La Conférence épiscopale d’Haïti sur la crise sécuritaire du pays..
Frères et sœurs haïtiens,
Hommes et femmes de bonne volonté,
1.Alors que notre pays sombre chaque jour davantage dans un chaos généralisé et que s’effondrent un à un les piliers de la vie sociale et politique, nous, évêques catholiques d’Haïti, ressentons plus que jamais l’urgence d’adresser une parole prophétique pour que « le droit jaillisse comme une source ; et la justice comme un torrent qui ne tarit jamais ! » (Amos 5,24).
2.C’est avec gravité et compassion que nous élevons la voix : pour alerter sur l’ampleur du naufrage, pour dénoncer ce qui avilit la dignité humaine et pour proposer, à la lumière de l’Évangile, les chemins de conversion, de justice et d’espérance.
3.Dans sa mission prophétique, l’Église a le devoir de rappeler à temps et à contretemps les exigences morales, éthiques et sociales qui sous-tendent toute société où prévalent la solidarité, l’entraide et la cohésion.
Une société en chute libre
4. Nous assistons à une déchéance de la société et à une décadence des institutions qui en sont les piliers :
- Un État défaillant qui n’assure plus ni la sécurité, ni la justice, ni le minimum vital pour son peuple ;
- Un territoire morcelé, abandonné à la loi des armes et à la terreur des bandes armées ;
- Une population en fuite, déplacée, humiliée, appauvrie, blessée dans sa chair et son âme.
5. En plus de la banalisation de la vie, la transgression du sacré témoigne d’un effondrement de l’ordre moral et de l’ordre social. Nul n’est exempt des atrocités commises par les bandes armées ; aucun lieu ni symbole n’est épargné : des lieux de culte sont profanés, des sanctuaires sont violés et saccagés, le patrimoine historique et culturel du pays est vandalisé, incendié sans aucun égard de ce qu’il représente un signe de mémoire collective, de foi partagée et d’identité nationale. Ces agressions ne détruisent pas seulement des pierres ou des objets ; elles frappent le cœur vivant de notre peuple, sa conscience morale, sa capacité à espérer.
6. Nous dénonçons ces actes de barbarie ; ils sont le signe d’un peuple qui perd le sens de Dieu et, avec lui, le sens de l’homme. Nous nous demandons une nouvelle fois ce que cache ce projet de déshumanisation qui met à genoux un peuple déjà meurtri. Et surtout, pourquoi les Autorités de l’État ne déploient-elles pas leur plus grand effort à protéger ce qui reste de notre territoire et ce qui devrait être inviolable, à savoir : la vie, la liberté, la culture et la mémoire ?
Vers un tournant historique pour la Nation
7. Dans cette situation gangrenée par la violence et l’insécurité, altérée par tant de discordes, nous observons avec attention le processus initié par le pouvoir de transition en vue de l’adoption d’une nouvelles Constitution en Haïti. Nous estimons devoir à ce stade nous adresser à la conscience collective de la Nation.
8. Le dépôt de l’Avant-projet de Constitution de 2025 constitue sans contexte un moment significatif dans notre vie nationale en cette période critique. Tout en interpelant chacun de nous, cet Avant-projet de Constitution soulève des espoirs, des débats, mais aussi de vives inquiétudes.
Des avancées qu’il faut saluer
9. L’Avant-projet propose plusieurs innovations dignes d’intérêt :
- Une volonté claire de moderniser l’État et de rationaliser la gouvernance publique ;
- Une ouverture prometteuse vers la reconnaissance des droits des Haïtiens vivant à l’étranger et la participation des felles et des jeunes ;
- La reconnaissance forcée de droits sociaux fondamentaux : éducation, santé, sécurité sociale, logement ;
- Des dispositifs favorisant la transparence, le lutte contre la corruption et une représentativité plus légitime des partis politiques.
Autant d’éléments qui peuvent constituer les bases d’un projet national renouvelé, plus inclusif et plus juste.
