2- Demeurer des artisans de paix dans un monde en tension
« L’homme a en lui un besoin de haine et de destruction. En temps ordinaire, cette disposition existe à l’état latent et ne se manifeste qu’en période anormale, mais elle peut être éveillée avec une certaine facilité et dégénérer en psychose collective » Albert Einstein, Potsdam, 30 juillet 1932.
De l’Ukraine à Gaza, du Soudan à la République Démocratique du Congo, du Yémen à la Birmanie, une actualité funeste envahit notre quotidien d’informations tragiques. Notre accablement n’est rien au regard de ceux qui subissent cette fièvre guerrière. Les morts, les blessés et les déplacés s’y comptent en millions, les traumatismes psychologiques s’y accumulent de façon incommensurable et les perspectives d’une vie apaisée paraissent une chimère inaccessible. A moindre bruit, des flambées de nationalismes se saisissent de bien des espaces politiques, rendant possibles d’autres guerres et fracturant toujours plus une planète dont les problématiques appellent urgemment des solutions concertées. La lutte contre le changement climatique, la solidarité Nord-Sud, la régulation des échanges commerciaux, la progression de la santé ne peuvent s’accommoder des rodomontades et des agissements de bien des leaders nationalistes arrivés aujourd’hui au faîte du pouvoir.
Ce balayage rapide d’une scène mondiale embrasée nous inquiète, car le rapport de force et la guerre sont revenus à l’ordre du jour quand, à la fin de la guerre froide, cette dernière semblait pourtant vouée à disparaître. C’est sur ce retour de la guerre et du choix de la force, en dehors de tout cadre légitime, que nous portons notre réflexion ici. Nous le faisons en tant que simples observateurs préoccupés d’un monde dont nous nous sentons comptables. Nous nous le permettons aussi en tant que chrétiennes et chrétiens dont la foi ne s’accommodera jamais de cette violence massive qui défigure encore trop notre humanité. Il n’est d’ailleurs pas étonnant que Léon XIV, à peine élu pape, ait mis la paix au centre de son premier discours.
Comment est-on parvenu à ce moment où l’histoire est de nouveau gagnée par les affrontements à grande échelle ? Quelles sont les causes de ce mauvais emballement ? Comment peut-on encore le prévenir ? Dans ce contexte peut-on être encore un artisan de paix ? En quoi la foi chrétienne apporte-t-elle des éléments substantiels pour le devenir ? C’est à cette tâche que nous nous attelons ici en sachant que l’exercice est ardu.
La guerre nous paraissait désormais remisée
Pour les plus âgés d’entre nous, le souvenir reste vif de ce monde qui s’est divisé pendant plus de cinquante ans en deux camps, celui de la démocratie libérale porté par les États-Unis d’Amérique et celui du collectivisme autoritaire porté par l’URSS. Jamais la guerre n’a eu lieu entre ces deux grands, mais sur tous les continents leurs idéologies matinées d’impérialisme ont trouvé des terrains de confrontation. En Amérique latine où des guérillas révolutionnaires faisaient face à des régimes militaires oligarchiques, en Asie où des pays comme la Corée et le Vietnam étaient fracturés par ces idéologies concurrentes, au Moyen-Orient où monarchies et républiques ne faisaient pas bon ménage, les occasions ne manquaient pas aux deux grands pour projeter leur influence au point d’y catalyser la guerre. Nous ne pouvons bien sûr pas oublier l’Afrique où le régime du sanguinaire Mengistu a reçu l’appui de l’URSS quand la CIA américaine a longtemps soutenu l’abominable régime d’apartheid en Afrique du Sud. De même en Angola et au Mozambique, la violence des guerres civiles à la suite de leur indépendance en 1975 a été largement décuplée par l’octroi d’armes à la fois par Moscou et Washington.
Avec la promesse de prospérité qui atténue l’intérêt de la guerre et la plus grande inclination pacifique des démocraties, l’apaisement politique pouvait s’offrir comme un destin à portée de main.
Dans ce monde fracturé en deux et où les non-alignés ne pesaient pas vraiment, l’idéologie paraissait donc l’explication immédiate d’une conflictualité qui masquait mal un réel impérialisme de part et d’autre.
