Pour les Mélanésiens qui l’habitent depuis des millénaires, c’est le Kanaky.

Pour les français de métropole, c’est un territoire d’outre-mer, avec son statut particulier qui lui accorde beaucoup d’autonomie. Mais c’est aussi, et en particulier pour les dirigeants français, un des signes de la grande puissance française dans le monde.

Pour des raisons aujourd’hui essentiellement géopolitiques (garder la Chine à distance et posséder des eaux territoriales immenses), les autorités semblent vouloir en faire un territoire définitivement partie intégrante de la France. Les Mélanésiens s’opposent à cette vision qui les éloigne de leur souveraineté.

Le projet de réforme électorale a rallumé les braises d’un conflit refoulé. Et le transfert et l’incarcération en métropole de leaders indépendantistes plus radicaux ne peuvent manquer de rappeler ceux du général haïtien Toussaint Louverture emprisonné au fort de Vaux ou en sens inverse ceux de militants kabyles réclamant l’indépendance et envoyés en Nouvelle Calédonie.

On peut craindre d’y voir le signe d’une résurgence coloniale. L’avenir du Kanaky peut encore être pensé de manière harmonieuse entre les leaders mélanésiens traditionnels et la puissance coloniale pour un pays souverain associé à la France.

Encore faut-il commencer à écrire cette nouvelle page.

Télécharger la Lettre n°304 septembre 2024  (PDF)   

La tradition de l’Eglise est, à l’origine, pacifiste. C’est son statut d’Eglise officielle, constantinienne, qui l’a obligée à quitter cette attitude radicale.

Depuis saint Augustin, au 4ème siècle, des théologiens (comme saint Thomas d’Aquin ou François de Vittoria) réfléchissent à la protection de la paix, au devoir de légitime défense et au maintien d’un certain ordre social… tout en voulant préserver au maximum l’hostilité à la guerre du début de l’histoire chrétienne.

Chacun connaît la théorie dite de la guerre juste. Elle doit être lue dans ce contexte limitatif [cf. Catéchisme de l’Eglise catholique (2308-2309)].

Cette théorie ne correspond plus à la situation actuelle : la dissuasion nucléaire, l’existence d’une autorité internationale où l’intrication des économies et la rapidité des nouvelles font du monde un village global et obligent à poser les problèmes autrement.

Aujourd’hui, une des questions principales est de savoir si l’on peut intervenir dans un pays étranger au nom de la défense et de la protection des populations. L’esprit de la charte de l’O. N. U. y est tout à fait défavorable. En effet, l’histoire de l’ingérence est une histoire douloureuse : les révolutionnaires (pour imposer leur idéologie), les conservateurs (pour imposer leur ordre), les colonialistes (pour imposer leurs idées sur le développement), les racistes (pour « venir en aide » à leur ethnie), se sont tour à tour cru avoir des droits sur les autres pays, et ceci a conduit à des catastrophes.

Cependant, la question revient sans cesse : peut-on laisser ses voisins être des victimes (d’une dictature, d’une catastrophe, d’une situation humanitaire insupportable) ? La médiatisation du monde rend la chose presqu’impossible : les opinions publiques ne tolèrent plus le malheur. Le génocide du Rwanda justifie toutes leurs mauvaises consciences.

En 1987, Messieurs Bettati et Kouchner lancent une réflexion sur le droit d’ingérence humanitaire. Mais le concept montre vite ses limites. Chacun s’accorde à reconnaître la valeur de l’intervention d’organisations humanitaires pour aider des populations civiles… mais l’humanitaire, lorsqu’il est accompagné ou même précédé par l’armée, cache mal le fait qu’il est un paravent d’intérêts qui lui sont étrangers.

 

En 2005, l’O. N. U. a défini une nouvelle doctrine : la responsabilité de protéger (R2P) : elle établit le droit de tout peuple à être protégé par son Etat et, en cas de carence grave, par la communauté internationale… « afin de protéger les populations du génocide, des crimes de guerre, des nettoyages ethniques et des crimes contre l’humanité » (A Ras 59 / 314, page 139). L’intervention doit alors être l’ultime recours, être graduelle, limitée dans l’espace et dans le temps et ne pas remettre en cause le principe de non ingérence et de souveraineté étatique.

Cette doctrine est celle qui justifie la résolution qui a autorisé l’intervention de l’O. T. A. N. en Libye.

