De l’éthos du déchet à la culture du soin (partie 2)

Approches bibliques et théologiques

L’observatoire conduit un travail sur la question de l’éthos du déchet.
Selon le pape François, cette notion englobe les attitudes concernant des objets mis au rebut, mais aussi des êtres humains considérés comme inutiles.
Dans un premier temps, un travail a été conduit avec des acteurs de terrain, sous la forme d’une rencontre suivie d’entretiens individuels. Ce qui a donné lieu à la publication d’un opuscule intitulé :

Des expériences inspirantes

Dans un deuxième temps, la réflexion s’est poursuivie en mobilisant des ressources anthropologiques, éthiques, théologiques et bibliques, toujours en lien avec les expériences d’acteurs engagés pour un renouvellement de nos pratiques sociales.

Ce deuxième temps comprend lui-même une double démarche : d’une part, la reprise d’une rencontre dans un cadre de travail social poursuivie par la mise en relation de ce récit de pratique avec un texte évangélique ; d’autre part, la réflexion à partir d’un texte biblique de l’Ancien Testament (Isaïe) en vue de mettre en lumière des enjeux en matière d’éthique sociale. Cette nouvelle phase du travail privilégie les enjeux humains et sociaux d’une attention à l’égard des personnes en souffrance, qui risquent d’être traitées comme des « déchets ».

Une telle prise de conscience peut aussi éclairer notre rapport au vivant et à l’ensemble de la Création.

I – Récit d’une pratique en rapport avec un texte évangélique

1 – Relecture d’une situation
Un récit a été proposé à la discussion. Il s’agit d’un entretien de « cadrage » entre une personne accueillie, que nous nommerons R., et la responsable mandatée par l’institution Salvert (Béatrice Bossart). Le texte a été rédigé par Béatrice, en lien avec Christophe Pichon, animateur du temps de travail consacré à la relecture des pratiques, avec un objectif de croisement entre l’expérience de terrain et l’expérience de lecture biblique.

Salvert (département de la Vienne) est une association d’aide à l’enfance et aux femmes en difficulté. Cette institution participe à notre équipe de recherche, depuis sa fondation, au sein de Justice et Paix France (Observatoire de la transition écologique). Le lancement de ce groupe de recherche sur « la culture du déchet », selon l’expression-choc déployée par le pape François dans son l’exhortation apostolique Evangelii Gaudium (2013, EG 49), s’est fait à Poitiers avec des acteurs du territoire dont Salvert.

Entre autres activités d’aide à l’enfance, cette institution accueille au sein d’une résidence dédiée, des femmes seules, accompagnées de leurs enfants en bas âge, et cela en lien avec les services spécialisés du département. Parmi ces femmes, il peut y avoir des mineures non accompagnées (MNA). Elles pourront continuer à être soutenues, au-delà de l’âge de 18 ans, dans le cadre de contrats « jeunes-majeurs » passés avec les services de l’ASE. Cette mesure facilite leur suivi mixte dans un partenariat privé-public qui présente des avantages. C’est dans le cadre de ce type de contrat que la rencontre entre R. (désormais jeune majeure relevant de l’Aide Sociale à l’Enfance) et Béatrice se noue. L’entretien porte sur la question du non-respect du cadre posé par les éducatrices pour soutenir la marche vers l’autonomie et la régularisation de cette jeune femme.

La thématique de cette relecture est formulée ainsi :

« Dans le but de lutter contre une culture du déchet, qui évoque ce qu’on laisse tomber derrière soi afin de l’oublier, nous cherchons à préciser des repères inspirés d’une pratique, en vue de favoriser une reconnaissance respectueuse des autres humains comme égaux en dignité et capables de contribuer au bien vivre de tous ».

L’enjeu de notre réflexion se trouve ainsi clarifié : comment, à partir d’un récit qui relate une rencontre de cadrage assez classique entre une jeune majeure qui, selon ses propos, reconnaît « avoir déconné », et la responsable et garante de la structure d’accueil, évaluer et discerner les critères d’une résistance à l’éthos du déchet que nous tentons d’approcher par diverses facettes ?

La méthode proposée par Christophe Pichon consiste à partir d’une pratique professionnelle pour éclairer, d’une part ce qui peut aider à résister à une culture du déchet, et d’autre part ce qui peut faciliter l’émergence d’une culture de la dignité, du soin…

La méthode suivie consiste dans un premier temps à relire ensemble, pas à pas, le récit de pratique proposé par Béatrice et d’en analyser les séquences pour approcher plus finement les moments-clés de ces basculements dans l’interlocution. La première écoute aide à se rendre attentifs dans la lecture faite par Béatrice aux intonations, ajouts, commentaires, rectifications… et vise à répondre à la question : comment favoriser la reconnaissance respectueuse des autres humains ? Nous partons bien d’un repère éthique qui va soutenir et orienter notre réflexion.

