concrètes de la responsabilité humaine. Deux points sensibles sont évoqués : le social et l’environnement. Pour évoquer la situation actuelle, l’auteure parle d’un « modèle insoutenable », tout particulièrement parce qu’il incite à fermer les yeux sur les menaces qui affectent l’avenir de la vie sur notre planète. Tous ceux qui connaissent ce dossier manifestent un pessimisme croissant face à la démission des différents responsables, notamment politiques.

 

La critique porte également sur l’impact social d’une course au profit immédiat, au détriment du bien commun et des acteurs les plus fragiles. Il devient alors urgent de raviver le débat sur les droits sociaux promus par la Déclaration universelle des Droits de l’homme, en les reliant au respect de la dignité des personnes. Le travail peut-il constituer un espace de reconnaissance de la personne[4] ou va-t-il se trouver réduit à la gestion d’une anonyme « force de travail » ?

 

Il faut s’interroger à propos de ce qui risque toujours de devenir un « système aliénant » (p. 29). Et pour cela, examiner avec précision les différentes formes de pouvoir qui sont à l’œuvre. Ainsi, s’en tenir à une catégorie générale de « salariés » risque de masquer des différences majeures, des oppositions fondamentales, des enjeux de domination au quotidien. On ne peut, en effet, confondre la situation de ceux qui demeurent de simples exécutants, ne disposant que d’une marge de liberté très restreinte, avec celle de managers, relevant eux aussi du statut de salariés, qui jouissent d’un accès privilégié aux gains de l’entreprise – salaires, mais aussi bonus divers – tout en exerçant un pouvoir qui affecte directement la vie personnelle des autres acteurs. La désignation « humaniste » de ceux-ci comme des « collaborateurs » laisse dans l’ombre le statut de dépendance et de subordination lié au contrat de travail.

 

De même, un modèle de management qui considère les salariés simplement comme l’une des catégories parmi les diverses « parties prenantes » peut engendrer des confusions sur l’ampleur des engagements humains. Il faut noter l’importance de la responsabilité des entreprises envers les différentes parties prenantes ; sinon, une firme peut avantager ses propres salariés tout en exerçant  des pressions insupportables sur  des sous-traitants. Cependant, les implications de vie sont importantes lorsqu’il s’agit de personnes qui consacrent une part décisive de leur existence à un travail qui les lie à une entreprise, notamment pour des tâches d’exécution. Les expressions d’ouvriers ou d’employés au moment de licenciements en disent long sur la manière dont leur identité personnelle se trouve engagée dans leur travail. Pour évoquer des situations dramatiques, lorsque le mal- être au travail apparaît comme une cause de suicide, un signal fort est donné à l’encontre d’un type de management qui a un rapport seulement utilitariste à l’engagement humain, « l’utilité » évoquée se réduisant alors à un résultat financier. Nous voyons ainsi l’aspect destructeur d’une représentation sociale qui ne considère le travailleur que pour sa force de travail et qui ne voit en celle-ci qu’une source de profit pour des puissances financières. Alors, comment rééquilibrer les pouvoirs afin que toute personne puisse déployer ses propres capacités, pour son bien propre, mais aussi pour le bien commun ?

 

Aujourd’hui, la responsabilité sociale se décline notamment sous le mode du « care », celui-ci prenant la forme d’une attention particulière aux personnes et aux groupes les plus défavorisés (pp. 122-123). Cependant, pour que le « care » ne dérive pas vers la compassion, il importe de se donner les moyens d’entendre la parole de ces personnes, en des mots qui disent la souffrance et la révolte, mais aussi l’espoir et le désir de maîtriser sa propre vie.[5]

 

En conclusion, je propose d’ouvrir deux perspectives. L’une un peu polémique : on parle volontiers « d’excellence », y compris en milieu chrétien, mais on précise rarement les critères d’évaluation de celle-ci. Un tel vocabulaire peut renvoyer à une individualisation des performances qui constitue un moyen puissant de pression et de conformisme (p. 154. 156) ; il tend aussi à marginaliser la référence éthique. L’autre, positive : au croisement des questions environnementales et sociales, en rapport avec l’éthique et la vie spirituelle, il devient intéressant de promouvoir une réflexion théologique qui, selon sa propre pertinence, sert une démarche heuristique ; elle peut contribuer à ouvrir des voies pour un avenir humain là où certains ne repèrent que des impasses.

