Pour les Mélanésiens qui l’habitent depuis des millénaires, c’est le Kanaky.

Pour les français de métropole, c’est un territoire d’outre-mer, avec son statut particulier qui lui accorde beaucoup d’autonomie. Mais c’est aussi, et en particulier pour les dirigeants français, un des signes de la grande puissance française dans le monde.

Pour des raisons aujourd’hui essentiellement géopolitiques (garder la Chine à distance et posséder des eaux territoriales immenses), les autorités semblent vouloir en faire un territoire définitivement partie intégrante de la France. Les Mélanésiens s’opposent à cette vision qui les éloigne de leur souveraineté.

Le projet de réforme électorale a rallumé les braises d’un conflit refoulé. Et le transfert et l’incarcération en métropole de leaders indépendantistes plus radicaux ne peuvent manquer de rappeler ceux du général haïtien Toussaint Louverture emprisonné au fort de Vaux ou en sens inverse ceux de militants kabyles réclamant l’indépendance et envoyés en Nouvelle Calédonie.

On peut craindre d’y voir le signe d’une résurgence coloniale. L’avenir du Kanaky peut encore être pensé de manière harmonieuse entre les leaders mélanésiens traditionnels et la puissance coloniale pour un pays souverain associé à la France.

Encore faut-il commencer à écrire cette nouvelle page.

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L’actualité révèle au grand jour des situations de violence, avec des atteintes aux biens et surtout aux personnes, y compris des acteurs de la vie publique. Nous pouvons y voir le révélateur d’un climat de violence, par des paroles qui affectent les relations habituelles et la dignité des personnes, par des injustices et des discriminations liées aux origines et aux conditions de vie. Mais les dérapages destructeurs impliquent sûrement la responsabilité des auteurs. Un travail commun en éthique et en morale n’est donc pas superflu.

1 – Morale, éthique… Suite !
* On entend beaucoup aujourd’hui, et pas seulement de la part de politiques, notamment à propos des migrations : « Moi je ne fais pas de morale, je m’intéresse au réel ». Tout d’abord, que serait une morale qui ne s’intéresserait pas au réel ? Affirmation de principes formels, vœux pieux, répétition de slogans… Toute réflexion honnête à propos de morale et d’éthique doit commencer par une attention aux situations et à leurs enjeux de vie, notamment pour les humains. Il s’agit aussi de dépasser son seul avantage personnel ou communautaire pour s’intéresser à l’autre et au monde, pour se situer de manière réfléchie et responsable.
* La dérobade, sous prétexte de ne pas faire de morale, paraît bien trompeuse. Ce que l’on présente comme des évidences ou du bon sens cache souvent des préjugés et des intérêts liés à telle catégorie sociale ; il y a aussi des peurs diffuses. On évoque peu une théorie morale qui se pare de bon sens et régit les comportements, alors qu’elle se trouve rarement explicitée : l’utilitarisme. Cette théorie s’appuie sur une principe simple « est bon ce qui sert le plus grand bien-être du plus grand nombre ». Une apparence d’évidence qui comporte des points aveugles. Comment mesurer le bien-être ? On en reste souvent à des critères matériels, voire monétaires, oubliant les valeurs éthiques, symboliques, spirituelles. Que devient alors le « petit nombre », est-il voué à l’oubli ? On risque de légitimer ainsi la mise au rebut des plus fragiles, de les considérer comme des « déchets ». Un exemple : les débats concernant une loi sur l’immigration. La référence à la dignité humaine est rarement évoquée, on se concentre sur des risques (la rencontre de différentes cultures n’est jamais simple) ou des avantages (occuper des emplois peu valorisés). Un signe inquiétant : la fraternité est carrément laissée de côté.
* Rappelons-nous que le déficit de réflexion et de débat éthique, que la méconnaissance de la dignité humaine parfois jusqu’au mépris, tout cela amplifie le climat de violence.