Après plusieurs décennies de cet affrontement indirect, l’un de ces deux acteurs est entré dans une crise finale. Embourbé militairement dans sa guerre en Afghanistan, entravé économiquement par cette guerre, par un collectivisme forcé qui ne s’était jamais réformé et par un contre-choc pétrolier qui asséchait ses rentrées financières, le régime soviétique a vu son heure arriver au mitan de ces années 1980. Certes le président Gorbatchev voulut en améliorer le cours politique et économique au travers de réformes inédites mais la trajectoire était devenue irréversible. En externe, les populations éprises de liberté des pays du Pacte de Varsovie (Pologne, Tchécoslovaquie, Hongrie, RDA, etc.) en profitèrent pour manifester leur rejet d’un système à bout de souffle. L’année 1989 fut marquée par des révolutions de velours, amenées par des dissidents de ces pays, qui avaient expérimenté les geôles et l’arbitraire de régimes prêts à tout. C’est cette année-là que sortit le fameux livre de Francis Fukuyama, historien américain qui annonça la fin de l’histoire. Alors que, depuis cinq décennies, les guerres s’expliquaient par la confrontation indirecte entre les deux grandes puissances, la disparition de l’un d’eux pouvait laisser accroire qu’elles allaient reculer voire s’étioler. Cette perspective paraissait d’autant plus solide que le marché et la démocratie semblaient pouvoir se porter sur tous les continents. Le marché, qui s’était tenu loin des économies planifiées parrainées par Moscou devait apporter la prospérité. De même, l’effondrement de l’URSS faisait vaciller les régimes autoritaires qui s’en réclamaient, tandis que les États-Unis n’avaient plus intérêt à en soutenir d’autres, tout aussi autoritaires, mais qui s’étaient engagés à contenir la « subversion » communiste.
Tout devait pouvoir ainsi aller pour le mieux. Avec la promesse de prospérité qui atténue l’intérêt de la guerre et la plus grande inclination pacifique des démocraties, l’apaisement politique
Pour dire cette prééminence de l’identité dans la nouvelle conflictualité, l’intellectuel camerounais Achille Mbembé parle d’une « ère de viscéralité » pour dire combien ces nouvelles violences nous renvoient aux tréfonds de nous-même, en sachant que ce sont des entrepreneurs identitaires qui attisent ces poussées politiques.
pouvait s’offrir comme un destin à portée de main. Elle était là cette fin de l’histoire : dans cette sortie de la conflictualité qui en a été sa marque de fabrique. Les nouvelles semblaient alors à la hauteur de cette promesse. Dès 1991, l’occupation du Koweït par l’Irak avait été réglée par le droit international qui paraissait devoir pouvoir s’appliquer. L’ONU pouvait mobiliser les nations pour résoudre la violation du territoire d’un pays par un autre. Dans la foulée, c’est tout le Moyen-Orient, longtemps traversé par la violence, qui se tournait vers la paix. La reprise du dialogue israélo-arabe allait déboucher en 1993 sur l’entrée dans le processus de paix entre Israéliens occupants et Palestiniens privés de leurs droits à la souveraineté. En Amérique latine, l’une des dernières dictatures les plus terribles, celle du Paraguay, venait de tomber alors que la décennie 1980 avait déjà ouvert les portes au retour de la démocratie. En Asie, la dictature militaire philippine faisait place aussi au retour de la démocratie, cependant qu’ailleurs la liberté politique restait encore restreinte. Ce n’est pas un hasard pourtant si, en Chine, l’année 1989 avait souligné la force de l’aspiration à la liberté. Nonobstant qu’elle fût écrasée, cette révolution y laissa des braises dans le pays, comme ailleurs sur le continent.
De bonnes nouvelles venaient aussi d’Afrique. Les conférences de transition démocratique se multipliaient en Afrique de l’Ouest, le régime de Mengistu s’effondrait en 1991, les guerres civiles en Angola et au Mozambique s’arrêtaient, tandis qu’en Afrique du Sud le terrible régime raciste était disloqué par la volonté d’un président qui avait bien compris que l’apartheid ne pouvait plus trouver de soutien dans ce nouveau monde. L’accès de Nelson Mandela à la présidence de la nouvelle Afrique du Sud, après 27 ans de prison, et sa volonté de bâtir une nation arc-en-ciel riche de toutes ses composantes constituaient une belle nouvelle dans un ciel géopolitique plus éclairci.
Quand les colères et les bruits de bottes se rapprochent
Toutes ces belles hirondelles de paix n’allaient pourtant pas faire un printemps durable. Alors que le ciel était au bleu, des nuages sombres se formaient. Les élections libres en Yougoslavie, les premières depuis des décennies, allaient faire gagner les nationalistes dans toutes les républiques fédérées et ce fut la guerre qui en fut l’issue en Slovénie, en Croatie puis surtout en Bosnie, avant qu’une nouvelle réplique violente ne frappe le Kosovo en 1999. En Afrique, le génocide des Tutsis par les Hutus, qui fit quelque 800000 morts d’avril à juillet 1994 montrait aussi combien les nuages funestes obscurcissaient l’horizon. Ces deux guerres, celles de Yougoslavie et celle du Rwanda montraient qu’une nouvelle ère d’affrontements se faisait jour. Mais c’étaient moins les idéologies qui les portaient que des identités en concurrence. Pour dire cette prééminence de l’identité dans la nouvelles conflictualité, l’intellectuel camerounais Achille Mbembé parle d’une « ère de viscéralité » pour dire combien ces nouvelles violences nous renvoient aux tréfonds de nous-même, en sachant que ce sont des entrepreneurs identitaires qui attisent ces poussées politiques. Ce basculement de l’idéologique à l’identitaire allait s’accélérer au début du 21ième siècle et plus encore après 2010.
