Compétitivité : les dangers du chacun pour soi

Compétitivité : de quoi parle-t-on ? Il est de tradition de distinguer deux types de compétitivité.

La compétitivité-coût désigne le prix unitaire d’un produit « sortie usine » : elle mesure la capacité d’une entreprise à proposer des produits plus ou moins chers que ses concurrents. Elle est donc uniquement quantitative et peut se mesurer. La compétitivité hors-coût désigne l’ensemble des attributs d’une entreprise qui lui donnent un avantage sur ses concurrents : la qualité, la garantie, la renommée, la marque, le service après-vente, les délais de livraison, la facilité d’utilisation et de réparation, la disponibilité des pièces de rechange, le crédit associé à l’achat, etc. Ce deuxième type de compétitivité permet aux entreprises de vendre plus cher que leurs concurrents sans être pour autant défavorisés.

La question de la compétitivité concerne essentiellement les relations économiques internationales, car, du fait de la mondialisation, une économie qui n’est pas compétitive perd des emplois au profit d’entreprises situées dans d’autres pays.

Compétitivité : comment la mesurer ?

La compétitivité-coût se mesure souvent par la comparaison des coûts horaires de la main-d’œuvre entre pays concurrents : salaires nets + primes + cotisations patronales + prélèvements légaux ou contractuels liés aux salaires (exemples : le versement transport, les tickets restaurant, la mutuelle d’entreprise, etc.). Ainsi, dans l’industrie manufacturière (principale branche concernée par les échanges internationaux), le coût horaire de la main-d’œuvre au deuxième trimestre 2012 était de 35,94 € en Allemagne et de 36,08 € en France, soit une quasi-égalité[1]. Mais une comparaison de coûts horaires ne suffit pas : encore faut-il regarder l’évolution de la valeur de ce qui est produit en une heure de travail dans l’industrie manufacturière[2], c’est-à-dire le niveau de productivité. Les données existantes, malheureusement, ne permettent pas de remonter en-deçà de 2004. Entre cette date et 2011 inclus, chaque heure de travail dans l’industrie manufacturière a permis de produire en euros courants 11 % de plus en France et 25 % de plus en Allemagne, tandis que, durant la même période, le coût horaire de la main-d’œuvre (toujours en euros courants) a progressé de 21 % Outre-Rhin et de 24 % chez nous (deux fois plus vite que la valeur ajoutée horaire). Sur ce plan, il n’y a pas photo : l’industrie française a perdu pied.

Pour mesurer l’effet de la compétitivité « hors coût », l’indicateur pertinent est la balance commerciale du pays, c’est-à-dire l’évolution respective des exportations et des importations de biens (les services étant comptabilisés dans un poste différent, qui n’est connu que plus tardivement). Là aussi, malheureusement, les chiffres sont sans appel : la France a affiché en 2011 un déficit commercial de 85 milliards d’euros, tandis que l’Allemagne connaissait un excédent commercial de … 157 milliards. En gros, en Allemagne, durant les dix dernières années l’excédent commercial  a progressé au rythme de l’activité économique du pays, tandis que, en France, le léger excédent de 2002 – 2 milliards –  s’est transformé en un déficit qui se creuse un peu plus chaque année. Et ni la Chine, ni le pétrole n’en sont vraiment responsables, puisque le déficit s’est creusé essentiellement en raison de notre commerce avec les autres pays de l’UE : en 2002, nous enregistrions avec ces pays un déficit commercial de 10 milliards qui est passé à 85 milliards en 2011.

Heureusement, nous nous rattrapons un peu sur les services (tourisme, notamment, mais aussi assurances, transport, finance, brevets, …), si bien que le déficit de la balance des transactions courantes (qui intègre les services) est nettement moindre : excédent de 8 milliards en 2002, déficit de 39 milliards en 2011. Malgré cela, la conclusion est claire : la compétitivité de notre appareil de production s’est dégradée au cours des huit ou dix  dernières années, et cela aussi bien pour la compétitivité coût que pour la compétitivité hors coût.

