De l’éthos du déchet à la culture du soin
Des expériences inspirantes
Lorsque le pape François évoque la notion de « déchets » comme une caractéristique de pensée et d’action de notre monde, il désigne des objets bien sûr, mais aussi des humains qui se trouvent laissés de côté, considérés comme inutiles. Dans le cadre de Justice et Paix France, l’Observatoire de la transition écologique a entrepris un travail avec des acteurs aux compétences diverses : ce travail en commun a mis en lumière les traits d’une éthique sociale qui incite à passer d’un « éthos du déchet » – ce qu’on laisse derrière soi afin de l’oublier – à une « culture du soin », en ce qui concerne le lien à la nature et aux rapports humains. Cette première étape se poursuit actuellement avec une recherche de type éthique, biblique, théologique…
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Le terme déchet renvoie à ce qu’on laisse tomber derrière soi afin de l’oublier, de ne plus le voir. Il signale des attitudes spontanées qui font que l’on prend ce qui nous paraît utile pour satisfaire nos besoins et nos envies, puis on jette ce qui reste et ce que l’on ne veut plus utiliser. Une telle manière de faire concerne d’abord les objets, mais elle sous-tend aussi les relations sociales : le semblable se trouve principalement considéré en fonction des avantages qu’on prétend en tirer, et non en raison de sa dignité propre…
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Préface
Il y a quelques années, j’ai rencontré à Yuli, une ville de l’est de Taiwan, le père Yves Moal, des missions étrangères de Paris. Le père Moal y avait créé en 1999 un centre de retraitement des déchets, pour donner un emploi aux plus vulnérables et pour faire face à la pollution entraînée par le développement accéléré de l’île. Les objets ramassés, triés, recyclés sont vendus afin de soutenir diverses associations locales, notamment pour les personnes handicapées. En se développant, le centre a permis de soutenir des personnes en difficulté en leur donnant un travail et l’opportunité de retrouver leur dignité et leur place dans la société.
Cette expérience illustre ce que l’observatoire de la transition écologique de Justice et Paix France a cherché à mettre en exergue ces deux dernières années par un travail sur ce que le Pape François a appelé dans son encyclique Laudato si’ « la culture du déchet ». Terme dur pour frapper nos esprits sur ce qui anime et domine le monde d’aujourd’hui : produire, prendre, profiter et jeter. Prendre et jeter des objets dont la production consomme beaucoup plus de ressources que la Terre n’en met à notre disposition, prendre et jeter des personnes quand elles ne sont pas ou plus utiles.
Le fruit de cette recherche – action est présenté dans ce livret,
rédigé par le groupe « Observatoire de la transition écologique » de Justice et Paix France*.
Les auteurs/acteurs y valorisent des expériences positives par rapport aux choses et aux personnes qui montrent le chemin pour sortir d’un monde centré sur la croissance économique et la dégradation du vivant illustré par cette « culture du déchet » qu’ils ont renommée « éthos du déchet ». Ces expériences sont nombreuses et montrent qu’il est possible, et nécessaire, de reconstruire notre société pour qu’elle fasse place à la personne humaine, à toute personne humaine, dans toutes ses dimensions, et à l’environnement qui les porte et avec lequel elles interagissent. « Tout est lié » nous rappelle le pape François. L’avenir est dans un monde où la nature et les êtres qui la peuplent retrouvent le chemin d’une vie en harmonie, où chacun est valorisé et où l’environnement permet son épanouissement.
Le regard approfondi qui nous est livré nous invite à nous poser des questions, à chacun de nous, à nos familles, à nos communautés. Puisse ce livret non seulement nous éclairer sur de nouveaux modes de vie et d’être, mais aussi favoriser notre réflexion et susciter notre engagement. Laudato si’, Signore !
Michel Roy, secrétaire général de Justice et Paix France*
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Extrait…
« III – Reprise de quelques réflexions éthiques à propos des déchets
Tout d’abord, il s’agit d’un regard, d’une attention portée au réel, à commencer par la prise en compte de ce que l’on risque de ne pas voir. C’est le cas des déchets qu’on laisse derrière, ou qu’on envoie au loin, pour les oublier. Nous pensons bien sûr aux choses, aux objets que l’on met au rebut ; mais, à la suite du pape François, nous nous intéressons aux personnes que la société a tendance à mettre sur le côté ou à laisser derrière, au prix d’exclusions sociales. C’est souvent la conséquence d’un calcul simpliste : laissons tomber ce qui ne semble plus utile, oublions-le !
Suite à de tels constats, il est important de dénoncer certaines attitudes spontanées. Mais nous préférons mettre l’accent sur des pratiques novatrices et intégratrices qui s’enracinent en des héritages de sagesse et de spiritualité. Les récits rapportés précédemment mettent en lumière des traits caractéristiques de la nature et du vivant, à commencer par la fragilité. Pour faire face aux diverses faiblesses nous savons déployer des capacités de solidarité en vue de favoriser de nouveaux équilibres.