Plutôt que de décrire à l’envi ces séquences, nous devons essayer de comprendre ce qui explique ces bascules identitaires, en sachant que les mécanismes à l’œuvre sont complexes autant que divers. Il faut d’abord distinguer les guerres civiles, qui essaiment surtout en Afrique, des poussées nationalistes qui peuvent produire aussi la guerre. Dans le premier cas, c’est généralement l’incapacité des États à être celui de tous, qui conduit des groupes revanchards à défier le régime prédateur. Du Rwanda à la Birmanie, de la Syrie au Soudan, de la Libye au Yémen, de l’Ethiopie à la Somalie, les guerres civiles récentes ou en cours s’expliquent par ce rapport prédation/revanche qui signe l’incapacité à faire vivre un État qui devrait être un toit politique pour tous. Dans ces contextes quand les identités deviennent meurtrières, elles se définissent à l’aune de l’ethnie, du clan ou de la communauté.
Bien sûr, internet n’est pas en soi un problème mais comme l’a montré Giovanni Da Empoli, des « ingénieurs du chaos » tels qu’il les nomme, œuvrent à aimanter les utilisateurs vers des idées nauséabondes, à commencer par la Russie qui excelle dans « cette rencontre de la rage et de l’algorithme ».
Ailleurs, c’est le nationalisme qui devient le mobilisateur identitaire. Mais en l’espèce, derrière le nationalisme se cachent des dynamiques propres à chacun. Distinguons en fait quatre nationalismes, dont les causalités empruntent à des mécanismes variés, même si chacun charrie une tendance à s’enraciner dans un sentiment d’humiliation.
Le nationalisme de libération est celui qui nait au cœur des peuples qui ont subi la loi de domination de certains autres. C’était particulièrement vrai au lendemain de la Seconde Guerre mondiale où les peuples ont exprimé ce nationalisme pour se défaire du joug colonial. Mais alors que ce nationalisme semblait quasiment remisé, il a fait son retour depuis la fin de la guerre froide dans des espaces où des peuples ont continué à subir l’oppression. Des Bosniaques, Croates et Slovènes qui avaient subi la prééminence des Serbes, aux Tchétchènes qui avaient subi le joug de Moscou, en passant par les Arméniens du Haut-Karabakh sous contrôle de l’Azerbaïdjan depuis que Staline avait recomposé les territoires du Caucase, ce sont des nations qui se sont réveillées après le dégel communiste. Au Moyen-Orient, le nationalisme palestinien, longtemps nourri par la dépossession territoriale et le déni politique, s’est de nouveau réveillé après les promesses déçues d’un processus de paix qu’Israël n’a eu de cesse d’entraver.
A ces nationalismes qui participent des nationalismes postcoloniaux s’en sont ajoutés de nouveaux dont les causalités diffèrent, eu égard à des contextes inédits qui se font jour. Le nationalisme d’amputation alimenté par la perte de territoires est celui qui caractérise particulièrement la Russie qui, pendant trois siècles, s’est pensée en vaste empire. En perdant plus de dix France en 1991 puis en voyant l’Otan s’approcher de son espace, ce nationalisme a pris un tour de plus en plus agressif, décuplé par l’arrivée de Vladimir Poutine au pouvoir en 2000. Ce nationalisme est particulièrement guerrier si l’on se réfère aux conflits successifs en Tchétchénie (1994-1996 puis 2001-2002), en Géorgie (2008) puis en Ukraine (depuis 2014).
A rebours de ce nationalisme « perdant », un nationalisme d’émergence s’affirme depuis le début du millénaire. Il est imputable aux pays dont les performances économiques leur donnent non seulement une nouvelle prospérité mais aussi une volonté de peser dans le concert des nations. Grand vainqueur de la mondialisation, en devenant le principal atelier de la planète, la Chine s’inscrit dans ce type nationalisme tout comme l’Inde, la Turquie qui elles aussi ont connu des croissances extrêmement soutenues pendant vingt ans. Ces trois grands pays ont aussi en commun de devenir plus agressifs, tant sur le plan interne que sur le plan externe.