 

[1] Éthique et entreprise Pourquoi les chrétiens ne peuvent pas se taire, Cécile Renouard, Éditions de l’Atelier, 2013, 173 pages.

[2] De plus, quand, par exemple, Jean-Marc FERRY réfléchit à ce que représentent aujourd’hui « Les lumières de la religion » (Editions Bayard, 2013), il vaut la peine de s’y intéresser.

[3] Éditions Bayard, septembre 2013

[4] Voir notamment Axel HONNETH, La lutte pour la reconnaissance, Paris, Cerf, 2000 pour la traduction française et Fred POCHÉ, Une politique de la fragilité, Paris, Cerf, 2004.

[5] Cf.  André TALBOT, L’espérance aujourd’hui, Editions de l’Atelier, 2013.

« Mgr Yves Boivineau, évêque d’Annecy et président de Justice et Paix France, publie dans La Croix du 17 octobre 2013 un appel aux parlementaires pour qu’ils examinent la possibilité d’un moratoire sur la modernisation des systèmes d’armes nucléaires, par exemple jusqu’à la prochaine conférence d’examen du TNP en 2015.[1]

Il se situe dans la ligne de l’intervention de Mgr Dominique Mamberti, secrétaire pour les relations avec les Etats à la Secrétairerie d’Etat au Vatican, le 27 septembre 2013 devant l’Assemblée générale des Nations Unies : « Sur la base du Traité de Non-prolifération, il est demandé aux Etats de s’engager de bonne foi dans la voie d’une élimination négociée des armements nucléaires. Or il n’y a pas de bonne foi lorsque les puissances nucléaires modernisent leurs programmes d’armement tout en continuant à faire des déclarations en faveur du désarmement. »

Le Parlement va prochainement examiner la loi de programmation militaire pour 2014-2019. Les médias ont souligné à juste titre l’ampleur des réductions d’effectifs que devra assumer la défense. Mais les décisions de modernisation de l’arsenal nucléaire ont peu retenu l’attention.

Alors que la France dispose d’une capacité nucléaire maritime et aérienne récente, suite à l’effort budgétaire consenti depuis des dizaines d’années, il est maintenant proposé de construire un nouveau sous-marin nucléaire lanceur d’engins de 3e génération, de mettre au point une troisième version, plus puissante, du missile balistique embarqué sur ce sous-marin et d’accroître les capacités du missile aéroporté à tête nucléaire.

Or, le Traité de Non-prolifération (TNP) est fondé sur un équilibre : en échange du renoncement de la quasi-totalité des Etats à l’armement nucléaire, ceux qui le possèdent s’engagent à le réduire progressivement jusqu’à son élimination. Ce traité laborieusement pérennisé donne lieu tous les cinq ans, à une Conférence d’examen. La prochaine se tiendra en 2015.

Les modernisations d’armes nucléaires contredisent les engagements internationaux pris, notamment au titre du TNP, suscitent la réprobation des Etats non dotés, affaiblissent les négociations possibles avec l’Iran, et surtout découragent les peuples et les opinions qui aspirent à la paix sans les risques graves liés à la présence de milliers de ces armes.

La France pourrait proposer aux Etats nucléaires d’examiner avec elle les moyens d’une limitation de la course à l’accroissement qualitatif des arsenaux. »

 

Délégation interreligieuse à la rencontre des réfugiés syriens en Jordanie et au Liban[2]

 « Ensemble, responsables humanitaires et religieux, chrétiens et musulmans vous avons voulu poser un geste de solidarité à l’égard du peuple syrien dans l’épreuve en allant, en Jordanie et au Liban, à la rencontre des réfugiés syriens et de ceux qui les accueillent. Une démarche pour tous les Syriens, quelle que soit leur appartenance religieuse.

Nous saluons la solidarité des peuples jordaniens et libanais pour l’accueil des réfugiés syriens, un accueil qu’ils font à travers leurs organisations avec beaucoup de respect et de dignité. Que des nations peu peuplées accueillent autant de réfugiés force notre admiration. Nos visites aux différents projets et surtout la rencontre des réfugiés nous ont beaucoup marqués.