Les critères que se donne Béatrice, avant toute rencontre en position d’autorité, sont un premier jalon de sa « juste » posture d’écoutante. Trois points sont requis : une forme d’intensité dans la présence à l’autre, une écoute qui assume de ne pas savoir a priori où l’on va, le choix de repartir toujours de la parole dite par l’interlocutrice. Ces points témoignent, dans la posture de la garante de l’autorité, du souci d’un exercice « humanisant » de la relation d’autorité. Écouter intensément et prendre au sérieux le « dit » de la personne atteste de la valeur de cette prise de parole en première personne qui est rendue possible par la composition de cet espace offert pour se dire…

Le groupe de travail a dégagé quelques critères, au fil de l’analyse du récit de pratique, que nous pouvons reprendre de manière thématique.

A – Du point de vue de la résistance à une culture du déchet qui, par principe, « prend et jette » quand l’objet ou le sujet ne présente plus d’utilité ou d’intérêt, ou a épuisé sa « capabilité ».

Le récit oppose à cette compréhension « utilitariste » des choses et des personnes une intelligence humaniste de la vie relationnelle : les objets comme les sujets ont une valeur en soi, indépendamment de l’utilité immédiate qui peut leur être attachée. Pour les objets, la seconde main et le recyclage manifestent cette valeur propre. Pour les sujets, l’attention au mystère de l’autre au sens de « ce que je n’aurai jamais fini de percevoir » interdit d’exclure a priori de son champ d’attention celle ou celui que les circonstances de la vie mettent sur nos chemins… Accepter de ne pas tout savoir sur la personne et assumer cette réserve, est une manière appropriée de se situer dans la relation, pour, dans l’interlocution, viser ce « pas de plus » et guetter son advenue, sans crispation, mais avec vive attention.

Le récit oppose à l’arbitraire de la subjectivité, une institution, une organisation collective de type privé-public qui structure l’accueil de ce mystère de l’autre. Une structure, ici associative, qui assume une délégation de service public pour des mineures ou des majeures sous contrat, afin que le processus d’intégration, aussi difficile soit-il, puisse être « parlé » et accompagné à plusieurs. La structure Salvert porte le souci d’écarter la violence et de protéger les femmes, notamment migrantes, contre la violence ; ceci en posant un cadre de vie contrôlé et animé par des encadrants formés et supervisés. L’observation, la vie commune, les tâches sont assignées et les rôles posés de sorte que chacune puisse petit à petit sécuriser sa marche et advenir à une intégration au sein de la vie commune, donnant et recevant pour croître en agissant avec d’autres.

Un cadre est posé. Il est contraignant certes, il comporte des exigences (respect des horaires et des tâches assignées, selon le rythme de chacune…) et des obligations (respect des interdits et des lois en vigueur dont la déclinaison passe par le « contrat » signé par chacune). Mais le cadre est aussi le garant de l’équité de traitement à l’égard de toutes les personnes accueillies et de la justesse des arbitrages qui s’imposent au fil des débordements des unes et des autres (propreté, silence, sorties…).

La résistance à une culture du déchet passe ainsi par l’équilibre fin entre souplesse et solidité du cadre : pas trop de cadre, mais suffisamment pour sécuriser la vie de toutes… Il convient de ne pas violer l’intimité des personnes, mais il est légitime de rendre des comptes sur ses agissements « hors du cadre » fixé ensemble et a priori reconnu par toutes (ex : respect des horaires de sortie). La justesse du cadre peut être contestée (trop contraignant ou pas assez protecteur), mais il faudra accepter de soumettre sa demande de révision à la délibération en commun (ex : horaires des repas) et ne pas s’affranchir seul des passages obligés. En conséquence, cadrer et recadrer est le propre de l’exercice de l’autorité légitime ; celle-ci offre ainsi à tous l’occasion de situer ses marges de manœuvre, tout en visant l’engagement des personnes dans leur propre parole : accompagner les jeunes femmes vers un apprentissage progressif du respect des engagements pris à l’arrivée dans l’institution. Il ne s’agit pas seulement d’un engagement intéressé, en vue d’obtenir des papiers, mais d’une parole qui assume une responsabilité, celle de devenir progressivement autonome et plus apte à ordonner sa vie selon cette prise de parole.