Il est sans doute trop tôt pour faire un bilan. Mais il est bon de se poser des questions et de faire écho à celle que se pose le Vatican par la voix de son « ministre des affaires étrangères », Monseigneur Mamberti (voir encadré).

L’autorisation était donnée d’intervenir « pour protéger les populations et les zones civiles menacées d’attaque. »

Pour l’O. N. U., il n’était question ni de renverser le Colonel Khadafi, ni d’établir un nouveau régime en Libye. Or, il semble que, de fait, l’intention profonde de ceux qui sont intervenus était de soutenir le mouvement de l’histoire initié par le printemps arabe.

Dès lors, pourquoi la Libye et pas la Syrie ? L’Occident est-il vraiment justifié d’imposer son idéologie démocratique par la force ? Car, après tout, c’est de cela qu’il s’agit. On voit mal comment, autrement, la destruction de Syrte (et de son hôpital) -pour laquelle certains s’interrogent pour savoir s’il n’y a pas eu là crime de guerre- est justifiée par le seul mandat de défendre la population civile.

En fait, le « R2P » a permis une guerre. Et la guerre a une logique qui est sale.

L’urgence de défendre Benghazi était réelle. Mais il ne semble pas –malgré ses propos et son caractère fantasque- que le Colonel Khadafi ait été homme à massacrer son peuple, même si les media ont dit le contraire.

 

L’Eglise a toujours refusé les guerres préventives… ces guerres qui reposent sur le soupçon. Et, dans un monde médiatisé, il est difficile de lutter contre des soupçons qui sont présentés comme des réalités (que l’on se souvienne de l’armement de Saddam Hussein). Le devoir de « protection » ne court-il pas le risque de donner trop de pouvoirs à « l’intox » ?

 

De plus, l’alliance a pris prétexte du fait que la résolution 1973 refusait toute intervention à terre (ce qui, évidemment, n’a pas été vraiment respecté), pour ne pas prendre de responsabilités face à la nécessaire reconstruction du pays. Comme en Somalie, il y a vingt ans, l’alliance n’avait aucune stratégie politique en intervenant… or, les armes ne sont efficaces que lorsqu’elles donnent du temps et des possibilités à la politique. Le devoir de protection, s’il est exercé, ne peut s’arrêter sans établir les bases d’une protection durable.

Au sein de l’alliance, il y avait la France, et ceci aussi doit entraîner une réflexion.

Vue sa proximité, il est compréhensible que la Libye occupe une place dans notre politique étrangère… mais cette place doit-elle être plus importante que notre lien à l’Europe? Par ailleurs, l’intervention a montré l’incapacité de l’Europe à mener une opération de moyenne envergure sans les américains.

La vente d’armes et de moyens sophistiqués de surveillance de la population (écoutes) au Colonel Khadafi invite à réfléchir à la fois à une politique européenne d’armement –et, par conséquent, de vente d’armes-: là encore, on doit interroger notre politique européenne.

 

Pour conclure, il convient de reprendre la réflexion sur l’ingérence.

Peut-elle être honnête sans un auto-examen notre propre violence et nos raisons profondes ? (notre volonté de continuer à être une nation qui compte peut nous faire céder à bien des emballements…). L’ingérence et le devoir de protéger n’ont de sens que sous-tendus par un sentiment de fraternité aux dimensions du monde.

« Ces urgences humanitaires portent à souligner la nécessité de trouver des formes innovatrices pour mettre en œuvre le principe de la responsabilité de protéger, au fondement de laquelle de trouve la reconnaissance de l’unité de la famille humaine et l’attention pour la dignité innée de chaque homme et de chaque femme. Comme on le sait, un tel principe se réfère à la responsabilité de la communauté internationale d’intervenir dans des situations dans lesquelles les gouvernements ne peuvent pas à eux seuls ou ne veulent pas s’acquitter du devoir premier qui leur incombe de protéger leurs populations des violations graves des droits de l’homme, comme aussi des conséquences des crises humanitaires. Si les Etats ne sont pas en mesure de garantir une telle protection, la communauté internationale doit intervenir avec les moyens juridiques prévus par la Charte des Nations Unies et par d’autres instruments internationaux.