Nous constatons que les besoins sont immenses et que, malgré une solidarité remarquable, la Jordanie et le Liban ne peuvent pas faire face seuls à ce défi[3].

Que ce soit en Jordanie ou au Liban, un effort considérable est fait pour l’accueil des réfugiés syriens. Cette visite nous a mis face à notre responsabilité à tous, en France et en Europe, pour mettre en œuvre tous les moyens possibles pour l’accueil des réfugiés syriens et pour travailler à l’instauration d’une paix juste et durable.

De retour en France, nous voulons être témoins ce que nous avons vu et entendu. Nous nous y sommes engagés auprès de ceux que nous avons visités. » 17 octobre 2013.

 

Activités

Le 31 octobre, interventions d’Elena Lasida à la soirée organisée par l’Arche de Jean Vanier de Genève, à l’occasion de son 30ème anniversaire, sur « Fragilité : moteur de l’évolution », dans l’auditorium de l’Hôpital de Genève, et début novembre au  colloque de la Fondation Jean Rodhain sur « Les fruits de Diaconia 2013. Aspects sociaux, pastoraux et thématiques »

 

[1] http://justice-paix.cef.fr/IMG/pdf/La_Croix_20131017_MgrBoivineau.pdf

[2] Mgr Marc STENGER, Evêque de Troyes – Pax Christi France, Œuvre d’Orient, Secours Catholique-Caritas France, Secours Islamique France, Tareq Oubrou, Recteur de la grande mosquée de Bordeaux, CCFD-Terre Solidaire, SRI (Service des Relations avec l’Islam de la Conférence des évêques de France), Action Chrétienne en Orient, Réseau Chrétiens de la Méditerranée

[3] http://justice-paix.cef.fr/IMG/pdf/MgrMaroun_Lahham_itw_syrie_oct2013.pdf

Le 3 octobre 2013 ne doit pas seulement être le jour d’une tragédie largement annoncée et, malheureusement, destinée à se répéter.

Le 3 octobre dernier, ont trouvé la mort, au large des côtes de Lampedusa, 366 migrants et/ou demandeurs d’asile, hommes, femmes et enfants, qui fuyant la violence meurtrière de leurs pays d’origine espéraient pouvoir rejoindre l’Europe et  recommencer à y vivre.

Une tragédie annoncée

Ils ont tout laissé au fond de la mer Méditerranée ; une mer qui depuis vingt ans, loin d’être « mare nostrum », « notre mer », « la mer qui met en relation et accueille », comme l’appelaient les anciens Romains, est devenue le cimetière silencieux de plus de 20 000 personnes qui venaient d’Afrique et d’Asie pour trouver la vie.

Après ce désastre humanitaire, tous (ou presque) ont versé quelques larmes pour ces êtres humains tragiquement disparus ; beaucoup ont dénoncé une politique d’immigration et d’asile inefficace et seulement capable d’alimenter la sensation d’insécurité face à la multiplication des « assauts » à la forteresse Europe de la part de rescapés des guerres civiles et des conflits en Syrie, en Irak, en Afghanistan, en Afrique du Nord, au Soudan et dans la Corne de l’Afrique; quelques-uns ont remis en cause la construction même d’une Europe capable seulement d’harmoniser la monnaie et les échanges commerciaux, mais muette devant la mort de centaines de personnes dont le seul crime est de vouloir construire un avenir dans nos pays vieillissants et craintifs.

Or, après le 3 octobre 2013, est-ce que la tragédie humaine sera capable de remettre en cause toute la politique d’immigration et d’asile de l’Union européenne ? Un contrôle des frontières  plus pour refouler que pour accueillir ; une criminalisation des migrants et de ceux qui, par hasard,  leur portent  secours lors des naufrages, plutôt qu’une lutte continuelle et sans relâche contre les trafiquants d’êtres humains ; une procédure d’asile conçue plus pour rendre impossible la vie aux demandeurs que pour en faciliter l’insertion. Rien n’est moins sûr, car il est difficile de passer d’une réaction émotive  à un questionnement de fond sur des accords, comme « Schengen » et « Dublin », qui font peser sur le premier pays d’arrivée des migrants/demandeurs d’asile tout le poids de l’accueil et du suivi, sans aucune possibilité de répartition solidaire de la charge avec les autres pays européens plus éloignés des frontières sensibles.