La résistance à la culture du déchet passe du côté des encadrants, et ici de Béatrice, par l’exercice très « pro » de son rôle de « garante » du cadre pour le bien de tous. Elle déploie une manière d’incarner la fonction d’autorité pour la croissance de toutes : non pas un pouvoir qui écrase, mais qui autorise à grandir pas à pas… Le savoir être de Béatrice, fait d’écoute vigilante et d’attention aux mots/maux de l’autre, assure à la personne d’être entendue jusqu’au bout de sa plainte, parfois non formulée. Son savoir-faire, qui s’appuie sur le « dit » et son halo de « non-dit », sait s’appuyer sur ces tensions pour chercher ensemble ce qui progressivement « compte » et manifeste le malaise derrière l’apparence du « ça va »… Pouvoir formuler, comme le fait R. dans la rencontre, sa souffrance impossible à partager, ouvre une brèche qui permet à Béatrice d’énoncer un « je te crois » qui déverrouille la résistance intérieure de R. et lui permet d’accepter la requête, maintes fois formulée, d’une reprise avec une ethno-psychologue de ce malaise persistant. Cette présence au long court, renouvelée et ouverte à d’autres intervenants, ultérieurement, atteste d’une écoute « intense » jusqu’à ce « jaillissement » de l’expression singulière de la personne : cadre et autorité sont au service de ce jaillissement.

B – Du point de vue de la mise en œuvre progressive d’une culture du soin, ou de l’alliance parfois thérapeutique, toujours sociale et humaine.

Le cadre réaffirmé permet de borner l’espace des interdits et, dans le même temps, de donner toute sa force à l’apprentissage d’une liberté qui s’éprouve dans les contraintes acceptées, afin que tous puissent vivre au mieux ce long processus de croissance et de mûrissement, les uns avec les autres et les uns par les autres. Béatrice s’appuie sur tout le positif, faisant mémoire de ces moments clé et osant donner du temps pour laisser surgir un acquiescement de la liberté « là, je vous crois ». Cette parole qui nomme l’instant du « parler vrai » manifeste ce dessaisissement de soi pour R. qui entrouvre l’espace de l’intime, et fait ainsi mémoire du long chemin pour accéder à une parole partagée, qui ose laisser affleurer l’expression d’une souffrance enfouie, si loin… Reconnaître cet instant et le chercher dans l’interlocution peut aider cette jeune migrante à poser son propre acte de confiance en la sûreté de la parole de Béatrice. Se fier à ces « professionnelles de l’écoute et de l’accompagnement » lui permet alors d’accéder à sa propre vie d’une autre manière : s’obliger à participer à la vie commune, entrer dans la démarche proposée avec l’ethno-pédagogue, tenir ses engagements et avancer dans sa marche vers plus d’autonomie, tout ceci dans le respect du cadre et de la parole donnée de part et d’autre.

Le basculement se présente ainsi dans l’interdit, ce que nous exprimons dans l’entretien mutuel, au point où la foi/confiance se livre comme un crédit accordé à la parole bienveillante de l’autre. Percevoir la souffrance qui cherche un passage permet à Béatrice d’orienter R. vers cet éveil d’une expression de reconnaissance de ce qui est là, caché et qui empêche de vivre. Créer les conditions de possibilité, au fil de l’échange, d’un « dévoilement », permet à R. de laisser affleurer la souffrance enfouie pour la porter au jour et peut-être en limiter la force de négation. Pouvoir se fier à d’autres pour aller plus loin, lui permet de tenir ses engagements et de reconnaître le bien fondé du cadre qui accompagne cette marche vers l’âge adulte : son expression familière « j’ai déconné », répétée à plusieurs reprises, ancre sa prise de conscience dans une relecture de son agir à la lumière de ce soin patient, pour que le « dit » soit ajusté au malaise perceptible dans sa gestuelle et ses sorties « hors cadre ». Retrouver le sens du cadre et de sa fécondité et plus largement de la promesse contenue dans l’expression de la loi, autorise R. à avancer sans se laisser « anéantir » par la mémoire douloureuse de son passé… Une sortie de l’impasse se propose et elle saura désormais la saisir pour avancer et grandir en autonomie, respectueuse des autres, en autonomie relationnelle.

Il semble que le point de basculement de la rencontre se joue dans cet instant de « parler vrai », où croire le dit entendu et le non-dit de souffrance qui est son terreau, s’exprime dans l’interlocution. Laisser entrer la souffrance dans le dialogue et la nommer semble le point de départ pour un nouveau chemin de co-construction de la vie commune, à partir d’un contrat qui renouvelle l’engagement des deux parties. L’engagement est à nouveau clarifié, borné et cadré, il redonne vie commune partagée.

Il semble qu’un levier de transformation s’exprime dans une « manière » de toucher le fond, à l’occasion de ce processus d’interlocution et, à partir de ce fond, tenter de retrouver un chemin vers la surface… ensemble…

2 – Le deuxième temps de la relecture de pratique va consister à se mettre à l’écoute du texte biblique choisi par Christophe Pichon pour ce croisement des regards : une lecture pas à pas du texte biblique de Luc 15, 11-24 : la parabole du Fils prodigue

L’enjeu pour tous est de lire comme si c’était la première fois et de s’interroger sur ce qui s’est transformé pour chaque personnage.

