L’accueil de migrants, chemin de paix
Il est peu de dire que le pontificat de François a été marqué par le soin des plus pauvres. Le choix de son nom de pape, en référence à François d’Assise en est le sceau.
Comme il l’a lui-même évoqué : « Durant l’élection, j’étais à côté de l’archevêque de São Paulo, Cláudio Hummes, un grand ami (…) Quand les choses sont devenues dangereuses, il m’a réconforté. Quand les votes (en ma faveur) ont atteint les deux tiers, il m’a serré dans ses bras et embrassé et m’a dit : « Et n’oublie pas les pauvres ! ». « Immédiatement, en relation avec les pauvres, j’ai pensé à François d’Assise, aux guerres (…) l’homme de la pauvreté, l’homme de la paix ».
« Je voudrais une Église pauvre parmi les pauvres« . Ces mots des premiers jours de son pontificat, ne se sont jamais démentis. Dans une société fracturée par l’immigration, les plus pauvres des pauvres pour François vont être les réfugiés.
La première prise de position du pape François : Lampedusa
On est le 8 juillet 2013, 4 mois après l’élection du pape François. Un naufrage s’est produit quelques jours avant. Le pape prend la décision presque subite de se rendre à Lampedusa, petite île entre la Sicile et la Tunisie, une frontière entre deux continents, cap d’espérance pour des milliers de migrants. Mais tous n’arrivent pas au terme du voyage, Lampedusa est aussi le témoin de tant de naufrages qui font dire à François que la Méditerranée est le plus grand cimetière de l’Europe.
Ce déplacement est un impératif moral, le cri d’une conscience : « Cela m’est apparu comme une évidence, une urgence : il fallait que j’y aille ». Ce premier voyage donne la ligne du pontificat. « Dieu demande à chacun d’entre nous : où est le sang de ton frère qui crie vers moi ? …/… Dans ce monde de la mondialisation, nous sommes tombés dans la mondialisation de l’indifférence. Les migrants font partie des derniers que Jésus nous demande d’aimer et de relever. »
Ce cri est une émotion, le cri d’une conscience torturée qui ne peut plus être en paix, témoin indifférent. Ce cri va par la suite s’articuler, devenir prise de position, discours politique, mais il restera un fil conducteur. C’est donc la conscience, cette boussole intérieure comme la nomme François, cette boussole qui n’autorise plus la paix intérieure si on ne l’écoute pas qui va guider la suite du discours et de l’action.
En 2014, la question migratoire est un élément de crise pour l’Europe, concernée par la crise syrienne-irakienne et le retour des Afghans dans des flux tout à fait inhabituels. En 2014, 600 000 demandeurs d’asile se sont adressé à l’Europe alors qu’ils n’étaient que 200 000 les années précédentes.
Discours au parlement européen à Strasbourg
Dans ce contexte, le 25 novembre 2014, le pape François se rend à Strasbourg lors d’une visite éclair. Dans un discours devant le parlement européen, il prend un tournant politique en rappelant à l’Union ses « valeurs humanistes ».
« L’heure est venue de construire ensemble l’Europe qui tourne, non pas autour de l’économie, mais autour de la sacralité de la personne humaine, des valeurs inaliénables » a-t-il lancé dans un hémicycle presque plein. Les liens de l’Europe et du christianisme sont « bimillénaires », et « l’Europe a fortement besoin de redécouvrir son visage pour grandir. Le moment est venu d’abandonner l’idée d’une Europe effrayée et repliée sur elle-même pour susciter et promouvoir l’Europe protagoniste ».
Pour transmettre un message d’espérance et d’encouragement, François a exhorté les dirigeants européens à placer au centre de leur projet « l’homme comme personne dotée d’une dignité transcendantale » et combattre les situations « dans lesquelles les êtres humains sont traités comme des objets ».
On peut noter que ce message revêt des airs de mise en garde alors que l’Union européenne vient de lancer l’opération baptisée « Triton », critiquée pour être davantage centrée sur la surveillance des frontières que sur le sauvetage des migrants, contrairement à l’opération italienne « Mare Nostrum » à laquelle elle se substitue. Depuis le mois de janvier 2014, plus de 3 000 migrants ont péri en Méditerranée, marquant 2014 comme celle d’un sinistre record de 3 500 morts.
En 2015, on doit faire face à une autre crise de solidarité Est-Ouest. Jean-Claude Juncker, le président de la Commission européenne, propose un partage du fardeau de réinstallation des gens arrivés en Europe. La réponse a été très diverse selon les pays et c’est une crise violente de solidarité européenne. Et pourtant, la solidarité est un thème fondateur du traité européen de Lisbonne.
