Lutter contre la pauvreté ou faire projet avec les pauvres ?

L’expression « lutter contre la pauvreté » est devenue une expression toute faite, utilisée largement dans le milieu politique, national et international, ainsi qu’au niveau de la société civile.

Elle est associée à une prise de conscience mondiale du phénomène de la pauvreté et à la conséquente mise en place de programmes internationaux qui visent la réduction de la pauvreté. On peut noter à ce propos les Objectifs du Millénaire pour le Développement, établis au sein de l’ONU en 2000, qui fixent la barre très haute : réduire de moitié la pauvreté dans le monde d’ici 2015. Cet objectif général est décliné en 8 objectifs particuliers qui concernent la faim, l’éducation, la santé, l’accès à l’eau, les femmes, le développement durable.

On ne peut que se réjouir de voir la communauté internationale fixer un tel objectif. Et même si aujourd’hui on sait que cet objectif ne sera que partiellement atteint et qu’il faudrait une volonté politique bien plus grande pour libérer les ressources nécessaires, il y a un fait nouveau qui représente une avancée incontestable : pour la première fois on a un engagement précis de la part de la majorité des chefs d’Etat, exprimé de manière quantitative et donc évaluable, et non plus une simple déclaration de principes et de bonnes intentions. Tout en soutenant ce type d’initiatives de « lutte contre la pauvreté », on peut pourtant se poser des questions sur la conception de justice et de développement auxquelles renvoie une telle expression. Il ne s’agit pas de contester la mise en place des pratiques associées à cet objectif, mais plutôt d’approfondir l’objectif formulé afin d’orienter les pratiques dans la bonne direction.

La pauvreté, dans la mesure où elle dénigre la dignité humaine, constitue, sans doute, un phénomène à refuser. Mais peut-on « lutter contre » la pauvreté ? Tout dépend de la manière dont on conçoit la pauvreté. En effet, l’expression « lutter contre la pauvreté » fait penser à la pauvreté comme une réalité objective, dont certaines personnes sont victimes, et qu’on devrait extirper, enlever, supprimer. La pauvreté apparaît ainsi comme une condition objective et subie, indépendante de la personne concernée. De ce fait, le pauvre est réduit à sa pauvreté, à ce qu’il n’a pas : un manque à combler. Dès lors, cette idée de lutte contre la pauvreté appelle surtout une justice distributive et un développement pensé en termes d’accès aux biens. Peut-on concevoir autrement la pauvreté, la justice et le développement ?

Nous pensons que la pauvreté n’est pas seulement un manque à combler : elle renvoie à toute une manière de concevoir le vivre ensemble. Si la lutte contre la pauvreté vise surtout à combler le manque dont souffrent certaines personnes, elle risque de se situer uniquement au niveau des effets plutôt que des causes. La réalité de la pauvreté devrait interroger d’abord la mécanique sociale qui, au niveau local, national ou international, créé de l’exclusion. C’est la manière dont on « fait société ensemble » qui est mise en cause avec la pauvreté, et pas seulement la distribution de ses bénéfices. Il va falloir, sans doute, redistribuer des richesses très inégalement réparties, mais le problème de la pauvreté relève surtout d’une question bien plus fondamentale, celle du projet de société. Dès lors, le pauvre n’apparaît pas seulement comme une personne en manque qui a besoin d’assistance, mais surtout comme un acteur social qui doit pouvoir participer à un projet d’ensemble. On cherchera chez lui la capacité propre qu’il pourrait développer en vue d’un projet commun plutôt que le manque à combler. Cette approche de la pauvreté sollicite une autre conception de la justice et du développement : une justice contributive plutôt que distributive ; un développement pensé en termes de projet de société plutôt que de seule croissance économique.

Lutte contre la pauvreté et justice

En termes de justice, on peut poser deux questions à l’expression de « lutte contre la pauvreté ». D’une part, faut-il viser la pauvreté ou plutôt l’inégalité ? Car ce qui est injuste, ce n’est pas la pauvreté en soi mais le fait qu’elle coexiste avec une très grande richesse. Associer la question de la justice à celle de la pauvreté rappelle que le véritable scandale est celui de l’inégalité plutôt que celui de la pauvreté. L’inégalité empêche d’isoler la pauvreté comme un problème « des pauvres », qui a besoin des solutions « pour les pauvres ». L’inégalité pose question au système général et pousse à transformer plutôt qu’à réparer, à intégrer plutôt qu’à assister, Ne faudrait-il pas alors parler de lutte contre l’inégalité plutôt que de lutte contre la pauvreté ?