Retenons que le plus jeune fils choisit de réclamer, de rassembler et de réaliser sa part d’héritage de manière prématurée, il veut s’emparer du bien lié à la vie auprès du père et risquer sa vie ailleurs. Le père accède à cette demande et partage son avoir entre ses deux fils. Le plus jeune réalise sa part, quitte la maison de son père et dilapide son bien. Le texte construit une tension entre rassembler et disperser, il met en scène un excès.

En vivant de cette prodigalité, le plus jeune commence à manquer. Il fait l’expérience d’une réalité nouvelle : le manque, l’indigence, le travail dégradant d’un serviteur moins bien nourri que les porcs qu’il garde. Quel genre de faim advient quand on a tout dépensé ? Le narrateur permet au lecteur, en ce point de bascule du récit, d’avoir accès à l’intériorité du plus jeune fils. Son travail en conscience est dévoilé au verset 17 : « rentrant alors en lui-même, il se dit… ». Le texte est sobre et réaliste : « moi, ici je meurs de faim », alors que les ouvriers de mon père ont du pain en abondance… De ce creux, un sursaut de vie émerge « je me lèverai » et une relecture de l’attitude qui a conduit au manque et à l’échec de la relation filiale est possible sous mode de mémoire vive de la vie sous le signe du père. La qualité de vie des serviteurs du père et la dissymétrie avec sa condition actuelle jaillissent de ce contraste. Le père demeure ce qu’il est, solide, source de bénédictions.

Cette première partie du récit propose un axe de questionnement : dans la catastrophe, quelles ressources pour se lever ? Le récit manifeste que, lorsqu’on touche le fond, on peut se relever à partir de cette mémoire vive…

La seconde partie met en scène ce retournement du jeune fils, il fait (v 20) ce qu’il a résolu de faire (v 18) : aller vers son père et lui dire…

Le narrateur présente alors la figure du père, touché jusqu’aux entrailles (pris de pitié), dans la hâte des retrouvailles, guetteur, donnant ou redonnant toute l’amplitude de sa dignité à ce fils « perdu » et retrouvé. Le père est une figure de l’excès, dispensant un amour miséricordieux qui réhabilite le fils dans son statut de fils. Aux yeux du père, ce fils était mort et il est revenu à la vie… Ce jaillissement de joie est diffusif et manifeste, dans la dynamique d’une fête, combien se réjouir pour la vie, ayant traversé les épreuves pouvant la conduire à la mort et tourner court, se recueille et s’exprime à travers les relations à nouveau possibles…

3 – Le troisième temps de la relecture consiste en un croisement entre la reprise réfléchie d’une pratique et le texte biblique choisi, afin de saisir les résonnances d’un récit à l’autre

Christophe propose de s’intéresser rapidement à trois points : regarder les différences entre les personnages chez Luc et les personnes du récit de Béatrice ; s’intéresser à ce qui est fait de part et d’autre, et enfin relever des points d’attention ou de convergence entre les récits.

Du point de vue des personnages nous avons surtout analysé comment le récit biblique présente la relation entre le plus jeune fils et son père. Il s’agit d’une relation d’autorité qui est questionnée, comme est questionnée la relation d’autorité entre R. et Béatrice. Le récit de Luc donne accès à la conscience du jeune fils, le récit de Béatrice reste sur le seuil de cette conscience en débat chez la jeune R. ; nous n’avons pas d’accès direct, mais une quête est exprimée « j’ai déconné », deux fois répétée. Les errements et les tensions pour qu’advienne une liberté risquée sont présents de part et d’autre : les récits gardent trace des étapes pour arriver à reconnaître la part d’égarement chez les jeunes personnages. La faim, la déchéance ou la souffrance qui blessent toute relation actuelle et l’indexent au passé traumatique.

Les récits relatent des faits : Béatrice voit la souffrance de R., lui permet de se dire un peu. Le père de la Parabole voit de loin le fils qui revient et le lecteur voit les entrailles du père tressaillir de joie. Le récit biblique met en scène cet excès d’amour qui redonne vie à l’un et l’autre dans la relation ; quant au récit de pratique, il met en scène cet amour social qui lève le voile de la souffrance enfouie. Les deux récits soulignent la fête et le travail de la reconnaissance qui s’organise, via le veau gras, ou via le contrat assumé et les rendez- vous ouverts et tenus.

Les deux récits manifestent qu’un chemin intérieur s’est opéré dans et par la relation et qu’il se déploie désormais, après l’épreuve, selon une attitude de reconnaissance.

