Retrouver le sens de la juste mesure et de la sobriété

Extraits du discours prononcé à Lourdes, le mardi 4 novembre 2025

Trois décennies ont passé depuis notre première visite en ce grand lieu de pèlerinage et l’état de la planète, de notre Terre, a empiré. Les désastres environnementaux, les fossés entre les dominants et les démunis, les conflits armés entre les nations, les guerres civiles et les luttes intestines au sein des peuples, les désordres et les violences au mitan des sociétés, des communautés, des familles n’ont cessé de se multiplier. Oui, l’heure est grave alors que la dignité intrinsèque de chaque personne humaine, les droits de l’homme, le droit international, l’universalisme, tous ces principes étant issus de l’Évangile, se trouvent trop souvent déniés au profit du culte renouvelé de la force brute qui unit le paganisme archaïque et le technicisme moderne.

C’est sur ce front que, ces dernières années, nous nous sommes engagés le défunt et aimé pape de Rome François et nous-même, patriarche œcuménique de Constantinople, en attestant ensemble du soin que Dieu prend de sa Création souffrante. En nous montrant côte à côte et solidaires face aux urgences du moment : écologique dès l’encyclique Laudato si’ ; sanitaire lors de la pandémie de la Covid-19 ; humanitaire auprès des migrants à Lesbos et pour la paix à Jérusalem ; spirituelle relativement aux impasses œcuméniques, interreligieuses, interculturelles ; ecclésiale au sujet de la synodalité. Chacune de ces occasions et de nos rencontres a été empreinte d’une profonde amitié fraternelle nourrie par la volonté commune de servir « la multitude » (Mt 26, 28). […]

Au fil du temps, nous avons cependant laissé s’installer une fracture douloureuse : la religion s’est réfugiée dans ses sanctuaires, la science dans ses laboratoires, chacune se méfiant de l’autre. Mais cette séparation n’a jamais été voulue par Dieu. Saint Grégoire de Nysse nous enseigne que la grâce divine « pénètre toute la création ». Il n’existe donc pas de frontière entre le sacré et le profane, entre le spirituel et le matériel : tout est habité par la présence de Dieu. Lorsque les scientifiques observent la fonte des glaciers et que nous méditons sur les gémissements de la création (Rm 8,22), nous lisons le même livre : celui de la sagesse de Dieu inscrite dans le monde.

Nous devons aussi reconnaître que nous nous trompons lorsque nous détournons le regard du réel. Pendant la pandémie, certains ont préféré les théories du complot à la vérité scientifique ; d’autres invoquent la souveraineté divine tout en négligeant les conséquences de leurs actions sur le climat. Ce n’est pas là un témoignage de foi, mais un aveuglement spirituel. Nous ne pouvons plus séparer notre prière de nos gestes quotidiens. La surconsommation, la pollution, la destruction des forêts et des mers ne sont pas seulement des drames écologiques : elles révèlent une blessure de l’âme, une crise spirituelle de notre époque.

Mais nous savons aussi que notre foi détient une sagesse précieuse. Elle nous enseigne la patience, la mesure et la joie du renoncement. Les Pères de l’Église nous ont transmis la vigilance du cœur et l’ascèse comme discipline de vie. Dans un monde obsédé par la vitesse et la consommation, nous devons retrouver le sens de la juste mesure et de la sobriété. Choisir la qualité plutôt que la quantité, la beauté plutôt que l’utilité, la communion plutôt que le profit. Ce n’est pas un retour en arrière : c’est une libération. La liberté de vivre avec gratitude, dans la simplicité et la paix intérieure.

Nous avons aussi perdu le rythme sacré du temps. Les arbres ne se hâtent pas, les étoiles ne brûlent pas plus vite pour briller davantage. Nos ancêtres savaient que toute croissance véritable exige patience et durée. Nous devons réapprendre la lenteur féconde, la joie de voir une graine devenir un arbre, un geste humble devenir source de vie.

Enfin, nous devons redécouvrir une théologie de l’interconnexion. La santé de la planète et le bien-être des peuples sont inséparables. Nous ne pouvons guérir la terre sans guérir nos relations humaines. La justice environnementale et la justice sociale ne sont pas deux causes distinctes, mais les deux faces d’un même appel : celui de la vie en plénitude. Nous sommes à un carrefour décisif. Serons-nous la génération qui choisit le confort plutôt que la conscience, ou celle qui, unie dans la foi, la science et la solidarité, choisit la transformation plutôt que la destruction ? L’avenir de notre monde dépend de cette réponse  ̵ une réponse non seulement écologique, mais profondément spirituelle. […]

Photo d’illustration :
Le pape François et le patriarche Bartholomée à Jérusalem en mai 2014 ©Nir Hasan/Wikimedia