2 – Solidarités : des avancées politiques, des rencontres étonnantes…
* Une rencontre d’acteurs politiques a eu lieu à Paris pour organiser l’aide aux populations les plus fragiles. Il est bon que les représentants des différents pays se parlent et mettent en place des procédures de soutien. Mais des engagements déjà pris n’ont pas été tenus, concernant le dérèglement climatique et le soutien effectif aux pays les plus en difficulté. Il est important de tenir parole pour promouvoir un développement local, faire face aux défis climatiques et à l’extrême pauvreté. On éviterait ainsi que des populations se trouvent contraintes à la migration.
* Des ados pris en charge par l’institution Salvert (dans la Vienne), au nom de l’Aide sociale à l’enfance (ASE), se sont rendus avec leurs éducateurs au Togo pour rencontrer des jeunes de leur âge. Rendant compte de leur voyage auprès d’un public adulte, ils ont dit combien une telle expérience les avait changés, au point de modifier leur mode de vie et d’envisager des projets d’avenir. Ils attendent à leur tour la venue de visiteurs togolais… À noter que le département, qui a compétence pour l’ASE, a contribué au voyage et donc aux rencontres.

3 – Drames humains…
* Un bateau coule au large de la Grèce : il y a des centaines de victimes, notamment des femmes et des enfants enfermés au fond de la cale. Il est permis de penser que les secours auraient pu agir. L’action des ONG qui s’efforcent d’aider les naufragés est elle-même entravée. Ainsi des enjeux, tant de la politique intérieure en Grèce que de la politique chaotique des pays de l’Union européenne, font que la vie des gens semble avoir moins d’importance que quelques voix aux élections. En régime démocratique, cela engage chacun des citoyens. Veillons à ne pas laisser endormir notre vigilance éthique ! Lorsque la dignité humaine n’est plus considérée, la démocratie est en danger ; lorsque la démocratie vacille, nous pouvons trembler  pour notre dignité.
* Dans le même temps, le naufrage d’un petit sous-marin, un drame pour les victimes et pour leurs proches, a largement occupé les médias et mobilisé des moyens de secours considérables. Contraste saisissant entre deux situations dramatiques. Les uns et les autres appartiennent-ils vraiment à une même humanité ?
* Parlons aussi d’un chat écrasé par un train qui devient une affaire nationale… La sensibilité paraît vraiment à géométrie variable. Des milliers de personnes meurent en Méditerranée dans la quasi indifférence générale et nous devrions d’abord nous émouvoir de la mort d’un chat. À propos d’éthique, l’émotion entre en jeu, à condition que ne manque jamais une juste évaluation en raison qui hiérarchise les enjeux de vie.

4 – Qu’en est-il à la maison ? Suite…
Violences sexuelles avant l’âge de 18 ans. Une enquête a été menée auprès de 28 000 personnes, les résultats sont publiés dans Population et sociétés, juin 2023. 13% des femmes et 5,5% des hommes ont été victimes de violences sexuelles, dont 1 sur 2 avant l’âge de 11 ans. Cela concerne tous les milieux sociaux, souvent dans le cadre familial. Double peine pour les victimes : le silence recouvre habituellement ces actes infâmes, même s’il devient plus facile d’en parler et de dénoncer les auteurs. On peut espérer que de telles révélations réveilleront la conscience des gens tentés de passer à l’acte.

5 – Et les oubliés ?
* Le journal La Croix a publié les noms de 611 morts de la rue, dont des enfants, (moyenne d’âge 49 ans) entre janvier 2022 et mars 2023 ; un hommage leur a été rendu. Nous honorons notre commune humanité en marquant ainsi la dignité des plus fragiles, en évitant que leur décès reste secret, comme s’ils n’avaient jamais vraiment existé. Pensant aux personnes qui vivent à la rue, il serait préférable d’organiser une réelle prise en charge, au lieu d’envisager de les déplacer au moment des Jeux olympiques.
* Évoquons encore l’institution Salvert : un groupe d’enfants s’est rendu pour un week-end dans un association parisienne qui œuvre auprès des gens de la rue. Les enfants ont spontanément partagé avec ces personnes. Des rencontres improbables qui stimulent le désir de vivre et de partager au sein d’une même humanité.

André Talbot

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Il s’agit là du 2e sujet de l’épreuve de philosophie générale à l’examen du baccalauréat de 2023.

Quand on se nomme Justice et Paix, il est assez logique de se sentir concerné et d’avoir envie de traiter le sujet.