Ce que nous pouvons retenir : Le récit de pratique est aussi un passage de la mort à la vie, une bonne nouvelle pour la vie sociale et la citoyenneté de cette jeune migrante qui passe de l’exclusion dont elle était la première actrice à l’inclusion et à la reconnaissance. Le cheminement du texte biblique, dont la pointe oriente vers ce passage du perdu au retrouvé, est une clé de lecture de la vie relationnelle au sein de l’institution Salvert. Là, se joue pour des femmes migrantes cette bonne nouvelle de la vie retrouvée avec et par les autres. Le récit de pratique relate un contexte d’interlocution entre une jeune adulte et une adulte en responsabilité qui favorise ce passage, cette sortie de l’exclusion pour une vie nouvelle entre nous. Rien n’est perdu, ceux qui tombent peuvent s’appuyer sur cette espérance d’une humanité solidaire et aimante.

Faire la vérité est alors une exigence pour tous : l’accompagnement social peut être « signe » des bras ouverts du père, cette bonne nouvelle d’une vie redonnée dans la reconnaissance mutuelle peut se vivre et se dire dans les institutions du soin. Quand on tombe, on repart : vivre la compassion évangélique demande des professionnels de l’écoute et du soin, formés à cette espérance des relèvements dont ils sont aussi médiateurs et témoins bien souvent… Ce croisement oriente vers un appel incessant à la présence et à la mission auprès et avec les plus exclus…

 

En guise d’ouverture :

Pour résister à l’éthos du déchet…

  • La question du « voir » est centrale : quel regard portons-nous sur les situations d’exclusion ? Lutter contre l’éthos du déchet passe par cette éducation du regard.
  • Nommer l’insupportable est aussi nécessaire : la souffrance subie, l’injustice vécue, les droits bafoués ; cet insupportable peut être l’instant de ce « choc aux entrailles ».
  • Ce choc – ces entrailles tordues de douleur en raison de la peine subie par d’autres – est un passage obligé pour chacun et pour tous : « se laisser toucher » est le moteur indispensable de l’agir aimant et de l’engagement de sa vie pour…
  • Croire en l’autre est tout aussi nécessaire : croire en sa guérison, sa résilience, sa vie voulue en Dieu même, pour entrer dans une culture de la confiance… Se fier en qui ouvre un avenir.

Pour coconstruire une éthique du soin…

  • Mettre en mouvement des « passeurs d’humanité », au risque même de « déborder » des cadres existants.
  • Protéger – respecter – festoyer, c’est-à-dire déployer toute une créativité sociale.
  • Reconnaître la dignité de toute personne et ses capacités, dans une habileté du travail social qui habilite les plus perdus à risquer le chemin de la rencontre.
  • Encourager et s’engager, en étant attentifs à tous ceux qui croisent nos chemins : devenir passeurs et témoins…

 II – Lecture biblique à propos de l’humain considéré comme un déchet.[1]

Nous adoptons la position retenue par le pape François quand, dans le cadre de ses encycliques sociales, il se réfère à la foi chrétienne en s’adressant à différents lecteurs. Nous lisons dans Fratelli tutti § 6 : « Bien que cette lettre s’adresse à toutes les personnes de bonne volonté, quelles que soient leurs convictions religieuses, la parabole se présente de telle manière que chacun d’entre nous peut se laisser interpeller par elle. »

En ce qui nous concerne, il ne s’agit pas d’une Parabole évangélique, mais d’une proclamation prophétique tirée de l’Ancien Testament : Isaïe 52, 13-15 ; 53, 1-12.

1 – La référence à un texte biblique

Ce message biblique évoque un prophète qui souffre en raison de la brutalité humaine, mais qui se trouve ensuite exalté par le Seigneur. Cette figure du serviteur souffrant peut stimuler et éclairer notre réflexion concernant les humains qui se trouvent traités comme des « déchets », ceci en raison d’une double référence. Tout d’abord, la figure du « prophète souffrant » a été retenue dans les évangiles et dans l’ensemble du Nouveau Testament comme la clé d’interprétation pour comprendre le sens spirituel de la passion, de la mort et de la résurrection de Jésus Christ. Ensuite, parce que Jésus a précisé qu’il se donne à reconnaître tout particulièrement dans la figure du pauvre[2], de celui qui est rejeté, laissé derrière. Ainsi, il nous est possible de recevoir ce message prophétique comme susceptible de mettre au jour la manière dont les personnes les plus fragiles se trouvent traitées dans notre société, alors qu’elles sont souvent ignorées et rendues largement invisibles. Cependant, l’accueil de la parole prophétique ne joue pas simplement le rôle d’un révélateur qui ferait apparaître ce que l’on cache trop souvent dans nos sociétés ; cette parole comprend surtout un appel à « convertir » nos attitudes spontanées, à changer notre regard à l’égard des personnes en souffrance, à réformer profondément nos modes d’organisation de la vie sociale.

La mise en œuvre d’un travail en exégèse biblique, en suivant de près le texte du livre d’Isaïe, nous met face à des choix de vie concernant tant nos engagements personnels que les orientations de notre vie commune.