A quoi cette perte de compétitivité est-elle due ?

On peut avancer deux types d’explications : externes, et internes.

L’explication externe, d’abord. D’autres pays connaissent une dégradation très nettement plus forte de leur solde extérieur sans que personne – ni la presse, ni les investisseurs, à peine les agences de notation – ne semble s’en soucier. Ainsi, en 2010, les comptes extérieurs de la Grande-Bretagne et des Etats-Unis[3] étaient deux fois plus dans le rouge que ceux de la France. Deux poids, deux mesures ?

Pas vraiment. Car, la France fait partie de la zone euro. Si les opérateurs sur le marché – qu’ils soient spéculateurs, investisseurs ou épargnants – estiment que les Etats-Unis sont en train de perdre de leur compétitivité, un certain nombre d’entre eux cesseront d’investir ou de placer leurs fonds sur le marché américain. Donc la demande de dollars sur le marché se réduira, et le dollar se dépréciera, exactement comme le prix du poulet ou du raisin sur le marché, quand les acheteurs ne sont pas au rendez-vous en quantité suffisante. Mais cette dépréciation du dollar a pour mérite d’effacer la perte de compétitivité. Boeing propose un avion à 10 millions de dollars, Airbus propose un avion tout à fait similaire à 7 millions d’euros. Quel avion doit choisir Air-France-KLM qui paye en euros ? Si le dollar vaut 0,8 euro, Airbus emportera le marché, parce qu’il faudrait 8 millions d’euros pour payer Boeing. Mais si le dollar vaut 0,6 euro, c’est Boeing qui l’emportera, parce que l’acheteur n’aura à débourser que 6 millions d’euros. Pourtant, dans les deux cas, le prix proposé par Boeing – et qui reflète sans doute son prix de revient – est le même : la dépréciation du dollar a permis de rendre compétitif ce qui ne l’était pas auparavant.

La compétitivité d’un pays dépend donc aussi des variations du taux de change de la monnaie nationale par rapport aux monnaies des acheteurs potentiels. La Chine le sait bien, qui a tout fait pour que le taux de change de sa monnaie reste le plus bas possible – qu’elle soit sous-évaluée – de manière à stimuler ses exportations. La France aussi a longtemps pratiqué cette technique : quand les prix intérieurs avaient tendance à déraper par rapport à ceux des concurrents étrangers, une dévaluation permettait de gommer l’écart, voire de l’inverser. C’était possible avant 1971, date à laquelle le système des « changes fixes » a été remplacé par celui des « changes flottants »[4], et même, plus tardivement, à l’intérieur du « Système monétaire européen » qui a existé longtemps entre certains des pays de l’UE (dont l’Allemagne) : chaque pays membre pouvait dévaluer ou réévaluer sa monnaie à condition que les autres membres soient d’accord. Mais, avec l’euro, monnaie unique, il n’y a plus de taux de change entre les pays de la « zone euro » ; seul le taux de change de l’euro vis-à-vis des autres monnaies peut « flotter », c’est-à-dire monter ou descendre. Le problème est que, du fait de l’importance de l’Allemagne dans le commerce extérieur de la zone euro (sa balance des paiements courants est excédentaire de 150 milliards d’euros, alors que celle des 16 autres membres est déficitaire de 100 milliards), l’euro a tendance à s’apprécier, pas à se déprécier. Depuis sa création, l’euro s’est ainsi apprécié de 30 % par rapport au dollar.

