Pour les Mélanésiens qui l’habitent depuis des millénaires, c’est le Kanaky.
Pour les français de métropole, c’est un territoire d’outre-mer, avec son statut particulier qui lui accorde beaucoup d’autonomie. Mais c’est aussi, et en particulier pour les dirigeants français, un des signes de la grande puissance française dans le monde.
Pour des raisons aujourd’hui essentiellement géopolitiques (garder la Chine à distance et posséder des eaux territoriales immenses), les autorités semblent vouloir en faire un territoire définitivement partie intégrante de la France. Les Mélanésiens s’opposent à cette vision qui les éloigne de leur souveraineté.
Le projet de réforme électorale a rallumé les braises d’un conflit refoulé. Et le transfert et l’incarcération en métropole de leaders indépendantistes plus radicaux ne peuvent manquer de rappeler ceux du général haïtien Toussaint Louverture emprisonné au fort de Vaux ou en sens inverse ceux de militants kabyles réclamant l’indépendance et envoyés en Nouvelle Calédonie.
On peut craindre d’y voir le signe d’une résurgence coloniale. L’avenir du Kanaky peut encore être pensé de manière harmonieuse entre les leaders mélanésiens traditionnels et la puissance coloniale pour un pays souverain associé à la France.
Encore faut-il commencer à écrire cette nouvelle page.
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Quand les débats politiques abordent la question de la sécurité, chacun comprend qu’il s’agit de la sécurité intérieure, éventuellement liée à la justice.
Pourtant, il est de plus en plus difficile d’en isoler la dimension extérieure et militaire.Essayer de concevoir ces éléments comme un ensemble, ce n’est ni oublier la légitimité historique et institutionnelle de la division entre le « dedans » et le « dehors », ni les risques politiques et sociaux que comporte une indifférenciation entre le militaire et le policier. C’est chercher,d’une part comment redonner à la sécurité une signification et une réponse globales, correspondant dans ce domaine aux soucis des individus et d’autre part estimer les capacités disponibles ou à prévoir en fonction de ces objectifs.
Les spécialistes ont souvent une autre démarche : ils construisent leur raisonnement à partir des risques et des menaces qu’ils estiment prioritaires. Ils ajoutent cependant qu’on ne peut les définir – ou seulement de façon métaphorique (la violence, le terrorisme, la prolifération des armements) – sans désigner un adversaire ou un ennemi identifié. D’où un repli du discours sur les capacités, en termes d’effectifs et de moyens, au nom du « il faut être prêt à tout ». Mais à cause du manque de moyens, les choix tendent à se réduire à la poursuite des mêmes politiques, en en réduisant les ambitions.Pour l’heure, les rares débats de la campagne présidentielle sur ces questions semblent se ramener, dans une perspective de droite à la promesse d’assurer une meilleure sécurité,et, à gauche à une valse-hésitation entre la dénonciation du « tout sécuritaire » et la crainte d’être accusé de faiblesse.
La demande sociale
Les philosophes politiques nous expliquent depuis la naissance du libéralisme que nous vivons dans une société « policée » pour assurer notre protection,où l’Etat a le monopole de la violence légitime. Mais comment appréhender aujourd’hui cette demande de protection ? De quoi les individus souhaitent-ils être protégés ?
A partir des enquêtes, des sondages, de l’écoute des discours, nous remarquons que la perception, plus traumatisée que réaliste, d’un risque de guerre en Europe a quasiment disparu, si ce n’est aux franges orientales.Cette période de bientôt 70 ans sans guerre, d’une longueur jamais atteinte dans l’Europe occidentale des temps modernes, (si on excepte les Balkans des années 90) change les perceptions. La fonction du militaire, surtout depuis la fin du Pacte de Varsovie, s’est obscurcie, même si elle est globalement acceptée. En revanche, la perception de menaces sur la sécurité intérieure semble croître, notamment depuis les années 70 (fin des « trente glorieuses », début d’une « crise » ininterrompue). Ce déplacement de l’inquiétude fait débat cependant.