 

Le risque que ledit principe puisse être invoqué dans certaines circonstances comme un motif commode pour l’usage de la force militaire, est toutefois à rappeler. Il est bon de redire que même l’usage de la force conforme aux règles des Nations Unies doit être une solution limitée dans le temps, une mesure de véritable urgence  qui soit accompagnée et suivie par un engagement concret de pacification. Ce dont il y a besoin, par conséquent, pour répondre au défi de la « responsabilité de protéger », c’est d’une recherche plus profonde des moyens de prévenir et de gérer les conflits, en explorant toutes les voies diplomatiques possibles à travers la négociation et le dialogue constructif et en prêtant attention et encouragement même aux plus faibles signes de dialogue ou de désir de réconciliation de la part des parties impliquées. La responsabilité de protéger doit s’entendre non seulement en termes d’intervention militaire, qui devrait représenter le tout dernier recours, mais, avant tout, comme un impératif pour la communauté internationale d’être unie face aux crises et de créer des instances pour des négociations correctes et sincères, pour soutenir la force morale du droit, pour rechercher le bien commun et pour inciter les gouvernements, la société civile et l’opinion publique à trouver les causes et à offrir des solutions aux crises de toutes sortes, en agissant en étroite collaboration et solidarité avec les populations touchées et en ayant toujours à cœur, par-dessus tout, l’intégrité et la sécurité de tous les citoyens. Il est donc important que la responsabilité de protéger, entendue en ce sens, soit le critère et la motivation qui sous-tendent tout le travail des Etats et de l’Organisation des Nations Unies pour restaurer la paix, la sécurité et les droits de l’homme. D’ailleurs, l’histoire longue et généralement réussie des opérations de maintien de la paix (peacekeeping) et les initiatives plus récentes de construction de la paix (peacebuilding) peuvent offrir des expériences valables pour concevoir des modèles de mise en œuvre de la responsabilité de protéger dans le plein respect du droit international et des intérêts légitimes de toutes les parties impliquées. »

    Intervention de Monseigneur Mamberti à l’O. N. U., le 27 septembre 2011

 

Question de géographie. Où situez-vous Niue ? Nauru ? Montserrat ? Ce sont là pourtant trois des cinq paradis fiscaux qui font encore trembler la planète, à en croire l’OCDE.

Depuis la publication ultra-médiatisée des listes « noire » et « grise » lors du G20 de Londres en avril 2009, trente-sept territoires ont rejoint la liste blanche. Doit-on en conclure que les paradis fiscaux sont une espèce en voie de disparition ? Appeler WWF à leur secours ? Dès septembre 2009, Nicolas Sarkozy déclarait : « Les paradis fiscaux, le secret bancaire, c’est fini ». Mais les Français ne sont pas dupes, puisque 84% d’entre eux ne croient pas à l’efficacité des mesures prises par le G20 . Nous esquisserons ici un bilan de l’action engagée. Non sans rappeler, au préalable, les données du problème.

Piraterie financière à échelle industrielle

Il est loin le temps où seuls quelques pirates déposaient leur butin dans des îles au trésor. Ces îles, comme d’autres territoires enclavés (Luxembourg, Suisse) et d’importantes places financières (Londres, Hong-Kong), ont fait de l’opacité et de la faible imposition sur les capitaux étrangers leur spécialité. La moitié des flux financiers et commerciaux internationaux transite désormais par ces « hubs » de l’économie mondiale. Leurs plus fidèles utilisateurs sont de grandes entreprises et de riches particuliers, guidés dans le labyrinthe de la finance offshore par d’habiles intermédiaires : leaders de l’audit et de l’expertise comptable , avocats d’affaires et banques internationales (Deutsche Bank détient la bagatelle de 1078 filiales dans des paradis fiscaux – de quoi faire rougir le plus gros client français de l’offshore, BNP Paribas, avec 347 filiales) . Ces professionnels du chiffre et du Droit font office de courtiers, ou de commanditaires, auprès des paradis fiscaux. Ce sont eux qui font évoluer la législation pour permettre d’y localiser des opérations et des profits réalisés ailleurs, à l’abri de l’impôt, de la justice et des autorités de régulation financière étrangères. Ainsi, la Barclays Bank, épinglée elle-même pour ses pratiques d’évasion fiscale au Royaume-Uni, a élaboré la législation permettant au Ghana de devenir un paradis fiscal. Le cabinet Baker et McKenzie, expert en optimisation fiscale et ex-employeur de Christine Lagarde, en fait autant avec la Jamaïque.