Les démocraties ne font pas exception à cette poussée nationaliste car elles sont soumises aux assauts d’un nationalisme d’essoufflement, celui qui prend racine dans des sociétés qui ont perdu de leur prospérité et de leur influence. Du Make America Great Again (MAGA) clamé ad nauseam par les trumpistes américains aux « Français d’abord » de l’extrême droite hexagonale, c’est un nationalisme de rejet qui fleurit en prenant parfois le pouvoir comme en Hongrie, en Italie, aux Pays-Bas, aux États-Unis ou en s’y tenant à l’affût dans beaucoup de démocraties fatiguées. La relégation sociale et économique de certains secteurs sociaux ou territoriaux, la difficulté de vivre dans des sociétés multiculturelles ainsi que la demande d’autorité, quand ce n’est pas d’autoritarisme, sont parmi les ingrédients de ce nationalisme. Mais les performances électorales de ces courants ne seraient pas si grandes sans les évolutions de l’information. Entre le développement de médias identitaires et l’essor des réseaux sociaux, c’est en effet un contexte informationnel inédit qui catalyse ce nationalisme exclusif. Bien sûr, internet n’est pas en soi un problème mais comme l’a montré Giovanni Da Empoli, des « ingénieurs du chaos », tels qu’il les nomme, œuvrent à aimanter les utilisateurs vers des idées nauséabondes, à commencer par la Russie qui excelle dans « cette rencontre de la rage et de l’algorithme ». Nul besoin d’en dire davantage ici à ce sujet : nous renvoyons à ce que nous avions écrit dans une de nos précédentes contributions (« Quête de vérité et industrie du mensonge, ainsi va le monde », 29 décembre 2022). Ces nationalismes à fort ressentiment comportent aussi leur potentiel de violence, à commencer par les supposées minorités internes qu’ils ostracisent. Ils ont par ailleurs la particularité d’être marqués du sceau du populisme qui se caractérise par la prétention d’un leader à se vouloir directement branché sur le peuple, et de ce fait à critiquer les contre-pouvoirs, notamment ceux des juges et des médias, avec le risque de réduire à terme la démocratie et de la transformer en démocrature. Victor Orban est une illustration déjà ancienne de ce type de dérive, comme maintenant Donald Trump qui, en quelques mois, s’est attaqué à la plupart des contre-pouvoirs que comptent les États-Unis.
Rappelons-le, cette grille n’est qu’une aide à différencier des néonationalismes à l’œuvre en vue de clarifier les différentes causes en jeu. Certains nationalismes demeurent inclassables du fait de leur caractère très spécifique, comme dans le cas d’Israël aujourd’hui soumis à un féroce nationalisme et qui le conduit à user d’un répertoire génocidaire à l’endroit des Palestiniens. Ce nationalisme diasporique, tel que l’avait évoqué l’anthropologue Ernest Gellner, et qui a permis de rassembler les Juifs persécutés en Europe, a basculé dans un nationalisme de plus en plus assoiffé de territoires, déniant aux Palestiniens toute aspiration à la souveraineté.
Ces nationalismes […] ont par ailleurs la particularité d’être marqués du sceau du populisme qui se caractérise par la prétention d’un leader à se vouloir directement branché sur le peuple, et de ce fait à critiquer les contre-pouvoirs..
Ce nationalisme israélien est devenu de plus en plus religieux. Il n’est pas le seul. Car plus généralement tous ces néonationalismes ont en commun de faire la part belle à la dimension religieuse. Tout se passe comme si la religion (religare, qui relie) pouvait constituer un ciment national quand aucune idéologie ne semble plus s’imposer. Qui plus est, la religion peut tendre à sacraliser la nation. Cette hybridation se vérifie dans toutes les aires cultuelles : l’orthodoxie est célébrée par Poutine, l’évangélisme et le catholicisme sont instrumentalisés par Victor Orban, Donald Trump et bien d’autres nationaux populistes européens, l’hindouisme se trouve au cœur du nationalisme de Narendra Modi, le bouddhisme est en arrière-plan de celui de la junte birmane, le judaïsme est de plus en plus intriqué au nationalisme israélien, de même que l’islam est en appui du nationalisme de Tayyep Recep Erdogan. Même en Chine, Xi Jinping a réhabilité le confucianisme qui avait pourtant été combattu par le parti communiste chinois.
Cette incandescence nationaliste, ressourcée à la matrice religieuse, n’est pas une bonne nouvelle, tant elle menace le multilatéralisme, qui permet de gérer de façon concertée les affaires du monde, mais également la démocratie dont on croyait qu’elle allait se développer après la guerre froide. Car sous les assauts du national populisme, ce sont les démocraties les plus installées qui sont menacées d’involution. Nous renvoyons à ce sujet à notre contribution du 20 avril 2024, « La démocratie un bien commun à sauvegarder ».
