Le respect des principes républicains. Projet de loi.

Pour l’historien et sociologue Jean Baubérot, le projet de loi sur les séparatismes « confortant le respect des principes républicains » remet en cause des libertés fondamentales et risque d’être contre-productif.

Entretien

L’historien de la laïcité, ancien conseiller pour la formation et la citoyenneté au cabinet de Ségolène Royal en 1997 et auteur de La loi de 1905 n’aura pas lieu (Editions de la FMSH, 2019) et d’Improbables amours. Emile Combes et la princesse carmélite (Editions de la libre-pensée) réagit à la présentation, le 9 décembre en conseil des ministres, du projet de loi « confortant le respect des principes républicains ».

Le projet du gouvernement a subi des modifications après consultation du Conseil d’Etat. Quelle lecture faites-vous du texte tel qu’il a été présenté en conseil des ministres ?

Dans ses discours de Mulhouse [le 18 février] et des Mureaux [le 2 octobre], Emmanuel Macron cherchait un équilibre entre le séparatisme produit par la République et le radicalisme religieux. Il n’en reste rien dans le projet de loi où les mesures en faveur de la mixité sociale, prévues à l’origine, ont totalement disparu. Leur report annoncé ne rassure pas, loin de là, et montre au contraire où sont les priorités du gouvernement.

L’avis du Conseil d’Etat a permis des reformulations qui rendent le projet de loi plus conforme à ce que doit être un texte juridique que dans sa version initiale. Mais cela ne change pas le fond du message envoyé par le gouvernement, à savoir que, pour lutter contre l’islam radical, il faut renforcer les contrôles administratifs et la surveillance des cultes. Si certaines mesures semblent aller dans le bon sens comme l’encadrement des flux financiers provenant de l’étranger, la plupart remettent en cause des libertés fondamentales en démocratie et risquent d’être largement contre-productives.

Quelles mesures vous inquiètent-elles plus particulièrement au regard des libertés ?

Les nouvelles contraintes imposées aux associations cultuelles – et parfois plus largement au monde associatif – vont profondément modifier les relations entre l’Etat et la société civile, dont font partie les religions. Sous la pression du Conseil d’Etat, le gouvernement a renoncé à imposer une autorisation administrative préalable à la création d’une association cultuelle, comme c’était le cas dans la première version du texte. Mais il reprend d’une main ce qu’il a concédé de l’autre en instaurant un droit d’opposition de l’administration.

Une mesure analogue avait été instaurée en 1998, et vite abandonnée devant l’incapacité matérielle de certaines préfectures d’examiner les documents fournis et la tendance d’autres à refuser l’appellation « cultuelle » pour des motifs aussi futiles que l’existence de repas paroissiaux.

Le retour de cette pratique administrative, aggravée par la nécessité d’un renouvellement de la déclaration tous les cinq ans, crée une redoutable insécurité juridique pour les associations. Le gouvernement affirme vouloir faire basculer des associations musulmanes du statut loi de 1901 à un statut loi de 1905, plus adapté. J’estime que c’est une fort bonne idée, mais je comprends d’autant moins pourquoi le projet de loi comporte des mesures aussi dissuasives.

Un article prévoit que les associations bénéficiant de subventions signent un « contrat d’engagement républicain ». En quoi cette mesure vous pose-t-elle problème ?

Tout d’abord ce dispositif concerne non plus les seules associations cultuelles, mais le monde associatif (loi 1901) dans son ensemble. Au départ, le gouvernement voulait, avec ce contrat, imposer le respect des « valeurs » de « liberté, d’égalité, de fraternité, de respect de la dignité de la personne humaine et de sauvegarde de l’ordre public ». Bien évidemment, personne ne peut être contre cette idée. Sauf que les « valeurs » ne sont pas juridiquement définies et peuvent donner lieu à des interprétations très larges, voire relever d’un certain arbitraire.