Après cette difficile année 2015, le pape François se rend sur l’île de Lesbos, en avril 2016, accompagné de Bartholomée 1er, le patriarche œcuménique de Constantinople, et Ieronymos II, l’archevêque orthodoxe d’Athènes et de toute la Grèce. Le pape François à Lesbos s’adresse aux réfugiés, pour dit-il « attirer l’attention du monde devant cette grave crise humanitaire et pour en implorer la résolution. Nous voulons unir nos voix pour parler ouvertement en votre nom ». À l’occasion de cette visite, les trois dignitaires chrétiens ont rendu publique une déclaration commune très politique. « Depuis Lesbos, nous lançons un appel à la communauté internationale pour qu’elle réponde avec courage, qu’elle affronte cette crise humanitaire massive et ses causes sous-jacentes, à travers des initiatives diplomatiques, politiques et caritatives et à travers des efforts conjoints du Moyen-Orient et l’Europe ». Ils demandent aussi « à tous les dirigeants politiques d’employer tous les moyens pour assurer que les personnes et les communautés, y compris les chrétiens, demeurent dans leur patrie et jouissent du droit fondamental de vivre en paix et en sécurité ». Ils demandent à la communauté internationale un programme d’assistance pour « protéger les minorités, combattre la traite et la contrebande des personnes, éliminer les routes dangereuses, comme celles de la mer Egée et de la Méditerranée, et pour promouvoir des processus sûrs de réinstallation des réfugiés ayant fui leur pays, réinstallations qui permettraient de soulager les pays en première ligne, comme la Grèce, mais aussi la Turquie ou le Liban » Ils demandent enfin à tous les pays , tant que dure la situation de nécessité d’étendre l’asile temporaire et d’octroyer le statut de réfugié à ceux qui sont éligibles.
Le pape remonte ensuite dans son avion, accompagné de 12 réfugiés syriens, tous musulmans, qui seront hébergés au Vatican.
En mai, toujours de la même année, le pape François reçoit le prix Charlemagne, un des prix les plus prestigieux en Europe qui récompense un engagement en faveur de l’unification de l’Europe. À cette occasion, le Saint Père fera son premier discours politique majeur en faveur des migrants. « Que t’est-il arrivé, Europe humaniste, paladin des droits de l’homme, de la démocratie et de la liberté ? …/…Je sens le devoir d’exprimer une préoccupation particulière pour la nature forcée de nombreux flux migratoires contemporains, qui augmente les défis à la communauté politique, à la société civile et à l’Église et qui exige que l’on réponde de façon encore plus urgente à ces défis de manière coordonnée et efficace. Notre réponse commune pourrait s’articuler autour de quatre verbes : accueillir, protéger, promouvoir et intégrer. Je crois que conjuguer ces quatre verbes représente aujourd’hui un devoir, un devoir à l’égard de frères et sœurs qui, pour des raisons diverses, sont forcés de quitter leur lieu d’origine : un devoir de justice, de civilisation et de solidarité » Et d’ajouter « Je rêve d’une Europe dont on ne puisse pas dire que son engagement pour les droits humains a été sa dernière utopie ». C’est dans ce discours aussi qu’il relie très clairement la question de la paix entre États avec la question migratoire. « Si nous voulons envisager un avenir qui soit digne, si nous voulons un avenir de paix pour nos sociétés, nous pourrons l’atteindre uniquement en misant sur la vraie inclusion ».
La migration est devenue un phénomène structurel concernant toutes les régions du monde. La crise qui en résulte est profonde, c’est un mélange de montée de l’extrême droite, de souverainismes mais également de manque de confiance des pays entre eux dans la conduite de la politique de l’immigration. On est dans une sorte de fuite en avant du sécuritaire, du dissuasif, du répressif.
Le 1er janvier 2017, le pape François institue un Dicastère pour le service du développement humain intégral. Il insiste lui-même sur cette institution en ouverture de son discours adressé lors du forum international Migrations et Paix, le 21 février 2017. En août 2017, pour défendre le principe de la centralité de la personne humaine, le pape plaide pour faire passer la sécurité personnelle des migrants avant la sécurité nationale. Cette nouvelle interpellation de la part du Saint-Siège intervient alors que ce sujet demeure un facteur de tensions politiques dans de nombreux pays européens et que les conditions mêmes du secours aux migrants en Méditerranée sont remises en cause, notamment par le gouvernement italien.
