Interventions civiles de paix au nord Cameroun

La France a annoncé le retrait de l’opération Barkhane du Mali. Les Américains ont quitté un Afghanistan dévasté et instable. Ces échecs patents nous engagent à repenser nos concepts et pratiques de sécurité. L’Union Européenne relance un appel à projet de plusieurs millions d’euros pour constituer des réseaux de paix locaux dans tout l’ouest africain. La Commission Justice et Paix France a reconnu depuis longtemps l’importance d’articuler forces globales et locales de paix. Et de donner à ces dernières les moyens d’agir. Récemment, elle a soutenu la participation de jeunes leaders de projets à la formation sur la protection civile non-armée développée par l’Institut catholique de Paris et le Comité français pour l’Intervention Civile de Paix. Le Père Djeumegued, porteur d’initiatives de paix dans l’extrême nord du Cameroun, témoigne des défis à venir.
Cécile Dubernet, Institut Catholique de Paris, Justice et Paix France.

À l’Institut Catholique de Paris (ICP), la formation en Intervention Civile de Paix (ICP, promotion 2019-2020) nous a permis de saisir l’apport des civils non armés dans la prévention et la résolution des conflits. Nous avons découvert des outils : analyse et gestion des conflits, stratégies de médiation et de réconciliation, organisation et travail en groupe, participation inclusive pour traiter des questions de sécurité ou de consolidation de la paix, valeurs de l’ICP, méthodes pour se préparer à la mission (individuellement et en groupe). Au retour, j’ai rejoint le Comité Diocésain Justice et Paix de mon diocèse.

Dans la région de l’Extrême-Nord (Cameroun)

Cette région, près de 20 % de la population totale, est la plus peuplée et la plus pauvre du pays : 74 % de la population vit sous le seuil de pauvreté (37,5 % au niveau national). Le diocèse de Maroua-Mokolo y couvre les départements du Mayo-Tsanaga, du Mayo-Sava et du Diamaré : 12 000 km², environ 2,2 millions d’habitants, 90 700 baptisés, 62 prêtres diocésains. Dans les grandes plaines autour de Maroua, surtout vers l’Est, on pratique l’élevage intensif (bovins) et la culture de saison sèche (mil de karal). À l’Ouest, les Monts Mandara s’allongent vers le Nigéria : les Montagnards y cultivent en terrasse, maïs, mil, sorgho, haricots, etc. Les Kapsiki, avec ses pittoresques pics volcaniques, disposent de plateaux fertiles (maïs, sorgho, arachides, tubercules ; élevage).

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Les ethnies du diocèse, nombreuses, parlent une cinquantaine de langues différentes. Rurale aux trois quarts, la population double tous les 25 ans. La densité moyenne (183 hab./km²) cache de fortes disparités : faible en plaine, jusqu’à 250 hab./km² dans les Monts Mandara. Les terres manquent. L’insécurité foncière freine toute fertilisation. L’analphabétisme touche femmes (90 %), hommes (70 %) et enfants (40 % seulement sont scolarisés). Le diocèse dispose de 4 écoles maternelles, 56 écoles primaires, 7 collèges, 19 dispensaires, un hôpital. Il dessert 3 prisons et 2 centres DDR (cf. ci-après). L’Église est confrontée aux questions de sécurité, de paix, de justice et des besoins de l’heure. Comment porter des solutions durables et endogènes ? Le diocèse a confié cette mission au Comité diocésain Justice et Paix (CDJP), qui organise de multiples rencontres.

Beaucoup ignorent leurs droits et leurs devoirs. En découlent abus et violations de droits en matière foncière, d’héritage, d’établissement des pièces officielles (carte d’identité, actes de naissance, permis de conduire), de mariages forcés de filles mineures, etc. L’ignorance nourrit la corruption.

Comment cohabiter pacifiquement ? Comment établir des rencontres interreligieuses fécondes ? Le respect des différences ne doit pas entamer la franchise des dialogues, notamment quant à la sécurité humaine. Le tribalisme gagne du terrain : des tribus se laissent politiquement instrumentaliser. Les personnes déplacées internes, ou ex-associées ou ex-otages de Boko Haram, sont mal acceptées dans les communautés hôtes. Une partie de la population peut être tentée de confisquer le pouvoir politique ou économique. Tribalisme et exclusion bloquent le vivre-ensemble, sans compter les multiples violations des droits de la femme et des enfants avec la crise sécuritaire Boko Haram.

Les infrastructures scolaires manquent, sont difficiles d’accès ou d’inégale qualité. Les pesanteurs socioculturelles, l’état de pauvreté généralisé et le problème d’accès à l’état civil occasionnent déperdition scolaire et sous-scolarisation (particulièrement des jeunes filles). Boko Haram en a profité, enrôlant jeunes et enfants dans le conflit armé.

Les prisons (Maroua, Mora, Meri, Mokolo), à 90 % surpeuplées, accueillent inculpés ou accusés, dans des conditions insalubres. Avec la présence de terroristes, elles deviennent des lieux de radicalisme à l’extrémisme violent. Les décès sont nombreux par malnutrition, manque d’hygiène et de soins, ou contamination (sida, gale, tuberculose…).