Des limites sérieuses à ne pas ignorer
10. Cependant, au-delà de ces avancées, le texte présente des lacunes majeures qui risquent de fragiliser l’équilibre démocratique :
- Un processus à la fois peu inclusif et élaboré sans Assemblée constituante élue ni véritable débat citoyen ;
- Un pouvoir présidentiel largement renforcé, concentrant des prérogatives qui affaiblissent les contre-pouvoirs législatifs et judiciaires ;
- Un flou dangereux autour du modèle territorial, avec un fédéralisme qui risque de fragmenter l’unité nationale ;
- Des droits sociaux proclamés mais sans mécanismes de recours, risquant ainsi de demeurer lettre morte ;
- Un modèle de gouvernance institutionnellement complexe qui peut s’avérer difficilement applicable dans un pays aux capacités administratives et budgétaires limitées.
Nos recommandations
11. Face à tout cela, nous rappelons solennellement que la Constitution d’un pays est plus qu’un texte juridique : c’est un pacte social. La question de la Constitution demande un très large débat portant à un vrai consensus national qui tient compte de la réalité historique, culturelle et sociale de notre peuple. Et cela doit se faire en un moment qui sera opportun. L’heure ne se prête pas au processus portant à l’adoption d’une nouvelle Constitution. Aujourd’hui la priorité est à la sécurité, à la paix et à la gouvernance pour le bien du peuple.
12. Le renouveau de la Nation ne viendra pas d’un texte, aussi bien rédigé soit-il, s’il n’est porté par une conscience civique collective et renouvelée, une exigence morale partagée et une culture du dialogue et de la solidarité. Nous exhortons chacun, à tous les niveaux, à travailler davantage pour bâtir non pas une Constitution de rupture unilatérale, mais une charte fondatrice de l’avenir commun. Engageons-nous activement dans la reconstruction morale et structurelle de notre société. Résistons à la résignation, à la vengeance et à l’anarchie. Élevons la voix pour la vérité, la justice et la paix.
13. A vous tous Sœurs et Frères Haïtiens, nous disons qu’il est encore temps d’éviter l’irréparable. Mais chaque jour de silence, d’hésitation ou de duplicité est un jour de trop. Trop de sang a coulé. Trop de familles sont détruites. Trop de jeunes ont perdu espoir.
14. En exprimant nos sympathies à toutes les victimes, nous demandons au Seigneur, Maître du temps et de l’histoire, d’incliner son regard sur Haïti. Qu’Il touche les cœurs endurcis, relève les humiliés, bénisse les artisans de paix et, par l’intercession de Notre-Dame du Perpétuel Secours, accorde à notre peuple les grâces de la conversion, de la paix et du relèvement.
Donné à Port-au-Prince, le 23 juillet 2025, mémoire liturgique de Saint Brigitte, religieuse.
Suivent les signatures des Évêques de la CEH,
Mgr Max Leroy MÉSIDOR, Archevêque Métropolitain de Port-au-Prince, Président de la CEH
Mgr Pierre André DUMAS (hospitalisé), Évêque d’Anse-à Veau/Miragoâne, Vice-Pdt de la CEH
Mgr Joseph Gontrand DECOSTE, SJ, Évêque de Jérémie, Secrétaire Général de la CEH
Mgr Désinord JEAN, Évêque de Hinche, Économe de la CEH
Chibly Cardinal LANGLOIS, Évêque des Cayes, Conseiller
Mgr Marie Erick Glandas TOUSSAINT, Évêque de Jacmel
Mgr Launay SATURNÉ, Archevêque Métropolitain du Cap-Haïtien
Mgr Charles Peters BARTHELUS, Évêque de Port-de-Paix
Mgr Yves Marie PÉAN, CSC, Évêque des Gonaïves
Mgr Sander LOUIS-JEAN, Évêque Auxiliaire de Port-au-Prince
Mgr Quesnel ALPHONSE, SMM, Évêque de Fort-Liberté
Mgr Wismick JEAN-CHARLES, SMM, Évêque Auxiliaire de Port-au-Prince