Sous la pression du Conseil d’Etat, le gouvernement a fait machine arrière : seront imposés les « principes » de la République, définis par la jurisprudence sur des bases objectives. Mais l’exposé des motifs reste inchangé et l’esprit demeure le même. D’ailleurs, le terme « contrat » a été maintenu contre l’avis du Conseil d’Etat, ce qui manifeste la volonté politique de faire croire aux associations qu’elles passent un contrat, alors que ce n’est juridiquement pas le cas.

La possibilité que les subventions puissent être retirées en cas de manquement risque d’entraîner un double danger pour de nombreuses associations qui, avec obstination et souvent grâce à du bénévolat, tissent du lien social dans les quartiers difficiles : d’une part l’impossibilité de projets à long terme, et d’autre part la difficulté que ce « contrat », mal défini, soit mal compris sur le terrain et les discrédite auprès des populations qu’elles soutiennent aujourd’hui, au risque de voir émerger, dans cinq ou dix ans, de nouveaux « territoires perdus » de la République.

Pourquoi dites-vous que ce projet de loi va à l’encontre de la séparation inscrite dans la loi de 1905 ?

Le paradoxe, c’est que le gouvernement affirme renforcer la laïcité, alors qu’il porte atteinte à la séparation des religions et de l’Etat. Avec ce texte, il accorde un rôle beaucoup plus important à l’Etat dans l’organisation des religions et de leurs pratiques, et renforce le pouvoir de contrôle de l’autorité administrative, aux dépens de celui de l’autorité judiciaire. Il est d’ailleurs très éclairant de constater qu’il va plus loin que ne le réclamaient les partisans d’un contrôle étatique sur les religions, quand se préparait en 1904 la loi de séparation des Eglises et de l’Etat. Même Emile Combes [président du conseil de 1902 à 1905] n’envisageait pas, à l’époque, de confier à l’autorité administrative la décision de fermeture d’une association pour une suspicion de délit. Aujourd’hui, on veut aller plus loin que les « combistes » !

Comment pouvez-vous dire que les mesures annoncées risquent d’être contre-productives ?

Je ne nie pas le danger terroriste et le fait que la récurrence d’attentats appelle une réflexion et des mesures nouvelles. Mais l’orientation qui sous-tend ce nouveau projet perpétue et aggrave ce qui, depuis des décennies, conduit la République d’échec en échec contre l’extrémisme islamique, à savoir une forme de fondamentalisme républicain, d’approche religieuse de la laïcité. Là encore, l’histoire peut nous éclairer. En 1905, la tentation était grande chez les républicains de vouloir contraindre fortement l’Eglise catholique dont ils craignaient à juste titre le pouvoir de nuisance politique. Se faisaient face d’un côté le bloc catholique, uni face à Combes, et de l’autre le bloc des gauches.

Toute l’intelligence d’Aristide Briand et de Jean Jaurès a été de casser en deux le bloc catholique pour isoler les extrémistes. Ils ont rédigé une loi suffisamment inclusive pour que la majorité des catholiques puissent pratiquer leur culte à leur manière – sans que la République se mêle d’interdire telle ou telle pratique –, à partir du moment où ils étaient d’accord pour respecter la tolérance civile. Briand et Jaurès appelaient au pragmatisme et au respect des libertés, pas à une lecture religieuse des principes. A l’époque, d’ailleurs, ils étaient accusés d’être des « socialo-papalins », comme aujourd’hui sont qualifiés d’« islamo-gauchistes » ceux qui s’inscrivent dans la logique de la loi de 1905.

« Ce projet de loi témoigne de la nostalgie d’une pureté laïque qui n’a jamais été mise en pratique et n’a donc jamais fait la preuve de son efficacité »

Depuis Max Weber, on sait que la réussite d’une politique est proportionnelle à la capacité de maîtriser ses effets non voulus. La lutte contre l’extrémisme ne doit pas s’opérer au prix de la remise en cause des libertés, ni au prix du renforcement du sentiment d’exclusion d’une partie de la population. Aujourd’hui, je crains que la stratégie du gouvernement, qui choisit de renforcer les contraintes en laissant de côté le volet social, n’aboutisse au résultat inverse de celui recherché.