Par-delà ces menaces qu’il fait peser sur le multilatéralisme et la démocratie, c’est le retour du militaire dont le spectre se rapproche toujours plus de ce nationalisme invasif. Celui-ci est bien à la source d’un réarmement généralisé alors qu’à la fin de la guerre froide, on avait constaté une décrue notoire de l’effort d’armement. Et cet effort d’armement fonctionne de façon mimétique car les nationalismes fonctionnent en miroir. Malheureusement, ce réarmement fait basculer aussi vers la guerre, comme on le voit depuis quelques années.
Tout n’est pas désespéré…
En évoquant ces nouvelles du monde, nous ne saurions toutefois occulter des réalités plus favorables. En premier lieu, les nouvelles funestes d’aujourd’hui ne doivent pas nous faire oublier le chemin que nous avons parcouru entre un vingtième siècle, qui a été d’une intensité guerrière sans équivalent dans l’histoire, et ce premier quart de vingt-et-unième siècle, même si çà et là trop de femmes et d’hommes subissent encore l’innommable. En disant cela, il ne s’agit pas de relativiser les inquiétudes ou l’effroi que produisent ces scènes qu’on avait pensées définitivement remisées, mais tout simplement de les mettre en perspective d’une histoire qui a été lourdement meurtrière. Nous voulons d’autant moins les relativiser que nous savons combien l’histoire, sans bégayer, peut faire ressurgir des comportements barbares tant la possibilité du mal absolu reste lovée dans l’humanité. Dans des contextes particuliers, le comportement humain peut être tristement singulier par rapport aux autres espèces, pour peu que des faiseurs de guerre donnent de la résonance aux pires instincts. Mais nous savons que l’homme est aussi capable du meilleur tant à l’échelle individuelle que collective. Depuis le code d’Hammourabi (1750 av. J.-C) et le décalogue de Moïse, en passant par la quasi universelle Règle d’Or, sorte d’éthique de la réciprocité que l’on retrouve dans beaucoup de traditions religieuses, c’est tout un ensemble de normes qui ont cherché à apaiser les relations à différentes échelles.
[…] que serait un monde sans une organisation qui, au quotidien, organise le dialogue entre les nations et agit sur leurs différends par le biais de la Cour internationale de Justice ?
Mais c’est après les abominations des deux guerres mondiales, qu’on a surtout assisté à une multiplication des institutions visant à faire reculer le spectre de la barbarie. Rappelons combien la construction de l’Europe a été porteuse en termes d’apaisement des rapports de force qui lui ont coûté si cher. « Nous n’avons pas fait l’Europe, nous avons eu la guerre » avait dit Robert Schuman lors de la création de la CECA en 1950. Il savait bien l’importance de créer des solidarités entre peuples – sur des sujets très concrets – pour rendre la guerre impossible. Force est d’admettre que l’Europe, malgré ses pesanteurs, demeure un espace pacificateur en son sein, même si rien n’est définitif. Elle est aussi faiseuse de paix, au-delà de ses frontières, car elle est un contributeur international au développement, qui est un rempart contre la guerre.
Par-delà l’Europe, c’est toute une matrice pacificatrice qui a vu le jour au 20ième siècle. Nul besoin de l’évoquer dans toutes ses composantes. Juste pouvons-nous rappeler l’existence de l’ONU. Certes cette organisation fondée en 1945 montre ses limites, mais que serait un monde sans une organisation qui, au quotidien, organise le dialogue entre les nations et agit sur leurs différends par le biais de la Cour internationale de Justice ? Il faut rappeler aussi les nombreuses opérations de maintien de la paix que l’ONU organise sur certaines frontières chaudes de la planète. Et puis l’ONU, ce sont aussi des agences qui amortissent au quotidien les insécurités humaines, dont certaines sont encore liées à l’insécurité militaire. Ainsi, par exemple, du fait du travail de ces agences (FAO, PAM, HCR, FIDA, PNUD, OMS), la famine qui a connu son apogée au vingtième siècle a disparu au vingt-et-unième siècle, avant que le blocus de Gaza par Israël ne redonne une actualité à cette abomination ; avant aussi que le cynique et affairiste Donald Trump ne coupe les crédits américains à ces agences bienfaisantes.
L’ONU c’est aussi une capacité à défendre le droit international fondé sur la Déclaration universelle des droits de l’homme, qu’elle a adoptée en 1948. Les avancées de ce droit international (droit humanitaire, droit environnemental, doit commercial) n’ont cessé depuis la Seconde Guerre mondiale et sa fabrique reste active. Ainsi la Cour pénale internationale (CPI) a été créée en 2002 pour poursuivre les coupables de crimes de guerre et contre l’humanité.
