Rendre visibles les invisibles.

Certaines catégories sociales sont absentes de la représentation politique. Leurs préoccupations ne sont pas portées et sont souvent méprisées.

Faute de connaissance de leurs droits, nombre de personnes ainsi exclues ne réclament jamais rien et n’engagent jamais de recours. Ou bien elles se voient opposer des conditions supplémentaires non prévues par la loi. D’où un sentiment d’exclusion, voire de rejet du politique, aujourd’hui largement affaire exclusive de professionnels.

Par ailleurs, une frange importante de nos concitoyens n’exercent plus leurs droits et choisissent ainsi de s’exclure volontairement de la responsabilité citoyenne. En France, les abstentionnistes sont devenus majoritaires à certains scrutins, formant ainsi une sorte de mouvement social invisible en marge ou en retrait du politique. Devant une telle dégradation, un sentiment d’impuissance, voire d’indifférence, s’installe sans que d’autres formes d’actions, plus participatives, prennent le relais d’une gestion politique défaillante.

En quoi notre responsabilité de citoyens et de chrétiens est-elle concernée par ces formes d’invisibilité sociale et par les mécanismes qui les construisent ?

Comment est-il possible d’accéder à la citoyenneté quand-on est en situation de vulnérabilité ? A quelles conditions la démocratie peut-elle être un recours pour la représentation de celles et ceux qui n’ont pas voix au chapitre ?

Quelles sont les motivations qui poussent certains à s’exclure eux-mêmes de la vie citoyenne ? A l’approche d’une nouvelle élection présidentielle, peut-on espérer un sursaut de citoyenneté et de responsabilité ?

Telle était la problématique à laquelle le colloque organisé par « Confrontations », avec l’appui de Justice et Paix, tentait de répondre, le vendredi 27 mai dernier.

 

La reconnaissance de l’autre

Or, depuis deux ans, l’Observatoire National de la Pauvreté et de l’Exclusion Sociale a mené un séminaire sur un thème proche : « Pauvres ? Exclus ? Invisibles ? Inaudibles ? ».Michel Legros qui en est membre , rappelait ceci : « Cette idée d’invisibilité s’enracine dans les travaux de philosophes comme Hegel (1770-1831) pour qui « la conscience de soi ne parvient à la satisfaction que dans une autre conscience de soi », Husserl (1859-1938), Merleau-Ponty (1909-1961) et surtout Paul Ricœur (1913-2005), dont les études constituent une méthode d’analyse des modes de reconnaissance et une affirmation de l’importance de la reconnaissance de l’autre . Ces auteurs, tout comme Emmanuel Levinas, conceptualisent la reconnaissance de l’autre, tant dans les interactions sociales que dans une démarche clinique qui inspirera les psychanalystes et, ultérieurement, les recherches sur le « care » (voir le n°206, octobre 2015, de la Lettre de Justice et Paix.

Des études

Ce thème de l’invisibilité a trouvé une actualité avec la publication par Pierre Bourdieu de La misère du monde en 1993. Le sociologue et son équipe y multipliaient les entretiens avec des personnes qui décrivaient leur souffrance d’être « en dehors » ou « à côté ». En dépit de son importance, cette approche des phénomènes de pauvreté est restée minoritaire. On en retrouve cependant des suites dans une succession de travaux : Maryse Rapsat sur les personnes sans domicile, Stéphanie Rubi sur les jeunes, Serge Paugam et Camila Giorgetti sur la visibilité des pauvres dans un espace public ou encore Cécile Braconnier et Nonna Mayer sur l’invisibilité dans la vie politique. L’invisibilité sociale a également donné lieu à un colloque international à l’Institut Catholique de Paris.

L’invisibilité fait aussi l’objet de travaux associatifs. Lorsque le Secours catholique publie son rapport annuel, il éclaire, en s’appuyant sur les témoignages de ses adhérents, des situations jusqu’alors peu identifiées. De même lorsqu’ATD Quart Monde collationne les témoignages de personnes pauvres, l’association constitue un formidable réservoir de connaissances de la diversité des situations et des personnes. Il arrive aussi que des journalistes approfondissent des situations jusqu’alors restées invisibles. C’est le cas de Florence Aubenas décrivant la précarité des femmes affectées au nettoyage des car-ferries du parcours Transmanche ou d’Elsa Fayner dans « Et pourtant je me suis levée tôt ? »

L’invisible est produit par celui qui ne le voit pas

Pour le philosophe Guillaume Le Blanc, chargé d’introduire et de conclure cette journée, « reconnaître une vie, c’est lui donner crédit, lui conférer une valeur et ainsi la rendre visible. Inversement une vie invisible est à ce point méconnue que toute valeur lui est ôtée et qu’elle ne compte plus alors. »
Des interventions qui se succédèrent (le colloque fera l’objet d’une publication), on peut retenir toute une série de réflexions.

Etre ou ne pas être vu et entendu dépend de la distribution sociale. Le fait de voir ou de ne pas voir, entendre ou ne pas entendre ne relève pas que des sens. Dans la salle d’attente du médecin, celui-ci existe avant que je l’aie vu. Le SDF que je vois, n’est pas vraiment là, je n’ai aucun lien avec lui. Nous rendons absent le sujet présent. L’invisible est produit comme tel par celui qui ne le voit pas, parce que ce dernier n’a aucune vie sociale, aucun capital social.