Les écarts entre perceptions et réalités chiffrées sont considérables. Les enquêtes (de quoi avez-vous peur ?), les sondages (avez-vous été réellement agressé/volé ?), les chiffres officiels du ministère de l’Intérieur (crimes et délits déclarés, retenus, résolus), de la Justice (peines appliquées) diffèrent inévitablement. Sondages et chiffres servent plus à justifier les politiques de contrôle, de répression et de prévention qu’ils ne servent à indiquer des besoins collectifs. Le contenu même de la notion de sécurité évolue. La prise en compte de violences négligées autrefois, notamment sur des groupes spécifiques (les femmes, les enfants) ou de formes plus ressenties/dénoncées (harcèlement, risques techniques)sous des définitions prudentielles (rôle des assurances) joue un rôle. On voit de même une recherche de la prévention « avant l’acte », d’où le développement de l’inquiétante notion de dangerosité liée à la psychiatrisation.Cette difficulté à définir, à mesurer l’insécurité individuelle et collective, loin de favoriser l’expression de la demande sociale,suscite des réponses largement dominées par l’offre.
La sécurité intérieure
L’examen de l’offre publique de sécurité fait d’abord apparaître(1) une inégalité croissante dans la protection, due à la répartition inégale des effectifs et des moyens selon les territoires et les groupes sociaux. La présence humaine de la police dite de proximité diminue au profit des opérations ponctuelles ou « coups de poing » et de la mission de « maintien de l’ordre ». Le recours accru aux polices municipales et locales,qui dépendent des ressources régionales ou communales, accroît les inégalités territoriales,contrairement aux gendarmeries « nationales ». L’utilisation massive de la technique (fichiers, vidéo-surveillance) est censée pallier la diminution des effectifs et des ressources de certains services spécialisés de contrôle (services financiers, hygiène et santé publique, protection de l’enfance, droit du travail) qui correspondent pourtant à des demandes collectives fortes (vulnérabilité des jeunes, des étrangers) (2) .
En gros, ce qui marche en France, c’est le maintien de l’ordre et la police judiciaire des crimes et homicides.La sécurité au quotidien est beaucoup plus faible (en termes de perception et d’élucidation). Dans le même temps, les mécanismes de prédation, nationaux et supranationaux, se développent aussi bien dans les circuits parallèles (drogue, corruption) que sur les marchés légaux, notamment financiers. La distinction entre la prédation reconnue comme criminelleou délictueuse et celle liée à la corruption, aux abus de pouvoir économiques, au non-respect des règlements n’est pas de nature, mais de degré, et la seconde, de plus en plus confiée à « l’auto-gouvernance », peut engendrer des dégâts plus importants.
Or ces évolutions s’accompagnent,comme d’autres fonctions sociales dans les sociétés néo-libérales,d’une très forte privatisation. La sécurité est devenue un marché, avec ses entreprises, ses emplois à protéger, ses « salons ». Elle s’éloigne d’un bien commun accessible à tous. Du côté de l’offre publique, les capacités mises en place sont différentes selon les personnes, les biens, les espaces locaux, et, en même temps, l’Etat libéral « démonopolise » l’usage de la violence en légalisant des acteurs privés. Mais ces services privés de sécurité offrent (de façon analogue à la santé) une protection proportionnelle aux capacités financières des individus et des groupes, se limitent à ce qui est rentable et laissent le reste au secteur public.
(1)Rapport de la Cour des Comptes 2011 L’organisation et la gestion des forces de sécurité publique www.comptes.fr
(2)Même s’il faut peut-être s’en réjouir, il y a en Europe plus de personnes qui vivent du terrorisme qu’il n’en meurt !
La sécurité extérieure
Elle est traditionnellement peu présente dans les débats électoraux. Pourtant, si le spectre de la guerre en Europe s’est dissipé, on y observe un double mouvement d’internationalisation des problèmes (mouvements migratoires, criminalité, délinquance fiscale) et de repli paradoxal de chaque Etat à la recherche de solutions nationales.On serait en peine de dessiner des perspectives régionales (Partenariat méditerranéen, Russie, Afrique), ou des thématiques porteuses (environnement, rôle de l’ONU, négociations de limitation des armements). Pour la France,en matière militaire, une course dérisoire avec le Royaume Uni semble engagée pour être considérée comme l’allié principal des Etats-Unis de plus en plus soucieux d’autres zones stratégiques (Asie, Océan Indien) et qui se détournent d’une Europe frileuse et au fond peu menacée.Une fois de plus, la question des moyens domine les débats. Quels sont-ils en France et répondent-ils à des demandes collectives ?