La paix, c’est l’absence ou la fin d’un conflit, c’est aussi la paix sociale quant à la justice, c’est le respect du droit, la punition et la réparation, mais c’est aussi la justice sociale.

1-Une paix durable ne se conçoit pas sans la justice, mais la recherche de la paix passe souvent par des compromis et peut entraîner des injustices, perpétuer des relations de pouvoir et d’exploitation.

2-Inversement, lorsqu’on lutte contre l’injustice, cela passe souvent par un rapport de forces et la recherche de la justice peut entraîner, voire nécessiter, des conflits.

Ainsi donc si la paix implique une aspiration profonde à la justice pour tous, on voit cependant que paix et justice sont deux idéaux, dont la relation, contrairement à ce que l’on pourrait croire, ne va pas forcément de soi.

Mais la paix véritable ne saurait être pensée sans la justice. C’est d’ailleurs ce que dit le cardinal Matteo Zuppi de retour d’une mission pour la paix en Ukraine : « La paix sans justice serait dangereuse et ne durerait pas ».

 

1 – Morale, éthique… Et la vie de tous les jours !
* L’usage de ces mots n’est jamais simple. Quand on accuse quelqu’un de « faire la morale » ce n’est pas un compliment. Par contre, pour donner du poids à certaines prises de position, on se réfère volontiers à la morale et mieux encore à l’éthique : ça fait sérieux et ça mérite attention… Pourquoi deux mots ? L’un vient du latin (morale) et l’autre du grec (éthique). Il peut être intéressant de les distinguer.
* Avec beaucoup d’autres, je me fie à Paul Ricoeur. Il met en premier l’éthique pour évoquer la quête d’une vie bonne, avec et pour les autres, dans des institutions justes. Une personne engage sa responsabilité en vue du bien, mais jamais seule, toujours en relation avec les autres, mais encore au sein d’institutions qui organisent la vie commune. Chacun de nous porte une part de responsabilité dans la collectivité. Nous sommes au cœur de la question du sens : comment grandir ensemble en humanité ?
En ce qui concerne la morale, il s’agit des règles du bien vivre ensemble qu’il est bon de respecter pour ne pas sombrer dans une violence qui accorde une prime aux plus puissants, voire aux pervers. Mais ces règles sont elles-mêmes évolutives et nous avons à gérer des héritages pluriels, ce qui provoque des tensions, des incompréhensions, au risque de provoquer des fractures au sein de la société (pensons aux débats concernant des lois récentes ou à venir). Quand il est question de vie et de mort (fin de vie), de relation à l’autre (proche ou étranger), c’est trop sérieux pour en faire des enjeux de tactique politicienne, il importe sur ce point de rester vigilant à l’égard des élus.
* Chacun, avant de se répandre en des affirmations péremptoires, parfois méprisantes, est invité à réfléchir : qu’est-ce qui est en jeu ? Une bonne dose d’humilité ne fait pas de mal en un temps où l’émotion l’emporte sur la raison, où la phrase assassine cherche d’abord des « like » instinctifs. La civilité et la courtoisie apparaissent plus favorables à une avancée commune que des réparties méprisantes, voire des bordées d’injures. Un peu de morale (respect de l’interlocuteur) n’est pas inutile pour parler de morale !
* Mettant en cause les idéologies closes qui cultivent l’agressivité sociale, le pape François rappelle « qu’un chemin de fraternité, local et universel, ne peut être parcouru que par des esprits libres et prêts pour de vraies rencontres. » (Fratelli tutti § 50)

2 – Un peu de « morale » à propos du festival de Cannes !
Cherchant à s’informer sur l’état du monde, durant une semaine on se trouve assailli par les échos du festival, pas forcément pour parler des films. Tapis rouge, paillettes, tenues extravagantes, ragots mondains et contradictions à la pelle… Une sommité du cinéma prêche pour une écologie exigeante (belle parole !) alors qu’il est venu en jet privé (un peu de cohérence ne nuirait pas !). J’en étais presque à maudire le festival (j’implore le pardon des cinéphiles…), quand j’ai lu une chronique de Geneviève Jurgensen (La Croix du 22 mai) : « La source du Festival de Cannes, ce n’est pas l’industrie du cinéma incarnée par un producteur à bretelles et gros cigare (…) c’est la conviction que l’expression artistique peut faire triompher une civilisation porteuse de vie sur une civilisation porteuse de mort. » Provoqué par une telle remarque, je me suis dit : il vaut mieux y réfléchir à deux fois avant de s’enfermer dans le pur et simple rejet… Toujours à propos de festival, Justine Triet, qui a remporté la palme d’or, a tenu un propos directement politique et polémique qui a entraîné de multiples réactions. Les sujets de réflexion ne manquent pas…
Bref, il est sain que la réflexion puisse toujours rebondir, en veillant cependant à tenir une ligne éthique qui ne vogue pas au gré des émotions et des opinions contradictoires.