Pour emprunter une telle voie, il nous faut opérer un travail difficile qui commence par une déconstruction. Il s’agit notamment d’interroger notre fascination pour la puissance qui induit une mobilisation de la force fondée sur le mépris de la fragilité. Or celle-ci demeure une caractéristique de la nature et du vivant ; l’humain lui-même apparaît singulièrement fragile, au moment de sa naissance, mais aussi lors du grand âge, ou encore en raison de handicaps ou de graves difficultés sociales ; dans tous ces cas, une vie humaine dépend des soins qui lui sont prodigués. Et chacun peut remarquer qu’il en va de même tout au long de son existence. Toute vie demeure fragile. Mais chaque humain dispose aussi de capacités qu’il doit mettre en œuvre dans une responsabilité à l’égard de lui-même, de ses semblables et de la nature. Il faut aussi noter l’importance de la responsabilité commune qui prend corps dans l’organisation politique. Chaque citoyen peut et doit veiller à ce que la société se structure de manière à protéger et à prendre soin d’abord de ses membres plus fragiles, mais aussi du monde animal et de l’environnement.
Il faut pour cela interroger nos images du progrès qui ont largement mis l’accent sur un déploiement irraisonné de la force. Ce qui se traduit par des rapports de domination et d’exploitation, en vue de tirer un profit maximal pour des bénéfices immédiats, quelles qu’en soient les conséquences. Selon le même schéma, la vie sociale se trouve réduite à des rapports de force, avec comme référence centrale un critère pervers de darwinisme social qui conduit à l’exclusion des plus faibles ; il s’agit d’une violence structurelle qui provoque d’autres violences.
À l’encontre de telles tendances, les pratiques évoquées précédemment mettent l’accent sur la protection, avec une attention particulière aux plus fragiles. Une telle dynamique ouvre une perspective de bienfait pour tous, sous le mode d’une solidarité allant jusqu’à la fraternité.
Fasciné par ses réussites, l’humain a cru se grandir en affirmant une domination violente sur la nature. Il oubliait alors qu’il est lui-même partie prenante de cette nature qu’il nomme de manière imprécise comme son « environnement ». En violentant la nature, il met en cause la qualité et même la possibilité de sa propre vie. Il est intéressant de noter qu’une notion qui passait pour mièvre, voire paresseuse, reprend des couleurs : l’équilibre. On envisage alors un rapport équilibré à la nature : pour vivre, l’humain doit prélever des ressources, mais il veillera en même temps à restaurer ce milieu. Il en va de même pour les rapports sociaux, la recherche d’équilibre, notamment en termes d’égalité des chances, contribue à la paix civile.
Le recours à des références morales se révèle alors bénéfique. Il s’agit de mettre au cœur de nos actions une attitude de respect, en raison même de la fragilité qui affecte tous les maillons de la vie. Respect de la nature pour éviter des pollutions qui affectent la qualité de vie, pour ne pas épuiser des ressources qui demeurent en quantité limitée : on parlera alors de retraitement, de recyclage. Respect d’abord et avant tout de la dignité de chaque personne humaine, à commencer par celle qui rencontre le plus de difficulté. La précieuse liberté humaine va alors se décliner en termes d’engagements pour prendre soin de la nature et du monde animal, des personnes et de la société. Cela passe par une conversion : résister à l’envie de dominer pour cultiver le désir d’alliance. Une conversion conduit à passer d’une anti culture du déchet à une culture du soin. Un tel passage suppose une remise en mouvement de nos modes de pensée, de nos critères de jugement, mais aussi des changements de nos manières de produire et de consommer, des mutations dans nos modes de vie. Cette première étape du travail, en lien étroit avec des acteurs engagés de ces mutations, se poursuit par des réflexions éthiques, bibliques et théologiques. Les réactions et propositions des lecteurs seront les bienvenues.»
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Télécharger le Livret Éthos du déchet complet (PDF), mai 2022, Collection Ensemble et Avec.
Sommaire
I – Présentation de la recherche : un processus de recherche-action sur la question des « déchets »
1 – Une problématique
2 – Un travail avec des acteurs engagés
II – Engagements pour un développement solidaire et durable
1 – Un regard sur le traitement des déchets
2 – Des perspectives pour une agriculture biologique
3 – Une institution de soutien aux personnes en difficulté (Salvert, près de Poitiers)
4 – Un territoire « zéro chômeur de longue durée »
5 – Une approche économique de la question des déchets
III – Reprise de quelques réflexions éthiques à propos des déchets
Invitation à continuer la réflexion
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*Justice et Paix France a reçu de l’Église de France la mission de faire entendre, dans les grands débats de notre temps, une voix qui soit à la fois pertinente et évangélique et d’aider les chrétiens à être actifs et vigilants sur les questions de justice et paix internationales (développement, droits de l’homme, paix et sécurité, construction européenne).
Sur ces sujets, Justice et Paix France élabore des documents de réflexion et d’informations, organise des colloques, collabore avec divers organismes, religieux et laïcs, poursuivant des objectifs analogues.