D’autre part, la justice pose une question de fond sur l’effet cherché avec la « la lutte contre la pauvreté ». S’agit-il de rendre accessible à tous les biens nécessaires pour vivre ? Ou s’agit-il plutôt de rendre possible la participation de chacun à la création d’un projet commun ? Chacune de ces deux questions renvoie à un type différent de justice. Dans le premier cas, nous nous trouvons face à une justice distributive, fondée sur la capacité d’accès des personnes. Dans le deuxième, on parle plutôt de justice contributive, fondée sur la capacité de participation, d’apport de chacun. Deux conceptions différentes de l’humain sont sous-jacentes à chacune de ces notions de justice : dans la première, l’humain est défini par ses besoins à satisfaire, dans la deuxième par sa capacité créatrice. Comment renforcer la visée d’une justice contributive dans l’idée de lutte contre la pauvreté ? La justice permet donc d’approcher la lutte contre la pauvreté d’une manière beaucoup plus intégrale : par rapport à toute la société et pas seulement aux exclus, et par rapport à toutes les dimensions de la vie humaine et pas seulement ses besoins et sa capacité d’accessibilité. Comment rendre plus explicite cette « intégralité » visée ? Un domaine aujourd’hui en plein développement, illustre bien cette lutte contre la pauvreté pensée de manière intégrale : il s’agit de l’économie sociale et solidaire. Une multiplicité de pratiques différentes comme le commerce équitable, le microcrédit, la finance éthique, les régies de quartier, le tourisme solidaire, essayent aujourd’hui d’insérer dans le circuit économique les populations qui en sont exclues. Mais il ne s’agit pas d’une économie « pour les pauvres ». L’économie sociale et solidaire cherche à faire de l’économie autrement, en intégrant aux objectifs de rentabilité financière, des objectifs en termes de lien social, de gestion démocratique et de respect de la nature. En ce sens, elle ne crée pas une économie parallèle, pour sortir les pauvres de leur pauvreté. Au contraire, elle intègre les pauvres dans le système classique et ce faisant, elle transforme le système, car elle pense l’économie complètement articulée aux objectifs d’ordre social, politique et environnemental [1]. La lutte contre la pauvreté revisitée par la justice acquiert ainsi de l’épaisseur et fait véritablement place à toute la complexité de l’humain et du social.

Lutte contre la pauvreté et développement

A partir du développement, on peut également poser deux questions à la lutte contre la pauvreté : d’une part, en termes de mode de développement visé, d’autre part en termes de la conception même du développement. Ces deux aspects sont très liés, mais il est important de les distinguer. La question en termes de mode de développement renvoie à la différence habituelle entre pays développés et pays en voie de développement. A partir de cette classification, le sous-développement est souvent considéré comme un problème de rattrapage à faire entre les pays pauvres et les pays riches. De ce fait, il y a un seul mode de développement visé, celui des pays riches, et il faut faire en sorte que les pays pauvres puissent y arriver. Cette conception résonne fortement avec l’idée de « lutte contre la pauvreté ». Il s’agit toujours d’une approche bipolaire, où l’un des pôles constitue l’objectif à atteindre (la richesse, le développement) et l’autre le défaut à réparer (la pauvreté, le sous-développement). Or, le mode de développement des pays riches est aujourd’hui confronté à des limites incontournables qui montrent sa non viabilité : les ressources naturelles sur lesquelles ce développement s’est construit sont aujourd’hui en cours d’épuisement et en grande partie dégradées. Est-ce que les pays pauvres ne sont pas, eux aussi, porteurs de germes de modes de développement pluriels et nouveaux ? Est-ce que leur expérience de survie face à la pauvreté, leur créativité et leur imagination, leur « débrouillardise », n’ouvrent pas des pistes pour penser autrement le développement ? Dans ce cas, il ne faudrait pas seulement « lutter contre la pauvreté » mais aussi et surtout, s’intéresser à ce que la pauvreté a pu libérer comme ressource nouvelle pour vivre mieux.

Or, la question sur le mode de développement, conduit directement à celle de la conception du développement : que veut-on développer ? Que veut-on augmenter en termes de qualité de vie ? Qu’est-ce qui fait vivre mieux ? Le pouvoir d’achat ou la qualité de présence et de relation qu’on a avec autrui ? Le fait d’accéder à plus de biens ou le fait de se sentir créateur avec d’autres d’un projet commun ? L’avoir ou l’être ? La lutte contre la pauvreté qui considère la pauvreté uniquement en termes d’accès aux biens, risque de solliciter un développement pensé seulement en termes de croissance, c’est-à-dire de capacité de production et de consommation. Lutter contre la pauvreté, devrait conduire aujourd’hui à reconsidérer la richesse, à la penser en termes de qualité plutôt que de quantité.

Aujourd’hui le développement durable essaie justement de penser le développement à frais nouveaux, conçu comme un nouveau « style de vie », une nouvelle manière de vivre ensemble, au niveau local, national et international, plutôt que comme simple prolongement de ce que nous avons déjà. Il invite à inventer un style de vie avec moins de mobilité mais plus de présence, avec moins de rapidité mais plus de relation, avec moins de sécurité mais plus d’émerveillement. L’objectif n’est pas celui de lutter contre la pauvreté mais plutôt d’inventer de nouveaux modes de vie qui ne créent pas de la pauvreté, ni matérielle, ni relationnelle [2].

En guise de conclusion, nous pouvons dire que la lutte contre la pauvreté revisitée par l’idée de justice et de développement, invite à un double déplacement. D’une part, il s’agirait de passer de la « lutte contre » au « faire projet ensemble », et d’autre part, de passer de « la pauvreté » aux « pauvres », en les considérant non seulement à partir de leurs manques, mais surtout à partir de leurs potentialités à développer. Dès lors, l’objectif ne serait pas tellement d’aider ni d’enrichir les pauvres, mais plutôt de trouver avec eux de nouvelles sources de richesse et de nouveaux modes de développement.

 

 

Notes :

[1] Pour connaître, faire avancer et se préparer aux nouveaux métiers de l’Economie sociale et solidaire : Master « Economie solidaire et logique du marché » de l’Institut Catholique de Paris. Infos : www.icp.fr (voir les formations de la FASSE), ou fasse@icp.fr.

[2] Pour une approche du Développement durable en termes de « style de vie nouveau », lire « Notre mode de vie est-il durable ? » Justice et Pais, Ed. Karthala, 2005, et « Mobilité durable : bouger moins pour être plus présent », Justice et Paix (5¤ + frais de port) à commander à justice.paix@cef.fr