Parallèlement à ces organisations internationales, émerge désormais une opinion publique qui s’engage sur des sujets transcendant les frontières. La guerre du Vietnam a été un premier moment dans l’histoire de ces mobilisations internationales, dont la vigueur s’avère encore plus forte de nos jours, en même temps que plus large, depuis la question climatique jusqu’aux massacres en Palestine.
Il est vrai que ces mobilisations sont souvent le fait des démocraties, ce qui souligne l’importance du régime politique dans le recul ou non de la brutalité politique. L’État de droit, l’alternance politique, la séparation des institutions et la liberté d’expression sont bien des piliers de la pacification des rapports sociaux et internationaux. Mais nous savons que ce régime politique particulier qu’est la démocratie n’est pas exempt de comportements belliqueux.
Ainsi la Cour pénale internationale (CPI) a été créée en 2002 pour poursuivre les coupables de crimes de guerre et contra l’humanité
Pensons aujourd’hui à Israël, mais ce pays est-il encore pleinement une démocratie ? Ce pays démontre combien la démocratie et son inclination pacificatrice sont exposée, comme évoqué plus haut, au danger du national-populisme, que ce soit là comme aux États-Unis et dans certains pays européens.
Pour autant l’aspiration à la liberté politique reste prégnante dans les démocraties. Et remarquons qu’elle l’est aussi dans des systèmes qui en sont privés. Ne nous laissons d’ailleurs pas aller à cette idée que certains peuples accepteraient fatalement la privation des libertés. Cette idée ne tient pas. Les récentes révoltes dans les pays arabes ont montré que l’aspiration à la liberté existait sous la chape de l’autoritarisme. Et malgré les issues pour l’instant défavorables de ces soulèvements, ce désir n’a pas disparu, tout au contraire comme des travaux le montrent. Par ailleurs, certains pays longtemps autoritaires confirment leur trajectoire démocratique, ainsi que le montrent par exemple Taïwan et le Sénégal. Autoritarisme contre aspirations démocratiques, c’est bien dans l’issue de ce conflit que se situe en partie l’avenir de la guerre ou celui de la paix…
…Surtout si nous nous engageons
Devant l’immensité de ces enjeux et risques, la tentation du repli, de l’entre soi, du fatalisme ou de l’impuissance est grande. Et pourtant, beaucoup se mobilisent pour contrer ces trajectoires funestes. Cette foule des artisans de paix, quelles que soient leurs matrices philosophiques ou spirituelles, nous sommes appelés à la rejoindre au nom de notre appartenance à une humanité commune, et animés de notre foi particulière. Celle-ci n’est pas un réconfort déconnecté : elle est engagement dans l’histoire, appel à devenir sel de la terre et lumière du monde. Cinq chemins d’engagement s’offrent à celles et ceux qui, comme nous, se réfèrent à cette foi chrétienne pour refuser avec d’autres de baisser les bras face à la montée des violences.
La paix pour les chrétiens : un appel actif, non une utopie lointaine
Dans un monde où la guerre fait son retour, la paix ne doit pas être pour les chrétiens un simple idéal moral : elle est un appel à agir. Lorsque Jésus proclame « Heureux les artisans de paix » (Mt 5,9), il appelle à s’insérer dans les tensions, tendre l’oreille et ouvrir des brèches. Dans un monde où la culture du rapport de force monte en puissance, la paix est un choix courageux et concret. Elle demande de résister à la haine, de préférer le dialogue au déni, de faire germer l’espérance même sur des terres brûlées. Elle appelle à ne pas séparer la prière et l’action. Elle nous oblige à nous informer, à comprendre les situations et à nous engager concrètement lorsque la violence prévaut. Et cela sans attendre des mots d’ordre. Par exemple, sur la Palestine soumise au massacre, et qui constitue une grande fracture géopolitique sur la planète, regardons-nous ailleurs ou sommes-nous capables de rejoindre des collectifs qui dénoncent le carnage en cours ?
Refuser les identités closes : foi chrétienne et ouverture universelle
Le Christ n’a pas fondé une nation, mais une fraternité. Le baptême unit par-delà les appartenances ethniques ou culturelles. Dans un temps où les communautés se ferment, où la religion est instrumentalisée à des fins nationalistes, notre foi rappelle qu’ « il n’y a plus ni Juif ni Grec […] car tous, vous ne faites qu’un dans le Christ » (Ga 3,28). Jésus-Christ, à rebours de tout ethno-nationalisme, a montré que tous sont appelés à emprunter le chemin de l’Amour, à commencer par ceux qui étaient mis au ban de son peuple. La samaritaine, le centurion romain, l’étrangère syro-phénicienne et tant d’autres qu’Il a rencontrés, sont parmi les nombreuses personnes éloignées culturellement et cultuellement d’Israël, mais pourtant si proches du Royaume qu’il est venu annoncer.