Conséquence : pour rester compétitive dans son ensemble et demeurer dans la course, la zone euro ne peut plus compter sur l’arme monétaire et doit réduire ses coûts de production pour qu’ils restent à la hauteur de ceux des pays concurrents, Etats-Unis notamment. C’est ce qu’ont fait les Allemands, mais aussi les Hollandais,  par une politique de « déflation » forcenée menée entre 2005 et 2010[5] : blocage des salaires, réduction des charges sociales des entreprises et des prestations sociales. Leurs prix de production ont donc baissé, permettant aux firmes allemandes de vendre moins cher à l’étranger, donc de gagner des parts de marché au sein de la zone euro. Mais ce qui est efficace pour un ou deux pays, ne l’est pas pour tous. C’est ce que l’on appelle parfois « l’effet de composition » : si je veux gagner du temps dans mes déplacements je prends ma voiture, mais si tout le monde fait de même, tout le monde en perd, expliquait Jean-Marie Albertini. Si tous les pays pratiquent la déflation, la baisse des prix devient inefficace puisqu’elle se produit partout et que personne n’y gagne. En revanche, cette baisse des prix (et des revenus) se traduit par de moindres débouchés partout, et la zone euro s’enfonce alors dans la dépression. C’est le scénario de 1932 lorsque, à la suite du Royaume-Uni, puis des Etats-Unis, tous les pays se sont lancés dans des « dévaluations compétitives ». La déflation, lorsqu’elle réussit, est l’inverse d’une politique coopérative, puisqu’elle consiste au fond à tenter de se refaire une santé sur le dos des autres. C’est bien le dilemme auquel la zone euro est aujourd’hui  confrontée. Si tous les pays de la zone pratiquent la compression salariale qui a si bien réussi à l’Allemagne, la récession est assurée. La réussite allemande provient de ce qu’elle a pratiqué cette déflation quand les autres ne la pratiquaient pas : le dynamisme de ses exportations à destination de la zone euro a permis de compenser l’effet dépressif du serrage de vis interne. Et, du coup, l’amélioration allemande (et hollandaise) s’est traduite par une détérioration de la compétitivité des principaux partenaires de l’Allemagne au sein de la zone euro : France, mais aussi Italie, Espagne, Portugal, Autriche, Finlande, …. La solution, à l’évidence, réside dans une baisse du taux de change de l’euro (elle a commencé, mais tardivement) et par un partage du fardeau, de manière à substituer à la course au moins-disant salarial et social des formes coopératives de lutte contre la crise. Un peu comme, autrefois, les politiques d’aménagement du territoire permettaient de freiner, voire d’inverser, les flux migratoires des régions françaises pauvres vers les régions riches. L’alternative à la récession, c’est la solidarité.

L’explication interne ne doit cependant pas être évacuée. Nous l’avons vu : entre 2004 et 2011, la rémunération du travail dans les entreprises industrielles a progressé plus vite que leur valeur ajoutée, et cela ne peut s’expliquer par un effort de compétitivité hors coût qui aurait conduit à augmenter les salaires. Il en est résulté un affaiblissement de leur excédent brut d’exploitation, c’est-à-dire de ce qui permet aux entreprises à la fois d’investir et de rémunérer le capital. Le problème est que, sous la pression de la financiarisation croissante du système productif, les entreprises françaises ont sensiblement augmenté la rémunération du capital (+ 84 % entre 2000 et 2008), comptant de plus en plus sur l’endettement (+ 75 % durant la même période), pour financer leurs investissements. La crise a alors déferlé sur des entreprises fragilisées par un endettement excessif et un sous-investissement chronique. Les faiblesses du système productif, notamment industriel, qui étaient partiellement masquées, sont alors apparues en plein jour. Pour les combattre, il faudra à la fois moins rémunérer le capital et demander au travail un effort, par exemple, comme en Allemagne, en contrepartie d’une place des salariés dans les instances dirigeantes.

 

[1] Il s’agit des chiffres d’Eurostat. Ceux du Bureau of Labor Statistics des Etats-Unis sont un peu différents.

[2] Il s’agit de la valeur ajoutée, c’est-à-dire de la différence entre le montant de la production et les achats effectués auprès d’autres entreprises pour alimenter cette production. Tout est mesuré en euros courants.

[3] Ecart relatif, compte tenu de leur niveau d’activité six fois plus élevé pour les Etats-Unis que pour la France.

[4] Ce qui pousse Paul Krugman (prix Nobel de sciences économiques en 2008), à estimer que la notion de « compétitivité » d’un pays est une absurdité.

[5] Voir le livre de Guillaume Duval, La France d’après, Les Petits matins, 2011.