Dimension théologique et portée politique
« Accueillir, protéger, promouvoir et intégrer les migrants et les réfugiés » devient un thème majeur du discours. Le Pape le reprend notamment dans le message qu’il adresse au monde le 14 juillet 2018 lors de la journée mondiale du migrant et du réfugié. Mais il précise aussi « L’immigré qui réside avec vous sera parmi vous comme un compatriote, et tu l’aimeras comme toi-même, car vous-mêmes avez été immigrés au pays d’Égypte. Je suis le Seigneur votre Dieu » (Lv 19, 34). Durant les premières années de mon pontificat, j’ai exprimé à maintes reprises une préoccupation spéciale concernant la triste situation de nombreux migrants et réfugiés qui fuient les guerres, les persécutions, les catastrophes naturelles et la pauvreté. Il s’agit sans doute d’un ‘‘signe des temps’’ que j’ai essayé de lire, en invoquant la lumière de l’Esprit Saint depuis ma visite à Lampedusa le 8 juillet 2013. Tout immigré qui frappe à notre porte est une occasion de rencontre avec Jésus Christ, qui s’identifie à l’étranger de toute époque accueilli ou rejeté (cf. Mt 25, 35.43). C’est une grande responsabilité que l’Église entend partager avec tous les croyants ainsi qu’avec tous les hommes et femmes de bonne volonté, qui sont appelés à répondre aux nombreux défis posés par les migrations contemporaines, avec générosité, rapidité, sagesse et clairvoyance, chacun selon ses propres possibilités ».
Dans ce message, en forme de testament spirituel, le pape donne une dimension théologique supplémentaire à la situation des migrants et des réfugiés en y voyant un signe des temps que, depuis le concile de Vatican II (GS 4.1), l’Église catholique s’efforce de décrypter. Il donne aussi à ce message une portée directement politique. Le pape demande en effet aux catholiques de promouvoir son contenu auprès des acteurs politiques et sociaux impliqués dans la préparation, au niveau international, d’accords sur les réfugiés et les migrants.
Au cours de son pontificat, d’autres prises de parole, comme un leitmotiv, ne cesseront de marquer son attachement à cette cause, notamment, chaque année, à l’occasion de la Journée du Migrant et du Réfugié. Sa dernière prise de parole sur ce sujet a été le 11 février 2025, après l’élection de Donald Trump. Inquiet de la politique migratoire mise en place par le nouveau gouvernement, François rappelle aux évêques américains le principe d’un État de droit et les exhorte à ne pas céder aux pressions politiques.
Les prises de position du pape François sont très liées au contexte géopolitique. Les événements sont relus comme un signe des temps auquel il essaie de répondre en leur donnant une portée théologique.
En 2013, sa première prise de position à Lampedusa est une homélie. Un cri du cœur. Tout à la fois un cri de la conscience et l’appel du pasteur. Si on ne suit pas l’appel de la conscience, cette boussole intérieure, il n’y a pas de paix intérieure possible…
En 2014, à Strasbourg, c’est un discours politique devant le parlement. Il rappelle l’Europe à ses fondamentaux, lui rappelle ses valeurs et l’exhorte à l’unité pour répondre à l’accueil des migrants.
En 2016, il renouvelle la démarche de Lampedusa à Lesbos, dans une démarche œcuménique et politique. Les Églises, ensemble, s’adressent à la communauté internationale.
Ensuite, lors de la remise du prix Charlemagne, il s’adresse encore à l’Europe et montre l’enjeu international de l’accueil des migrants, les risques de conflits qui y sont inhérents. Paix et migrations sont liés.
En 2017, il crée un dicastère, et lors du forum international « Paix et migration », il définit l’enjeu politique, donne la ligne à suivre et situe l’Église comme partie prenante et agissante de cette orientation politique qu’il propose.
En 2018, il donne un axe théologique à ce contexte social et politique, réaffirme la place de l’Église et invite les catholiques à un engagement politique pour l’accueil des migrants. Cela peut s’entendre en écho aux propos de l’auteur de la Lettre à Diognète (IIe siècle) qui affirme que « ce que l’âme est dans le corps, les chrétiens le sont dans le monde » (Lettre à Diognète, VI). Et le pape d’ajouter dans son dernier discours à la COMECE : « En ce temps, les chrétiens sont appelés à redonner une âme à l’Europe, à réveiller sa conscience, non pas pour occuper les espaces, mais pour encourager les processus ».
Dans un livre dialogue avec Dominique Wolton (2017), le pape commente, toujours dans un axe théologique, une phrase qu’il avait dite à Lesbos : « Nous sommes tous des migrants, nous sommes tous des réfugiés. Notre théologie est une théologie de migrants depuis l’appel d’Abraham. Puis Jésus lui-même a été un réfugié, un immigrant. Et puis, existentiellement, par la foi, nous sommes des migrants, la foi implique d’être en chemin. »
Cet appel est celui que nous laisse le pape François et qui concerne chacun de nous aujourd’hui. Il renvoie chacun à sa propre conscience pour entendre, devant le drame des migrants, ces deux questions de Dieu à l’homme : Où te caches-tu ? (Gn 3,9) et Qu’as-tu fait de ton frère ? (Gn 4,11). Le Christ quant à lui nous rappelle : Je me tiens à la porte et je frappe… (Ap 3,20), qui accueille un réfugié, c’est moi qu’il accueille (Mt 25,35).
Il y va de la paix internationale, mais il y va aussi de la paix intérieure que François définit lui-même comme une joie très profonde, très intime. C’est de cette paix-là, de cette joie-là que peut naître la paix du monde.