Dans la perspective de ce royaume, le pape François a souligné dans Fratelli Tutti que l’appel à la fraternité universelle passe par un dépassement du communautarisme mais aussi d’un universalisme sans substance : « Le local sans l’universel se referme sur soi. L’universel sans le local devient abstrait. » (§142). En cela, la foi nous appelle à être des ponts et non des murs.
Refuser les clôtures ne doit bien sûr pas nous couper de notre matrice communautaire. Mais ne confondons pas l’attachement au Christ qui nous pousse plus avant, avec un attachement à une civilisation chrétienne qui nous rive à un passé supposé. Si notre pratique religieuse est essentielle pour nous, elle n’a de sens que si elle nous projette vers d’autres horizons, en particulier pour partager avec d’autres, athées, agnostiques ou croyants d’autres religions, le combat pour la paix. Cet élan doit nous faire avancer aussi vers l’interculturalité qui fera reculer aussi bien le communautarisme que le désir d’une assimilation dominatrice et irrespectueuse de l’autre. Les rencontres d’Assise, organisées depuis 30 ans, sont une invitation à l’attention de toutes les grandes religions du monde afin de prier pour la paix. Cette rencontre manifeste un signe fort du dialogue interreligieux.
À ce titre, nous nous inquiétons de voir certains médias et entrepreneurs développer aujourd’hui un identitarisme nauséabond, qui se prétend dépositaire d’une référence chrétienne vidée de son sens ou interprétée à contre-pied de son message. Sommes-nous capables de dénoncer cette évolution autour de nous ? Car ces médias, qui se targuent d’introduire du pluralisme et de la démocratie, préparent par les thèmes qu’ils investissent et le regard qu’ils portent sur l’actualité, l’acceptation progressive d’un régime autoritaire et exclusif.
A ce titre, nous nous inquiétons de voir certains médias et entrepreneurs développer aujourd’hui un identitarisme nauséabond, qui se prétend dépositaire d’une référence chrétienne vidée de son sens ou interprétée à contre-pied de son message. Somme-nous capables de dénoncer cette évolution autour de nous ?
Entretenir la mémoire spirituelle de la non-violence.
Dans l’histoire chrétienne, la non-violence n’est pas une invention moderne. Elle est enracinée dans le comportement du Christ devant ses bourreaux, et incarnée par des témoins comme saint François d’Assise, Martin Luther King, Desmond Tutu et tant d’autres. Ces figures ont démontré que la force morale du pardon, de la vérité et de la réconciliation peut ébranler les empires. Avant d’être assassiné pour sa défense des paysans sans terre, l’archevêque salvadorien Oscar Romero avait déclaré : « La violence ne sauvera pas le monde, c’est l’amour qui le sauvera. »
Aujourd’hui encore, dans les zones de conflit, des chrétiens anonymes résistent par leur seule fidélité à l’Évangile. Qu’il nous soit permis de rappeler aussi tout le travail que réalise la Communauté Sant’Egidio, créée par le catholique Andrea Riccardi pour faciliter les processus de dialogue entre belligérants (Mozambique, Algérie, Timor oriental et autres lieux), en plus de son engagement dans la lutte contre la pauvreté, autre forme de violence, qui plus est matrice de beaucoup de guerres.
Soutenir les institutions de paix : la foi comme levier politique.
La paix ne sera jamais l’œuvre de quelques âmes bienveillantes isolées. Elle passe comme on l’a vu, par des structures, des traités, des institutions. C’est pourquoi les chrétiens doivent soutenir, renforcer et critiquer constructivement les organisations internationales, les diplomaties de paix, les initiatives humanitaires.
Le pape François appelait à une « charité politique » : « Une forme précieuse de la charité, c’est celle qui s’exprime dans l’engagement politique » (Fratelli Tutti, §180). La foi n’invite pas à fuir le politique, mais à y témoigner avec discernement, et avec désobéissance quand la justice est trahie.
Les institutions à soutenir ne manquent pas. Certaines relèvent de l’Église, comme Justice et Paix, dont nous devons soutenir leurs relais dans les Landes. S’il y a bien un ensemble d’institutions à défendre, ce sont celles qui donnent vie à notre démocratie, dont on sait combien le recul prépare la violence, voire la guerre. Ceci doit nous pousser à nous engager ou tout au moins à ne pas passer notre temps à dénigrer les piliers qui la portent, à commencer par les juges de plus en plus exposés à la vindicte.
Le Christ en toute victime : un regard qui relève.
« Ce que vous avez fait au plus petit d’entre les miens, c’est à moi que vous l’avez fait » (Mt 25,40). Le Christ nous a ainsi dit sa fraternité absolue, celle qu’il a portée sans condition et préférentiellement vers les plus vulnérables. Son témoignage n’est pas du domaine du passé.