1.1 – Lecture du texte
Dans un premier temps, la parole est donnée au Seigneur (Is 52, 13-15) : il annonce le triomphe du Serviteur qui « sera exalté à l’extrême », alors que « les foules ont été horrifiées à son sujet », que « son apparence n’était plus celle d’un homme ». « À son sujet, des foules des nations vont être émerveillées, des rois vont rester bouche close ».

Le deuxième temps (Is 53, 1, 11) met en scène le prophète en plein désarroi : « Il était méprisé, laissé de côté par les hommes, homme des douleurs, familier de la souffrance, tel celui devant qui l’on cache son visage ». Puis le peuple réfléchit sur cette situation scandaleuse : « Ce sont nos souffrances qu’il a portées. (…) Il était broyé à cause de nos perversités. (…) Nous étions errants, et le Seigneur a fait retomber sur lui la perversité de nous tous. » « Oui, il a été retranché de la terre des vivants. On a mis chez les méchants son sépulcre, bien qu’il n’ait pas commis de violence et qu’il n’y eut pas de fraude dans sa bouche. »

Enfin, le Seigneur reprend la parole pour indiquer un renversement de situation, une fin heureuse pour tous : « Ayant payé de sa personne, il verra une descendance, il sera comblé de jours ; sitôt connu, juste, il dispensera la justice, lui, mon Serviteur, au profit des foules. » (Is 53, 11)

1.2 – L’interprétation chrétienne voit dans la figure du serviteur souffrant, telle qu’elle est présentée en Isaïe, comme une préfiguration de ce qui est arrivé à Jésus : il a subi le mépris, il a été considéré comme un déchet, mais il portait les souffrances du peuple. Et le triomphe du serviteur n’a rien d’une revanche brutale ; tout au contraire, le peuple se trouve associé

à l’exaltation finale : celui qui a été « l’homme des douleurs » dispensera la justice au profit des foules. La reprise de cette figure du serviteur souffrant permet aux chrétiens de comprendre ce qu’ils disent lorsqu’ils confessent Jésus le Christ comme Sauveur, notamment lorsqu’ils font mémoire des souffrances scandaleuses qu’il a subies. L’image d’un Dieu tout-puissant et dominateur, étranger à la misère humaine, s’en trouve ainsi subvertie.

2 – L’appel à un regard critique sur notre vie commune

Nous pouvons également accueillir un tel message biblique comme un révélateur des injustices qui affectent aujourd’hui la dignité humaine et qui dénaturent notre vie sociale ; nous nous trouvons alors provoqués à inventer et à emprunter de nouveaux chemins. En effet, une telle lecture peut contribuer à ouvrir nos yeux et nos oreilles pour voir les souffrances qui défigurent notre humanité, pour entendre le cri des pauvres et des méprisés.

Quand l’humain se trouve considéré comme un déchet, il est exclu parce que, abîmé par la souffrance, il paraît repoussant, il fait peur. On le rejette parce qu’on ne voit plus en lui une figure humaine. On en vient à faire comme s’il n’existait plus et on imagine que l’on va mieux vivre en l’excluant de la condition humaine, en le retranchant de la terre des vivants. Les tragédies qui marquent l’histoire et l’actualité nous rappellent jusqu’à quelles extrémités destructrices peut conduire un tel déni de la dignité humaine ; le refus plus ou moins conscient de considérer le semblable comme un humain ouvre la voie à des pratiques abominables. Il est donc nécessaire de commencer par voir et entendre, de prendre en pleine figure la détresse d’autrui. Mais le peuple risque toujours de tolérer, voire de cultiver le malheur en son sein.

Du côté de la foule, c’est-à-dire dans les attitudes de la vie courante, on peut être tenté de cacher son propre visage afin de ne pas voir la souffrance dégradante, de se boucher les oreilles pour ne pas entendre les appels au secours. Cependant, du côté des puissants, l’exaltation du serviteur souffrant laissera « des rois bouche close » ; une certaine vision de l’ordre social considère comme normale la déréliction des plus faibles et l’assurance tranquille des notables ; un changement de perspective suppose que l’on accepte de voir autrement, de mettre en question les discours convenus, afin qu’ils « voient ce qui ne leur avait pas été raconté et observent ce qu’ils n’avaient pas entendu dire. » (Isaïe 52, 15)

Il faut donc commencer par reconnaître et nommer l’insupportable souffrance, accepter d’être touché « jusqu’aux entrailles ». Une telle mise en lumière de l’inhumain peut ouvrir la voie à des renversements de situation.