En définitive, la souveraineté de ces Etats est vendue à une clientèle extrêmement puissante qui cherche à s’affranchir des lois qui s’appliquent là où elle génère ses revenus. Chacun des 50 plus gros groupes européens détient, en moyenne, cent filiales dans des paradis fiscaux, où ces groupes ont bâti, en somme, leur propre souveraineté.

Le cas du géant minier Glencore, première entreprise suisse devant Nestlé, entré en Bourse en mai 2011, est édifiant. Cette société vit de la production et du négoce de produits miniers. La logique économique voudrait qu’une partie importante de ses revenus émane des pays producteurs de minerais. Mais la logique fiscale prévaut. Par des artifices comptables et l’utilisation intensive de ses filiales aux Bermudes (où on compte 15 000 sociétés internationales, soit une pour quatre habitants) et aux Îles Vierges britanniques (830 000 sociétés pour 25 000 habitants…), Glencore parvient à afficher des pertes dans sa filiale productrice de cuivre (Mopani) en Zambie, un des pays les plus pauvres du monde. Elle n’y paie donc pas d’impôt, mais rapatrie tous ses bénéfices au siège, dans le canton de Zoug (Suisse), qui pratique un taux d’impôt sur ses bénéfices de… 0,002 % ! Plusieurs associations, dont Sherpa, en France, ont porté l’affaire devant l’OCDE.

La myopie des fraudeurs

Il est certes tentant, lorsque les interstices de la loi et la faiblesse des moyens répressifs le permettent, de placer ses revenus à l’abri de l’impôt, afin de « réduire les coûts ». Quitte à s’acheter une bonne conscience en finançant de bonnes œuvres ou en se prévalant de la « responsabilité sociétale » de l’entreprise. Pourtant, l’impôt ne devrait pas être considéré comme un coût, mais comme un investissement dans la société et l’outil privilégié d’une plus juste répartition des richesses. Son évitement prive l’Etat de recettes précieuses pour financer la santé, l’éducation, l’investissement vert… Il alourdit le poids de la dette publique et la charge à payer pour ceux qui ne peuvent pas y échapper : consommateurs, PME, classes moyennes. En France, la fraude vers les paradis fiscaux coûterait environ 20 milliards d’euros par an, l’équivalent du déficit de la Sécurité sociale. Dans les pays en développement, entre 4 000 et 5 000 milliards de dollars se sont envolés depuis 10 ans du fait de l’évasion fiscale des multinationales . Dans le même temps, les pays riches affichaient à peine 1 000 milliards de dollars au titre de l’aide publique au développement.

Ceux qui cèdent, pour des raisons fiscales, aux sirènes des centres offshore, font aussi le jeu d’autres amateurs d’opacité financière. Ils rémunèrent l’industrie du secret, grâce à laquelle des acteurs financiers échappent à tout contrôle, commettent des délits d’initiés ou masquent leurs actifs toxiques. Ils mêlent aussi leurs capitaux à ceux du crime organisé et des réseaux de corruption.

Le G20 en ordre dispersé sur les paradis fiscaux

Le G20 aime à se féliciter pour l’action engagée contre les paradis fiscaux. Pourtant, depuis 2009, le bilan est maigre . Et Paris a renoncé à en faire une priorité de sa présidence du G20. Certes, davantage a été fait au cours des trois dernières années que lors des dix précédentes.
- Primo, l’existence des listes de l’OCDE a forcé quelques territoires récalcitrants (Suisse, Singapour, Monaco…) à admettre la possibilité, avalisée par un traité, de coopérer avec un Etat étranger en cas de fraude fiscale. Limite de l’exercice : le seuil de douze traités signés suffit pour quitter la liste « grise » de l’OCDE, et les conditions d’une coopération entre administrations fiscales sont telles que les fraudeurs peuvent continuer à dormir tranquilles.
- Deuxio, l’OCDE s’est enfin donné les moyens de vérifier si l’engagement pris était mis en œuvre : dans chaque pays, peut-on identifier le détenteur des fonds sur un compte en banque, dans une fondation ou dans un trust ? Les renseignements demandés par le fisc étranger sont-ils transmis ? Mais cette évaluation traîne en longueur : il faudra attendre 2014 pour avoir une vue d’ensemble. En attendant, la pression retombe et les paradis fiscaux mènent la contre-attaque, à l’instar de la Suisse qui a convaincu récemment le Royaume-Uni de lever pour son compte l’impôt sur les Britanniques venus trouver refuge chez elle (« accords Rubik »). L’Allemagne est tentée d’en faire autant ; la France y songe. Il ne s’agit là, au fond, que d’une rançon pour le maintien du secret bancaire – dont le montant sera décidé par la Suisse, puisqu’elle seule connaît le nombre d’exilés fiscaux !
- Tertio, une convention multilatérale, signée en 2010, pourrait autoriser à terme les pays en développement à bénéficier de la coopération fiscale, dont ils sont aujourd’hui pratiquement exclus.
- Quarto, le Groupe d’action financière (Gafi), chargé de la lutte contre le blanchiment, s’est résolu lui aussi à publier, cette année, une liste de sanctuaires pour l’argent sale. Mais l’exercice, d’une rare complexité, paraît éminemment politique : pourquoi le Luxembourg, sévèrement jugé par le Gafi, est-il passé entre les mailles ? Enfin, le Conseil de stabilité financière a promis de lister les centres offshore soulevant un risque systémique .