En premier lieu, la France dispose d’un arsenal nucléaire diversifié et récemment modernisé. Peu contesté, il suscite plutôt une résignation dubitative qu’un consentement éclairé : des capacités techniques sans discours. Le discours français de la dissuasion, cohérent jusqu’aux années 90, semble laisser place à un autisme nucléaire. Il n’a pas été remplacé par des perspectives claires en matière de négociations de désarmement (pourtant stipulées par le Traité sur la non- prolifération des armes nucléaires/TNP), ni accepté pour les autres (Iran). Paradoxalement, les Etats-Unis sont son principal adversaire, leurs propositions allant d’un « global zéro pour tous » à des systèmes anti-missiles pour eux et leurs alliés. Perspective qui aboutirait à transférer hors d’Europe la décision et les capacités, y compris de recherche pour l’avenir. Mais les peuples aiment la paix, et il est plus facile de faire croire au bouclier qu’à l’épée.
En second lieu, la France dispose aussi de forces classiques,à la fois en diminution quantitative depuis vingt ans et suremployées (en termes de réserves, de rotation des personnels et des matériels des munitions), dans des opérations extérieures éloignées des objectifs nationaux ou européens. L’acceptation globale, dans la population comme au Parlement, des opérations menées est due davantage à l’indifférence qu’à une conviction et à un aveuglement sur les capacités, décroissantes, criantes en Libye ou en Afghanistan, dont les coûts (plus d’un milliard) restent indiscutés. D’autres opérations, notamment d’interposition, plus convaincantes (Côte d’Ivoire), supposent néanmoins de plus en plus de coopérations.
En revanche, la mission de protection et de surveillance du territoire national et de l’espace européen, pour faire face à des criminalités à très hautes capacités techniques (repérages satellitaires, interceptions en mer, cybercriminalité), comme à des catastrophes naturelles ou industrielles, est largement délaissée.
En contrepartie de ces faiblesses, peut-on au moins se satisfaire d’un coût limité ?
Selon le SIPRI (3) , les dépenses militaires mondiales s’élevaient en 2010 à 1630 milliards de dollars, dont 45% pour les Etats-Unis (700 milliards) et 380milliards pour l’Europe, soit près du quart des dépenses mondiales (dont France et Royaume Uni 60 milliards et Allemagne 45 milliards, soit 10% des dépenses mondiales). Or malgré l’importance de ces montants, la préférence de tous les Etats pour des capacités nationales les rend à la fois impuissants à être plus qu’un valet d’armes dans l’Alliance atlantique et l’Europe avec ses membres est incapable de mener à bien des opérations extérieures de conséquence. Le coût de la non-Europe se double d’un gaspillage de ressources pour de dérisoires « armées bonzaïs ».L’affaiblissement d’une perspective d’européanisation, y compris dans l’industrie d’armement, se double d’un alignement sur les représentations « otaniennes » affaiblies par l’écart croissant entre les capacités étasuniennes et toutes les composantes nationales européennes.
(3) Stockholm international peace research institute
Plus d’Europe
La sécurité et la fonction de protection de la population ne sont pas pensées et organisées pour le bénéfice optimal des populations. A l’intérieur, la gestion technique des individus et des populations (fichiers, regroupements) se substitue à leur protection. Dans un contexte de récession économique, l’articulation entre l’accroissement des inégalités et l’essor de la délinquance et de la violence sociale (notamment pour certains groupes tels les jeunes) est peu prise en compte.
Vers l’extérieur, les réponses strictement nationales aux problèmes sont devenues littéralement impossibles, mais l’existence de solidarités de fait en Europe ne s’inscrit pas dans un projet institutionnel. Nul ne sait jusqu’où on irait face à une menace d’intensité forte, voire d’une agression, ni ce qu’il en adviendrait. La comparaison avec les solidarités budgétaires au sein de la zone monétaire encore commune peut éclairer.
Dans un contexte dit sans « ennemis », les principales menaces désignées (terrorisme, prolifération, cyber guerre) sont sans commune mesure avec les moyens pourtant disponibles. Tout se passe comme si, dans un monde peut- être plus fragilisé que rendu dangereux par une volonté d’agression, le très vieux sentiment d’une fatalité de la violence, et donc de la nécessité d’une protection souveraine, permettait que les insécurités internationales et nationales soient plus instrumentalisées qu’analysées et combattues. La réorientation des moyens vers la protection commune d’un territoire européen, pour les populations et avec leur appui, permettrait de rétablir un lien entre elles et la sécurité collective. Une relance des coopérations en Europe reste le seul moyen d’éviter la proche marginalisation d’Etats dont les crises budgétaires accroîtront l’incapacité à jouer à eux seuls un rôle mondial.