Créé fin 2018 par le gouvernement, pour les ex-combattants (Boko Haram…), le Comité National de Désarmement, de Démobilisation et de Réintégration (CN-DDR) tarde à se mettre en marche. Constitué d’administrateurs et de leaders religieux et communautaires, il n’a pas de représentation réelle des ex-combattants de Boko Haram, ni des forces vives de la société civile, ou des femmes ou des jeunes. Le texte de création encourage les redditions, sans assumer de prise en charge. Où accueillir ces ex-combattants ?

L’apatridie fait problème. Bien des parents, analphabètes, ignorent l’utilité d’établir l’acte de naissance de leur enfant. Aucune disposition – ou sensibilisation à l’entrée à l’école ou lors du primaire – n’est prise par les autorités locales. Arrivé en classe d’examen, l’enfant est bloqué. Souvent les élèves, particulièrement les filles, abandonnent précocement l’école ; s’ensuivent mariage et grossesse précoces. Quant à ceux qui ont perdu pièces d’identité et diplômes dans les incendies de leurs maisons par Boko Haram, ils doivent « monnayer » pour passer les barrières de police. Certains en profitent pour régler des comptes ou pour arracher les terres aux pauvres en les accusant de terrorisme.

Autant de défis à relever pour le CDJP

Nous allons recenser, dans un livret, lois utiles, procédures judiciaires, administratives ou coutumières, devoirs des citoyens, droits de l’homme, et ce, en cinq langues locales, à disposition des comités paroissiaux Justice et Paix, que nous voulons ouvrir à tous, sans distinction de religion (catholiques, protestants, musulmans, animistes), de sexe ou d’opinion. Justice et Paix sont des biens communs à tous, une responsabilité collective et personnelle.

Le CDJP est engagé dans l’Association CAmerounaise pour le Dialogue InterReligieux (Antenne ACADIR de Maroua) : avec d’autres leaders religieux de la région, il pourra plaider pour la non-instrumentalisation des tribus et des religions à des fins politiques, pour la prise en compte des jeunes, des femmes et des parties présentes dans les sphères de décision. Il s’agit d’intéresser les jeunes chrétiens à la chose publique, de protéger contre les mariages précoces, de lutter contre l’analphabétisme, en synergie avec quelques organisations de la société civile (OSC) et les structures déconcentrées des ministères.

Pour accompagner les prisonniers, nous allons créer une cellule d’assistance juridique et judiciaire. Restent à trouver des moyens financiers locaux ou externes (frais d’avocat ou de la contrainte par corps). Autour d’une aumônerie des prisons à réorganiser, l’Église va contribuer à l’amélioration des conditions de détention, préparer et accompagner la sortie des prisonniers (santé, nourriture, habits, besoins pastoraux…).

Les femmes et les moins-de-25 ans – respectivement 51,2 % et 67 % de la population – sont les principales victimes de la crise. Pour contribuer à la paix, le CDJP forme, avec les méthodes de l’ICP, des leaders médiateurs et consolidateurs de paix dans les villages déchirés par la guerre, là où le tissu social et relationnel a été touché. Passer de l’assistanat, de l’état de victimes et d’oubliés, à celui d’acteur des processus de consolidation de la paix.

Nous plaidons auprès des responsables du CN-DDR, des autorités administratives, militaires, locales, et des leaders communautaires, pour que jeunes et femmes ne soient pas exclus des sphères de décision. C’est une occasion offerte pour capitaliser l’inventivité, la créativité et la vitalité des jeunes ainsi que le rôle joué par les femmes dans la solution des conflits, notamment par leur influence positive sur les enfants.

Concilier droits humains (DH) et impératifs de sécurité est ardu. L’Observatoire des droits humains collecte, analyse et documente les cas de violation. Ils sont discutés au sein de la Plateforme Forces de sécurité / OSC, éventuellement pour punir et accompagner les militaires coupables, pour rapprocher la population de son armée et de sa police et repousser l’extrémisme violent.

Pour lutter contre l’apatridie, nous œuvrons à travers le FAME : Facilitation de l’accès à l’identité et du maintien des enfants à l’école. Nous avons eu quelques aides financières. Cette année, 265 actes de naissance sont en cours d’établissement. Nous avons plus de 2 500 demandes, mais les moyens manquent. Avec la compagnie théâtrale et cinématographique, et l’aide de l’Organisation internationale de la Francophonie, un mini-film a été tourné pour sensibiliser parents, autorités et leaders d’opinion sur l’importance d’enregistrer la naissance des enfants.

Nous manquons de personnes qualifiées et compétentes. Nous entendons ouvrir nos portes à de jeunes bénévoles (juristes, étudiants de l’université de Maroua). Des formations leur donneront des outils utiles à la promotion d’un monde plus juste et plus humain. C’est aussi une manière de préparer la relève. Nous comptons sur la confiance de l’Église et sur les expériences et la solidarité d’autres Comités Justice et Paix. Je suis heureux d’être au service de l’humanité, tant que Dieu me donnera des forces, pour la cause des petits, des sans-voix, des sans-défense et des pauvres. Justice et Paix, c’est vraiment l’Évangile au quotidien !

Pascal Djeumegued, CDJP de Maroua-Moloko