Les iraniennes, à l’avant-garde de la transformation de la société
Le feu couve sous la braise. La contestation des femmes se poursuit à bas bruit en Iran. Depuis les premières manifestations déclenchées en septembre 2022 par la mort d’une jeune femme, Mahsa Amini, arrêtée par la police des mœurs pour un port jugé non conforme du foulard islamique, la répression s’est intensifiée et diversifiée. Mais le régime théocratique affronte un défi redoutable et durable : ossifié autour d’une base sociale rétrécie, il semble ne plus avoir de prise sur la transformation en profondeur de la société.
Signe que le pouvoir n’entend pas lâcher prise, de nouvelles mesures de surveillance sont entrées en vigueur courant avril. La police recourt à la surveillance vidéo et aux technologies de reconnaissance faciale pour traquer les femmes qui ne portent pas de foulard et pour exercer des pressions sur leur entourage, familial ou professionnel. Les autorités ont averti qu’un conducteur pris en train de rouler avec une femme n’obéissant pas au code vestimentaire pourrait voir son véhicule saisi en cas de récidive. Le 16 avril, elles ont fait savoir que 150 établissements commerciaux avaient été fermés en 24 heures pour ne pas avoir respecté l’obligation du port du voile par leurs employés.
La violence physique est aussi utilisée, à large échelle. Six mois après le début des manifestations, le bilan de la répression était d’environ 520 morts et plus de 20 000 arrestations, pour la plupart des jeunes, femmes et hommes. Quatre manifestants accusés d’avoir attaqué des représentants de l’ordre ont été exécutés. Les corps de certaines victimes ne sont parfois rendus aux familles qu’après qu’elles aient accepté de tronquer la vérité sur les circonstances exactes du décès. Le viol en prison est devenu une pratique courante. Des lycéennes adolescentes ont, elles aussi, été broyées par les forces d’oppression.
Cette triste litanie indique que le régime iranien mène une lutte sans merci contre ce qu’il considère comme un ennemi intérieur. Et de fait, la révolte des femmes s’apparente à une révolution. La République islamique a été instaurée en 1979, après le renversement du shah, par l’ayatollah Rouhollah Khomeyni. Ce haut dignitaire religieux chiite a imposé le système du velayat-e-faqih, une conception théocratique du pouvoir selon laquelle l’autorité suprême est détenue par un imam et, au-dessus de lui, par Dieu. Tout le reste en découle : le système politique, les règles économiques, la vie en société, le statut personnel. L’un des principaux symboles de cet ordre islamique est le port du foulard par les femmes, et plus particulièrement le hijab, qui couvre la tête en laissant le visage apparent. Cette prescription est présentée comme coranique par la plupart des autorités musulmanes dans le monde. En Iran, elle a été imposée par les miliciens khomeynistes dès le début de la révolution, puis par la brigade des mœurs.
Avec cette perspective, le combat des Iraniennes acquiert toute son ampleur. Le port du voile n’est pas qu’une contrainte vestimentaire. Il est le signe d’une soumission à l’ordre imposé par la République islamique. Et son rejet est, à l’inverse, un geste de défiance qui, lorsqu’il se répand et devient un ample mouvement collectif, récurrent et transgénérationnel, sape l’autorité du régime et de l’actuel guide suprême, l’ayatollah Ali Khamenei. Marcher les cheveux au vent, écrire sur les murs « Mort au dictateur », scander dans les rues le slogan « zan, zendegi, azadi » (« femme, vie, liberté »), ne plus respecter la séparation des sexes à l’université, accepter de prendre une femme non voilée dans son taxi ou d’employer une salariée travaillant tête nue… Tous ces actes deviennent des faits de résistance contre un système jugé oppresseur.
La République islamique d’Iran s’est longtemps enorgueillie de favoriser l’éducation des filles, davantage que certains régimes musulmans sunnites ultraconservateurs. Les femmes travaillent, conduisent, participent à des compétitions sportives. Mais elles doivent rester à l’intérieur d’un carcan de règles fixées par un clergé masculin pour qui la liberté des femmes est un cauchemar à réprimer à tout prix, car elle briserait tout son système de justification politique et idéologique. Le pouvoir est donc prêt à aller très loin dans la répression d’une nouvelle génération de femmes et d’hommes qui semble tout aussi déterminée à trouver son propre chemin d’existence, dans ce qui est son pays.
NB : lire l’article « Iran : une nouvelle révolution ? », de Sepideh Farkhondeh et Clément Therme dans la revue Études, n° 4300, Janvier 2023.