 

Une harmonisation européenne toujours invoquée et non réalisée

Le processus d’intégration des pays de l’Union européenne se fonde essentiellement sur l’élimination des frontières internes  et la recherche de nouvelles formes de protection et de sécurité aux frontières externes de l’Union. Cependant, tout en souhaitant une nécessaire harmonisation et communautarisation des politiques migratoires, dans la réalité, celles-ci continuent à être soumises au principe de la souveraineté nationale qui permet à chacun de déterminer sa propre politique.

Et le Pacte européen sur l’immigration et l’asile[1], approuvé le 16 octobre 2008 par les 27 chefs de gouvernement de l’Union européenne n’échappe pas à cette contradiction : tout en reconnaissant que les phénomènes migratoires sont une réalité structurelle destinée à se perpétuer à cause des différences  économiques et de développement qui s’accroissent parmi les diverses régions du monde, il vise presque exclusivement à contenir, sélectionner et refouler  les flux migratoires.

En ce qui concerne l’accueil des demandeurs d’asile, le Pacte s’était donné comme but ambitieux de bâtir une Europe de l’asile, créant rapidement un régime d’asile européen commun par l’adoption de statuts uniformes pour les réfugiés et les bénéficiaires de la protection subsidiaire, par la mise en place de procédures en cas de crise dans un pays de l’UE confronté à un afflux massif de demandeurs d’asile et par la promotion d’une meilleure répartition des bénéficiaires d’une protection internationale pour aider les pays de l’UE soumis à une pression disproportionnée au vu des situations géographiques ou démographiques, par le renforcement de la collaboration avec le Haut-commissariat des Nations unies pour les réfugiés afin  d’ améliorer la protection des demandeurs d’asile en dehors de l’UE.

En réalité, ces vœux pieux n’ont produit, en juin 2013, que le Régime d’Asile Européen Commun fortement marqué par un contexte socio-économico-politique défavorable où des maîtres-mots comme la lutte contre l’immigration irrégulière et contre le terrorisme, le renforcement des contrôles aux frontières extérieures et la crise économique ont pratiquement effacé les principes de défense et de garantie des droits fondamentaux.

En conséquence, arriver en Europe et y trouver un lieu de refuge et de protection est de plus en plus difficile pour les demandeurs d’asile, car le droit d’asile est la première victime des politiques sécuritaires de refoulement, de militarisation des frontières et d’externalisation de l’asile hors Union européenne. Eurostat le confirme : en 2012, 332 000 demandes d’asile dans les 27 pays de l’UE contre 670 000 en 1992 dans les seuls 15 pays membres de l’époque[2].

Dans ce contexte on a pu soutenir que du point de vue de l’asile, «l’Europe défait dans les années 2000 ce qu’elle a édifié dans les années 1950 (…) le droit à l’asile a été réduit en quelques années à une peau de chagrin, passant en Europe de 85% d’acceptation des demandes d’asile au début des années 1980 à plus de 85% de refus au milieu des années 2000 »[3], et le Haut-commissaire des Nations unies pour les réfugiés a déploré la fin des politiques d’asile désormais transformées en politiques de contrôle des déplacements, d’expulsions et d’externalisation de l’asile (par exemple vers le Maroc, le Sénégal, l’Ukraine, la Libye, le Mali) pour une gestion « à distance » des indésirables.

Ainsi Nicolas Sarkozy proposait le 11 mars 2011, s’appuyant sur une prétendue menace d’invasion migratoire en Europe à la suite des « printemps arabes », d’envisager la création de « zones humanitaires » en Afrique du Nord afin de « gérer tranquillement la question des flux migratoires » et des demandes d’asile. Il ré-exhumait un vieux projet autrichien et anglais repoussé par l’Union.

Depuis le 1er décembre 2009 et l’entrée en vigueur du Traité de Lisbonne qui prévoit la complète communautarisation  de l’asile, de l’immigration et la libre circulation des personnes, plusieurs déclarations européennes[4] invoquent un principe de solidarité et de partage équitable de responsabilités entre les Etats membres, y compris sur le plan financier, préconisent l’introduction progressive d’un système européen commun d’asile et d’un système intégré de gestion des frontières extérieures et souhaitent l’adoption de mesures d’encouragement en matière d’intégration des étrangers en situation régulière.