L’invisible est inaudible, car c’est le visage (selon Levinas) qui est porteur d’une voix, or le sans -voix a bien une voix mais elle se heurte au refus d’entendre, ce qui le rend invisible. Tout le travail critique, politique et clinique devrait consister en une prise de soin (le care) de la voix des fragiles. Michel de Certeau disait « en 1968, on a pris la parole, comme en 1789 on a pris la Bastille ». Cette prise de parole, était la voix des inaudibles ; c’est ce que cherche à faire aujourd’hui Pierre Rosanvallon dans son manifeste « le Parlement des invisibles ».

Accès aux droits, désintérêt envers les droits

Les invisibles, sauf les étrangers, sont des citoyens, leur problème n’est pas d’accéder à la citoyenneté mais de l’exercer (parce que difficilement accessible, parfois contestée, ou même inenvisageable). Ils cumulent les expériences qui les menacent dans leur identité, ils se sentent inutiles au monde (surnuméraires, aurait dit Robert Castel).
L’invisibilité n’est pas un attribut, mais le résultat de mécanismes d’invisibilisation. Les populations invisibles sont des groupes très divers sans relations entre eux.

Le plus difficile est de donner la parole aux exclus (et pas seulement au moment des élections), et de les entendre. L’invisibilité sociale est aussi le résultat d’habitudes qui se créent : on tolère aujourd’hui des familles avec enfants dans la rue, qui se sentent « non vues » et qu’effectivement nous ne regardons pas. Cette invisibilité est souvent le résultat du découragement. A Paris une personne sur deux n’appelle plus le 115 et seuls 5% des expulsés essaient de faire valoir leur droit au logement opposable.

Deux points stratégiques : investir dans l’accès aux droits en s’adaptant à la population concernée et redonner la parole qui donne la capacité d’agir. Mais rien de tout cela ne peut être fait rapidement ; le temps long est nécessaire. Or le temps long n’est pas celui des politiques, ni celui des bénévoles ou des militants.

D’un autre côté, il faut compter avec un phénomène d’éloignement du politique qui concerne de plus en plus de monde. Trois millions de citoyens ne sont pas inscrits sur les listes électorales, le taux d’abstention ne cesse de grimper et en même temps bien des gens font des choses (agriculture bio, coopératives ouvrières, habitat et jardins partagés etc.) Ce sont peut-être des originaux, sûrement pas des marginaux. Appelons- les des défricheurs, mais ils restent au niveau local, il y a un fossé entre les initiatives locales innovantes et la politique globale ou nationale : comment agir local, mais penser global.

Reconnaître et vivre ensemble

La dernière table ronde qui avait pour titre « Pour une citoyenneté et une responsabilité qui répare le monde » a vu dialoguer deux femmes : Nadia Taïbi, professeure de philosophie et Claire Sixt Gateuille, théologienne protestante.

De ce dialogue on peut retenir deux points forts :

les hommes invisibles le sont par l’effet des catégories qui les recouvrent, parce qu’ils sont dissimulés sous les catégories de ceux qui les stigmatisent. Il faut lire Ralph Ellison « Homme invisible, pour qui chantes-tu ? »(Les cahiers rouges. Paris. Grasset) et aussi Simone Weil qui, rapportant son expérience ouvrière, disait  ce que cela fait d’appartenir à la classe qui ne compte pas. L’homme invisible est un fantôme, non par sa volonté, puisqu’il est pris dans sa catégorie, mais bien par discrimination négative, et ce stigmate, non seulement il le porte, mais il l’intègre.D’où l’urgence de lever l’oppression, de lutter pour la reconnaissance.

Pourquoi la citoyenneté est-elle problématique aujourd’hui ? Parce que la définition de la politique a changé. D’une politique fondée sur la notion de pouvoir (séparation des pouvoirs, « forces politiques ») nous sommes en train de passer, entre autres grâce à Hannah Arendt, à une politique fondée sur la volonté de vivre ensemble. Or ce qui n’avait besoin que d’une adhésion de masse, d’un rapport de force entre groupes sociaux, a besoin aujourd’hui d’une adhésion et d’un engagement individuel, car le vivre ensemble a besoin de tous. Mais cette nouvelle définition de la politique, très belle et très forte, est aussi très fragile, car des logiques d’exclusion la rognent et remettent en cause la citoyenneté. Que la plupart des gens soient exclus de l’exercice du pouvoir, c’est normal. Mais qu’ils soient exclus de l’exercice du vivre ensemble, c’est la faillite de la société.

 

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Une citoyenneté qui rend responsable de vivre ensemble repose sur plusieurs piliers :

la reconnaissance,
le sentiment d’utilité,
le sentiment d’appartenance (Michael Walzer).
Et pour réparer le monde il ne suffit pas d’une action individuelle et d’une action collective, il faut trouver le moyen de favoriser la créativité de tous ceux qui sont sur les marges.