Les progrès sont donc modestes sur la voie choisie par le G20 – l’action ciblée à l’encontre des petits territoires. Surtout, la voie empruntée fait passer largement à côté du problème. Ni la confiscation de la richesse ni la captation des souverainetés ne sont traitées. A ce jour, le G20 exonère les commanditaires et principaux utilisateurs : banques et multinationales. En la matière, ce sont les Etats-Unis qui montrent la voie à suivre. Encouragé par l’identification de 15 000 fraudeurs américains en Suisse à la suite du scandale UBS, Washington a décidé d’obliger les banques opérant sur son sol à dévoiler, à partir de 2013, le nom de tous les contribuables américains partis chercher des cieux fiscalement plus cléments (loi Fatca). Mais l’Europe, plutôt que de suivre l’exemple, négocie des aménagements pour ses banques avec le fisc américain !

Une action déterminée pour réconcilier la géographie de l’économie réelle avec la localisation « fiscale » de la richesse suppose la transparence comptable. Pour passer les comptes des grands groupes au détecteur de mensonges, une mesure simple suffirait : les obliger à publier, pour chaque pays où ils opèrent, la raison sociale, le chiffre d’affaires, le bénéfice, le nombre de salariés et l’impôt versé. Les ONG parlent de « reporting pays par pays ». A ce compte, les groupes ne pourraient plus longtemps localiser dans les Bermudes 46 fois plus de profits par employé que dans le reste du monde ! Celui qui n’a rien à cacher n’a rien à craindre d’une telle mesure. Mais les résistances sont vives. Là aussi, les Etats-Unis (après Hong-Kong) ont ouvert une brèche, en contraignant les entreprises du secteur minier et pétrolier à publier les impôts versés dans chaque pays (loi Dodd-Frank de juillet 2010). C’est une vraie victoire de la campagne civique « Publiez ce que vous payez », même si l’on aimerait étendre la mesure à d’autres informations que les seuls impôts, et à d’autres secteurs.

L’Europe suivra-t-elle ? Le Parlement européen, la Commission, la France et le Royaume-Uni se sont exprimés en ce sens. Mais, une fois n’est pas coutume en matière de régulation internationale, c’est des régions françaises que vient la dynamique la plus prometteuse. Depuis juin 2010, notamment à l’appel du CCFD-Terre Solidaire, dix-sept des vingt-deux régions se sont engagées publiquement contre les paradis fiscaux. Les plus offensives requièrent de leurs partenaires financiers le « reporting » pays par pays. Sans exclure d’inscrire cette exigence dans d’autres appels d’offres. Le processus en est à ses débuts. Mais déjà, des communes, des départements et même un campus universitaire envisagent de le suivre.

Ils ne sont qu’une minorité de paradis fiscaux

On le voit, la tâche est immense. Loin de la division internationale du travail imaginée par Ricardo, la valeur « ajoutée » des paradis fiscaux est en fait une valeur soustraite à la richesse produite au plan mondial. Là se joue, au fond, le rapport de force entre une souveraineté au service de l’intérêt général et une souveraineté aux mains des puissances d’argent. Rappelons que le chiffre d’affaires cumulé des 50 plus grands groupes européens représente 3500 milliards d’euros : c’est autant que le budget cumulé des 27 Etats de l’Union européenne.