Ce projet de loi témoigne de la nostalgie d’une pureté laïque qui n’a jamais été mise en pratique et n’a donc jamais fait la preuve de son efficacité. On réinvente un passé sans voir l’écart entre les principes énoncés – l’égalité, la fraternité… – et la réalité. Une enquête de la délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT (Dilcrah) [en novembre 2019] montre que les discriminations frappent avant tout les musulmans en France et sont plus douloureusement ressenties par ceux de la 2e et 3e génération ayant un bac + 2.

Si la stratégie du gouvernement peut s’avérer payante pour éliminer la concurrence d’éventuels adversaires de droite à l’élection présidentielle de 2022, elle est politiquement dangereuse. Les jeunes musulmans, enjeu essentiel, ne vont pas y trouver leur compte. Et l’on risque d’assister à une surenchère de la droite lors du débat parlementaire.

Que proposez-vous, de votre côté, pour lutter contre le radicalisme ?

La laïcité n’est pas pratiquée de la même façon en France selon les institutions. Il me semble que l’on gagnerait à regarder ce que fait l’armée, qui est à mon avis l’institution maîtrisant le mieux le sujet – sans qu’on puisse l’accuser d’islamo-gauchisme. Depuis plusieurs années, elle a dû s’organiser pour faire face à un défi immense. D’une part, elle est en première ligne dans le combat contre un terrorisme qui se réclame de l’islam, en Afghanistan puis aujourd’hui au Sahel. Et, d’autre part, elle est l’un des secteurs d’ascension sociale qui compte un nombre important de recrues de confession musulmane.

L’institution militaire a réussi à mettre en œuvre une laïcité intelligente, dans la filiation de la loi de 1905. Des barquettes casher et halal y sont servies quotidiennement et cela ne fait pas polémique. Une brochure distribuée dans les écoles militaires et les casernes explique de façon remarquable ce qu’est la laïcité et ce qu’elle n’est pas. Elle devrait être diffusée largement au sein de l’éducation nationale et dans les hôpitaux, où les personnels sont souvent démunis, faute de financements pour la formation.

Pour lutter contre la radicalisation en prison, vous plaidez pour une meilleure reconnaissance des aumôniers musulmans. Pourquoi ?

Il existe 250 aumôniers de prison musulmans qui sont défrayés – et, encore, pas suffisamment pour payer leurs frais de transport –, mais pas rémunérés par l’Etat. Faute de salaire, ils ne consacrent que peu de temps aux détenus chaque semaine. Les rémunérer convenablement et les former aux lois de la République serait un investissement efficace dans des lieux de possible radicalisation, et ils pourraient être également imams.

Là encore, on gagnerait à s’inspirer du travail de l’armée, où les aumôniers militaires musulmans – comme leurs homologues catholiques, protestants et juifs – sont intégrés à l’institution en tant qu’officiers et doivent connaître l’histoire et les règles républicaines, notamment celles concernant la laïcité. Un tel dispositif n’est pas une atteinte à la laïcité. La loi de 1905, dans son article 2, permet la rémunération des aumôniers sur fonds publics dans les lieux fermés, afin d’y garantir le libre exercice des cultes.

Une autre mesure utile serait de distinguer au sein du gouvernement la gestion des cultes de la lutte contre le radicalisme. Aujourd’hui, les deux sujets relèvent du ministère de l’intérieur qui – c’est logique, puisque son rôle est d’assurer la sécurité – a tendance à avoir une approche sécuritaire des religions. Or ce sont deux rôles bien distincts.

En régime de séparation, les rapports entre la République et les religions sont surtout juridiques. Il serait plus logique que ce soit le ministère de la justice qui gère les cultes : cela éviterait les confusions et changerait aussi la perception de la laïcité chez les musulmans. Enfin, il faudrait recréer la Haute Autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité (Halde), supprimée pendant le quinquennat de Nicolas Sarkozy, afin d’éviter que des pratiques sociales contraires à la laïcité puissent se perpétuer en se réclamant d’elle.