Aux bonnes intentions des institutions européennes ne répondent pas des politiques nationales cohérentes : a plupart des gouvernements nationaux rendent de plus en plus difficile l’arrivée des migrants en réduisant le nombre de visas , en adoptant des systèmes à points, en durcissant les conditions pour l’acquisition de la nationalité, en imposant des examens d’intégration et, en établissant des accords de coopération avec les pays d’origine ou de transit, promettant un soutien économique et des permis temporaires de travail en échange de leur engagement à accepter le rapatriement de migrants et à instaurer une surveillance militaire de leurs frontières pour empêcher toute tentative d’immigration irrégulière vers les pays d’Europe.

 

Les dernières nouvelles venant d’Europe ne sont pas très rassurantes

Cinq jours après le naufrage de Lampedusa, les ministres de l’Intérieur de l’Union se sont retrouvés pour proposer une révision de la réglementation issue des accords de Schengen, en se mettant d’accord sur le fait que si un Etat n’est pas en mesure de contrôler ses frontières, il peut faire appel à la solidarité des autres pays membres qui l’aideront dans les opérations de surveillance et de contrôle des frontières de l’UE. En outre les Etats européens sont également autorisés à fermer leurs frontières internes avec un Etat membre, comme Chypre, Malte, la Grèce ou l’Italie, incapable de bloquer « au départ » les invasions des indésirables.

Et les 24 et 25 octobre 2013, les chefs d’État ou de gouvernement, se sont déclarés profondément attristés par la mort de centaines de personnes et prêts à agir pour que de telles tragédies humaines ne se reproduisent plus. Comment ? Les mesures semblent être les mêmes que depuis des années et il est  probable qu’elles ne produiront pas les effets escomptés.

En effet, pour la énième fois, le Conseil européen a réaffirmé qu’il faut s’attaquer aux causes profondes des flux migratoires, qu’il faut renforcer la coopération avec les pays d’origine et de transit, notamment par l’aide au développement et par une politique de retour effective. En outre, l’on devrait sortir la grosse artillerie pour lutter contre la traite des êtres humains et le trafic de migrants, non seulement sur le territoire des États membres de l’UE, mais également dans les pays d’origine et de transit. Et enfin, le Conseil européen autorise le renforcement des activités de l’agence Frontex et la mise en œuvre du nouveau système européen de surveillance des frontières pour faciliter la détection de navires et d’entrées illégales, dans le but de sauver des vies aux frontières extérieures de l’UE ; vies d’êtres humains dont la vocation est donc d’être renvoyés chez eux.

Rien de nouveau sous le soleil. Mais, c’est dans ce genre de situation que la voix et le témoignage de l’Eglise doivent se lever clairs et forts pour réaffirmer que notre société et notre communauté ecclésiale ne peuvent se construire sur le refus et l’exclusion de personnes, hommes, femmes, enfants, qui, venus d’ailleurs, ont trouvé refuge, accueil, lieu de vie en France et en Europe.

Ces personnes ne sont pas, a priori, des envahisseurs, des criminels, des parasites qui vivent sur le dos des contribuables, mais des êtres humains porteurs de valeurs et de traditions, d’idées et de manières d’affronter la vie qui peuvent enrichir notre capacité de dialogue et de cohabitation dans le sens d’une nouvelle cohésion sociale et ecclésiale à trouver et vivre ensemble.

 

[1] Cf.  Conseil de l’Union européenne, Pacte européen sur l’immigration et l’asile, http://register.consilium.europa.eu/pdf/fr/08/st13/st13440.fr08.pdf.

[2] Cf. http://epp.eurostat.ec.europa.eu/cache/ITY_PUBLIC/3-22032013-BP/FR/3-22032013-BP-FR.PDF

[3] Michel Agier, Exilés, réfugiés, déplacés, déboutés… Vers un monde sans asile ? pp. 16-19, in : Migreurop, Atlas des migrants en Europe. Géographie critique des politiques migratoires, Armand Colin, Paris 2012.

[4]Communication from the Commission to the European Parliament, the Council, the European Economic and Social Committee and the Committee of the Regions, The Global Approach to Migration and Mobility, 2011

http://ec.europa.eu/home-affairs/news/intro/docs/1_EN_ACT_part1_v9.pdf.