Reste que l’engagement résolu des citoyens, des élus, des fonctionnaires, des journalistes, des Eglises, comme l’éthique des professionnels du Droit et de la finance, peut faire pencher l’histoire du côté d’un monde solidaire, du côté du vivre ensemble. La chronique des mouvements non-violents en atteste : le nombre et la vérité peuvent avoir raison d’injustices apparemment insurmontables. Alors faisons nombre : à travers les campagnes qu’elles mènent, les associations catholiques françaises et leurs alliés vous y invitent .

En juin 2006, une conférence internationale, « La lutte contre la corruption », est organisée à Rome par le Conseil pontifical Justice et Paix. Son président, le cardinal Martino, la conclut en déclarant : « Il n’est pas acceptable que l’addition de la corruption soit payée par les pauvres. »

Il fait ainsi écho aux propos tenus par Eva Joly, l’ancienne magistrate française de l’affaire Elf, devenue à l’époque conseiller spécial du gouvernement norvégien pour la lutte contre la corruption et le blanchiment d’argent. Elle proclame que la corruption est contraire aux vertus démocratiques, qu’elle est une incivilité, un mensonge qui voile les réalités. La Norvège, par exemple, consacre une part significative de sa généreuse aide publique au développement au soutien des organes de justice, aux politiques de prévention et de formation, même au financement de procès.

La même Eva Joly vient de publier, avec Judith Perrignon, un roman policier, Les yeux de Lira (Les arènes, Paris), qui se déroule sur fond de corruption liée au pétrole nigérian. Entre Lagos, Paris, Saint- Pétersbourg, les îles Féroé et Londres, un policier africain, une journaliste russe et un greffier français en sont les personnages principaux. Ils démontent les mécanismes qui lient les paradis fiscaux au Lichtenstein et la corruption pétrolière. On y voit le rôle de la CIA qui exfiltre un banquier véreux.

Il convient de dénoncer ces mécanismes amoraux qui soutiennent des activités amorales : trafic d’espèces protégées, trafic de déchets, pillage des ressources naturelles comme le bois, traite des personnes, prostitution, trafic d’organes, migrations clandestines, contrefaçons, crime organisé, drogue, terrorisme, trafic d’armes. Dans tout cela, le blanchiment existe, car il y a des paradis fiscaux, des lieux sans vraie fiscalité, des lieux non transparents, des lieux qui refusent l’échange d’informations, des lieux où une boîte à lettres sert de siège social.

C’est ce que fait à nouveau le Conseil pontifical Justice et Paix en novembre 2008 dans un document issu d’un séminaire préparatoire à la conférence de Doha. Les centres financiers offshore ont été un relais dans la transmission de la crise financière et dans « un enchaînement de pratiques économiques et financières devenues absurdes ; flux légaux motivés par des objectifs d’évasion fiscale et canalisés également à travers la sur et sous – facturation des flux commerciaux internationaux, recyclage des revenus provenant d’activités illégales ». Le document préparatoire à Doha « propose de renforcer la coopération internationale en matière fiscale, surtout en vue d’une révision drastique des pratiques offshore », ce que soutient le Conseil pontifical.

Repères

  •  Le cycle de Doha (Qatar) a été lancé en 2001. Il s’agit d’un cycle de négociations commerciales, entre membres de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC), qui vise à réformer en profondeur le système du commerce international. La prochaine rencontre importante est prévue en décembre 2011.
  •  Le CCFD-Terre solidaire a été, le 30 septembre 2011, relaxé dans la plainte en diffamation du président de Guinée Equatoriale, Teodoro Obiang Nguema. A la tête de la Guinée Equatoriale depuis 1979, son régime autoritaire lui a permis ainsi qu’à son clan familial de bénéficier du détournement de la rente pétrolière en s’enrichissant fabuleusement. C’est ce que dénonçait le rapport du CCFD « Biens mal acquis, à qui profite le crime ? » qui avait fait l’objet d’une plainte en diffamation de la part du président. Le tribunal français a donc débouté le plaignant. C’est une vraie satisfaction pour le CCFD-Terre solidaire qui, depuis 5 ans, et la sortie du premier rapport sur les biens mal acquis, dénonçait à la fois le pillage des ressources de nombreux pays africains par les clans au pouvoir et les avantages qu’en tirent dirigeants et entreprises des pays riches.