3 –Encore un peu de morale : retour sur les Français et le don…
Dièse de mai évoquait la hausse des dons, après les difficultés liées à la pandémie. Mais une étude plus détaillée montre que ce sont les dons des montants les plus élevés qui augmentent, tandis que baissent les dons de montants faibles. Quelques explications. Les dons, notamment ceux adressés à des associations humanitaires, donnent lieu à des déductions fiscales (avec des limites) : 66% pour le plus grand nombre, et même 75% pour ceux qui relèvent de l’IFI (impôt sur la fortune immobilière). Mais les personnes et les familles qui ne paient pas l’impôt sur le revenu (elles cotisent par la TVA), en raison de la faiblesse de leurs rentrées d’argent, n’ont aucun avantage fiscal lié à leur générosité.
+ On peut se réjouir que les pouvoirs publics favorisent les dons aux « œuvres » grâce à des réductions d’impôt ; une telle politique offre des possibilités d’action relevant des initiatives sociétales. En raison du principe de subsidiarité, l’État et les autres instances politiques n’ont pas à tout gérer directement, il vaut mieux soutenir les dynamiques de la société civile par des subventions ou des déductions fiscales. Mais il y a le risque que les gros donateurs cherchent à influencer les choix des organismes bénéficiaires.
+ Il est intéressant de parler de « don », avec ce que ce terme évoque de gratuité, ce qui nous sort d’une foire d’empoigne entre les intérêts individuels… Bien des études montrent qu’une société humaine se dénature quand elle ne sait plus faire place à ce qui relève du don gracieux, de la gratuité. Il faut donc résister à la tentation de tout évaluer  avec des critères monétaires : la valeur éthique d’un faible don peut être plus précieuse qu’un gros don permettant une notable réduction d’impôt.
+ L’Évangile vient heureusement chambouler nos critères de jugement : « Jésus vit les gens riches qui mettaient leurs offrandes dans le Trésor du Temple. Il vit aussi une veuve misérable y mettre deux petites pièces de monnaie. Alors il déclara : cette pauvre veuve a mis plus que tous les autres. Car tous ceux-là, pour faire leur offrande ont pris sur leur superflu mais elle, elle a pris sur son indigence. » (Luc 21, 2-4)

4 – Qu’en est-il à la maison ?
On rêve d’associer vie familiale et bonheur. Heureusement, c’est le cas en de nombreuses situations. Mais certains chiffres obligent à considérer des réalités plus contrastées, loin d’une image idéalisée de la vie familiale. Ainsi, dans le département de la Vienne, on a identifié environ 1700 victimes de violences intrafamiliales en 2022, soit une augmentation de 57% en trois ans. Sans doute les personnes maltraitées osent-elles plus facilement porter plainte, alors que trop souvent les méfaits ont du mal à sortir du huis clos familial. Mais l’inceste, les féminicides continuent de faire des ravages ; il suffit de regarder les titres de ce que l’on nomme trop légèrement comme des « faits divers ».

Nous risquons toujours de porter un regard résigné (ce fut toujours ainsi !) sur les différentes formes de violence, sous-estimant le scandale que représente un déchaînement de force brutale au détriment des femmes, des enfants, des personnes faibles ou handicapées ; sans oublier les violences psychologiques sous forme d’humiliations, de mépris sournois. La civilisation, comme quête d’une vie plus humaine pour tous, commence à la maison. Chacun peut y contribuer avec bonheur.

André Talbot

Télécharger le  n°57, juin 2023  (PDF)