S’il est important de nommer et dénoncer les souffrances, il est aussi nécessaire de s’interroger sur les causes qui conduisent à de telles situations. Il importe de repérer les désordres ravageurs qui peuvent se cacher sous les apparences d’un ordre social. Le malheur de certains membres de la famille humaine ne peut être attribué à un fatum contre lequel nous serions impuissants : il est le fruit de rapports humains pervers. À la manière du « serviteur » évoqué en Isaïe, le pauvre se trouve considéré comme un déchet : il est repoussant, il fait peur ; on l’exclut et on le rejette ; abîmé par la souffrance, il n’a plus figure humaine, on ne veut plus le voir. Quand nous ne savons plus voir les souffrances, quand nous n’entendons plus les cris des pauvres, nous prenons le parti d’une société perverse dans laquelle chacun poursuit son chemin, cherchant d’abord son intérêt individuel, sans porter attention au mal qui ronge ses semblables ; nous ne percevons pas que ce mal affecte aussi l’ensemble de la communauté humaine. Nous sommes alors des « errants » et la perversité de la foule en vient à accabler les plus faibles. Voyons bien qu’une société perverse obture son propre avenir en pactisant avec la violence.

Au prix d’une conversion, un rebond est possible, une guérison devient envisageable. Mais pour qu’une transformation paraisse plausible, il importe d’oser regarder la vérité en face, de reconnaître les fautes individuelles et collectives qui conduisent à un tel déni de l’humain. L’engagement dans un retournement ouvre une perspective positive, non seulement pour les personnes qui se trouvaient exclues, mais aussi pour l’ensemble de la communauté humaine. La Bible envisage une telle conversion comme un don : Jésus, le Fils de Dieu, sait ce qu’il en est de nos souffrances ; il nous ouvre une voie qui engage la liberté et la responsabilité de chacun.

3 – Quelques propositions en vue d’un engagement responsable

3.1 – L’invitation à reconnaître la dignité de chaque personne humaine

Comment cela peut-il se faire ? Tout d’abord, la personne humaine ne peut être réduite à son malheur, à ce qui cause sa souffrance ; il importe de ne pas enfermer quelqu’un dans un statut de « pauvre ». Au-delà d’une sidération face au mal, il est nécessaire de voir et d’entendre un être humain qui aspire à une vie digne ; une telle reconnaissance première peut déjà donner confiance en ses propres capacités à celui qui ressent qu’on le met de côté, qu’on l’exclut de fait de la communauté humaine.

Des membres de la société, notamment dans le cadre d’associations et de corps intermédiaires, mais aussi dans l’exercice de leur profession, peuvent jouer le rôle de « passeurs », assurant des médiations entre les personnes les plus fragiles et les acteurs de la vie économique, sociale, politique. Il faut pour cela devenir disponible, être prêt à sortir de sa tranquillité pour s’engager avec d’autres. De telles attitudes permettent que nous apprenions ensemble à voir et à entendre les personnes et les groupes en souffrance, au lieu de les considérer comme des déchets que l’on jette en arrière pour les oublier. Les passeurs permettent aussi la création et l’animation d’institutions dont la mission est de soutenir les humains en difficulté, tout en ayant comme objectif de servir leur autonomie. Les institutions peuvent jouer un rôle déterminant dans la reconstruction de personnes abîmées par la vie, à condition qu’elles ne dévient pas de leur mission de service des plus fragiles et qu’elles assument la singularité des parcours ; il existe toujours une tension entre le cadre institutionnel et le chemin de vie d’une personne. C’est ainsi l’ensemble d’un peuple, d’une communauté, qui se trouve appelé à grandir en humanité.

Il faut cependant rester conscients collectivement que nous n’en avons jamais fini avec la souffrance et le malheur ; le pire serait d’imaginer une société parfaite, un ordre social qui, en se prétendant le meilleur possible, se soumettrait à un pouvoir absolu et dominateur. Au contraire, un réalisme optimiste ouvre des voies pour déborder les cadres, sortir des sentiers battus et expérimenter de nouveaux chemins en vue de mieux servir l’humain toujours fragile. Pour initier un tel mouvement, il importe de croire en l’autre, en sa capacité de résilience, en ses chances de guérison. Il est possible de combattre sans nourrir le cycle infernal de la violence, de tenir sans désespérer. Il est bon pour cela d’apprendre à discerner les signes d’espérance, mais aussi à vivre ensemble des temps de fête sous le signe de la gratuité et de la reconnaissance mutuelle.

3.2 – Le questionnement d’idéologies largement répandues

Pour comprendre notre société avec justesse, il nous faut être attentifs à la situation des plus démunis, de manière à considérer la personne qui souffre et à entendre son aspiration à une vie meilleure et plus humaine. Cela nous conduit à porter un jugement lucide sur nos manières de vivre ensemble qui considèrent certains des membres de la famille humaine comme des objets, ou même des déchets à oublier. Il y a bien des tensions dans nos manières de considérer la réalité, de mettre au jour un éthos qui tend à se présenter comme une évidence, voire comme un état de nature. L’éducation peut nous permettre de résister à l’air ambiant et de nous aider à chercher un sens pour la vie commune, de manière à offrir une place à tous. Il faut pour cela oser travailler à une nouvelle manière d’être au monde et devenir disponible pour engager sa personne dans une telle démarche. Ensemble, nous pouvons résister à un excès de violence par « l’excès » d’une force qui permet de porter un regard lucide et juste, d’engager d’autres manières de vivre ensemble.