Ici et maintenant, Il nous invite encore au plus profond de notre humanité, à rester relié, dans l’action et la prière, aux victimes de guerre, de famine, d’exil ou de torture. Même si cette « fraternité de la souffrance » n’est pas toujours spontanée, Il nous demande de nous mettre en chemin vers ces frères victimes pour résister à l’indifférence, appeler à la justice, éveiller les consciences. Il nous invite à quitter nos certitudes et nos jugements tout faits et à nous engager, à protester sans haine.
À la suite du Christ, agissons en artisans de paix obstinés, porteurs d’une espérance plus grande que les peurs du temps présent.
Quelles doctrines pour la paix ?Au fil des siècles, l’évaluation morale de la guerre a fait l’objet de débats qui font apparaître trois grands courants. Le réalisme qui n’est pas un bellicisme, mais déconnecte les relations internationales de la morale. Pour ce courant qui va de Machiavel à Carl Schmitt, en passant par Hobbes et Clausewitz, la paix est favorisée par un équilibre des puissances ou fondée sur la dissuasion et non sur la morale. La diplomatie vaut mieux que la morale qui ne concerne que les individus alors que l’État n’a pas de sentiments moraux. Il faut laisser ce qui devrait être, pour ce qui est la réalité du pouvoir politique, l’affrontement de forces. Le pacifisme est une position morale qui subordonne la politique à la morale, et trouve des racines dans la tradition biblique. Après le « tu ne tueras pas » du Décalogue, les propos du Christ « aimez vos ennemis » (Mt 5,44) et de St Paul « sois un vainqueur du mal par le bien » (Rm 12,18) sont parmi les nombreuses invitations à la paix qui traversent la tradition chrétienne. La position pacifiste ou idéaliste est soutenue par les philosophes, de Kant à Levinas, mais on lui reproche son impuissance tandis qu’elle prive la victime du droit moral de se défendre en cas d’agression. Ses adversaires dévaluent après coup les efforts des pacifistes comme Aristide Briand à Locarno ou Daladier et Chamberlain à Munich en 1938. Le pacifisme a pu être qualifié d’angélisme éthéré ! La doctrine de la guerre juste, que l’on peut considérer comme une position intermédiaire entre réalisme amoral et moralisme pacifiste. Cette théorie affirme que la guerre n’est possible que pour rétablir la justice, et ce en dernier recours ; si en trouve une ébauche chez Cicéron, ce sont de grands théologiens chrétiens qui vont la développer, saint Augustin au Vème siècle, saint Thomas d’Aquin au XIIIème, puis Suarez et Vitoria de l’école de Salamanque au XVIème. Les 6 conditions pour entrer en guerre (jus ad bellum) seraient : La doctrine sera reprise et laïcisée par le juriste hollandais Grotius au XVIIème. Tombée en désuétude après la guerre totale en 1918, elle a retrouvé une actualité après la guerre du Vietnam et surtout avec le fameux débat à l’ONU au sujet de la juste cause de la guerre « préventive » d’Irak. La notion de cause juste à même été reprise dans le droit international mais, d’un autre côté, tout belligérant peut justifier une agression de façon cynique comme Poutine en Ukraine ou Netanyahou contre des civils à Gaza. La doctrine de la guerre juste semble avoir récemment reculé dans la doctrine de l’Église. Ainsi dans l’encyclique Fratelli Tutti le pape François écrivait en 2020 « il est très difficile aujourd’hui de défendre les critères rationnels mûris en d’autres temps, pour parler d’une possible guerre juste. Jamais plus la guerre ». Le dominicain Jacques-Benoît Rauscher se demandait dans un éditorial de La Croix, si le chrétien est dès lors condamné à être pacifiste, et il concluait par le refus des alternatives faciles et de la nécessité d’être à la hauteur du moment que nous vivons. Marie Grand, philosophe, soulignait pareillement dans La Croix que « le refus pacifiste inconditionnel de tout conflit armé peut avoir de graves conséquences morales ; en refusant de tuer, on laisse parfois tuer. » Enfin, saint Augustin et saint Thomas d’Aquin soulignaient en leur temps la nécessité d’avoir épuisé les autres moyens permettant de régler pacifiquement un conflit avant d’envisager une guerre. Or, comme le fait remarquer Jacques-Benoît Rauscher, « ces moyens sont fort nombreux, plus nombreux que quand les grands docteurs chrétiens reprenaient le concept de guerre juste à Cicéron. Et ils sont particulièrement à chercher du côté du droit et des institutions internationales. » |
*Cellule de Réflexion Chrétienne sur l’Actualité, Diocèse d’Aire et Dax
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