Nous notons qu’une approche strictement matérialiste, privilégiant les possesseurs de richesses et les tenants du pouvoir, conduit à cautionner des injustices et à les considérer comme des éléments d’un ordre « naturel ». Même quand le souci à l’égard des plus démunis trouve encore place, il se réduit souvent à apporter quelques ressources, au risque de l’assistanat, sans impliquer une reconnaissance positive de la personne bénéficiaire ; or, celle-ci ne peut être confondue avec le manque qui caractérise sa situation, aucun humain ne peut être réduit aux pauvretés qui l’affectent. Une démarche respectueuse de l’humain s’efforce dans tous les cas de prendre en compte et de susciter les capacités et les compétences des personnes en cause.

Il nous faut aussi interroger l’individualisme ambiant, qui considère spontanément la société comme un agrégat d’individus indépendants, oubliant la dimension relationnelle de l’être humain. Un souci louable d’autonomie des individus peut conduire à des solitudes juxtaposées. Une telle polarisation individualiste ne permet guère d’honorer tant les solidarités héritées d’une histoire commune toujours en construction que la fraternité inscrite au fronton de nos monuments publics. Chaque membre de la communauté humaine peut contribuer à une culture de la confiance, en faisant confiance à l’autre, même s’il est en souffrance, en devenant lui-même de mieux en mieux fiable, c’est-à-dire digne de confiance.

Un autre trait de nos mentalités concerne un utilitarisme, parfois naïf, mais qui se présente aussi comme une théorie morale. L’utilitarisme cherche avant tout le plus grand bien-être du plus grand nombre, ce qui comporte deux risques : privilégier des critères d’évaluation matériels, le plus souvent monétaires, et laisser de côté certains membres de la société, la seule limite étant que ces derniers ne représentent qu’une minorité. Le recours plus ou moins conscient au principe utilitariste conduit à légitimer le fait que l’on considère certains humains comme des parasites, voire des déchets. À l’inverse, une démarche éthique va prendre en compte les droits humains fondamentaux, y compris les droits sociaux qui permettent à chacun de mener une vie convenable (cf. la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948).

3.3 – L’impact social de lectures bibliques

Dans notre héritage culturel, la référence à la Bible, notamment au Nouveau Testament, a largement contribué à mettre en lumière la dignité de toute personne humaine, quelle que soit sa condition. Il importe donc que cette source biblique continue d’irriguer la quête d’un humanisme ouvert, en retenant le critère herméneutique de la situation des plus fragiles comme caractéristique de la qualité d’une vie commune. Le recours à cette source n’est pas réservé à une communauté croyante, chacun peut y recourir à partir de sa propre démarche. Mais les fidèles de Jésus Christ se trouvent spécifiquement appelés à cultiver cet héritage, à la manière d’une mémoire vive qui continue de soutenir et de stimuler la quête d’une société de mieux en mieux humaine. C’est en ce sens que le pape François invite constamment, notamment dans son encyclique Fratelli tutti, à une culture du dialogue entre les personnes « de bonne volonté » qui se réfèrent à diverses convictions.

 

[1]  Odile Flichy, agrégée de grammaire, docteur en théologie, enseignante en Bible au Centre Sèvres de Paris, a introduit et guidé un travail de groupe sur ce thème.
[2] Voir notamment évangile de Matthieu 25, 31 et suivants.

 

Justice et Paix France
Paris, avril/mai 2023
Collection ENSEMBLE ET AVEC

Ce livret a été rédigé par le groupe
« Observatoire de la transition écologique »

Animé par :
Dominique COATANÉA (théologienne au Centre Sèvres-Facultés Jésuites de Paris, présidente de l’association des théologiennes et théologiens pour l’étude de la morale ATEM)
André TALBOT (prêtre du diocèse de Poitiers, théologien, enseignant en éthique sociale)

Et la contribution de :
Béatrice BOSSART, Xavière, de l’équipe de direction de l’institution Salvert (Vienne)
Sébastien CHAUCHAT, Prêtre du diocèse de Versailles, Aumônier national des EDC, Étudiant en 2nd cycle au Centre Sèvres
Odile FLICHY, Bibliste au Centre Sèvres
Christophe PICHON Bibliste au Centre Sèvres

Télécharger le livret partie 1  et le livret partie 2 , Justice et Paix France, avril 2023, Collection ENSEMBLE ET AVEC