L’entreprise au défi du climat

Les trois auteurs s’appuient sur leurs compétences concernant le monde de l’entreprise en vue de mettre en lumière la responsabilité éthique des différents acteurs.

Leur travail a aussi associé d’autres cadres et dirigeants qui appartiennent à un groupe d’échange et de réflexion : « L’Entreprise, une bonne nouvelle » (EBN). Leur propos fait donc référence à de nombreuses expériences concrètes, tout en respectant la discrétion nécessaire.

 

Un défi majeur : le climat

Le titre de l’ouvrage, L’entreprise au défi du climat, est tout à fait explicite. Une question majeure est retenue, celle du climat, et elle est examinée du point de vue d’une institution directement concernée en raison de ses activités, l’entreprise. Le propos s’adresse précisément à celles et ceux qui y exercent des responsabilités décisionnelles : les cadres et les dirigeants. Des lecteurs  situés différemment, dans l’entreprise comme dans la société, peuvent cependant adapter à leur propre situation les critères de discernement qui sont ici déclinés. Le point d’attention central de l’ouvrage concerne le climat, mais les autres facettes du défi écologique se trouvent aussi largement prises en compte.

 

Un état des lieux

L’enjeu majeur est de viser un accord pour contenir la hausse des températures à 2°C ; sinon, on risque de déclencher un emballement aux conséquences catastrophiques. Selon l’avis des spécialistes du GIEC, c’est le seuil critique. Et s’il y a encore moyen d’agir, la voie reste étroite. Toujours selon ces experts, il faut diviser par deux les émissions de gaz à effet de serre (GES), entre 2000 et 2050, si nous voulons avoir des chances de contenir le réchauffement dans les 2° fatidiques. Alors se pose un problème : comment opérer une telle réduction sans empêcher des populations pauvres d’accéder aux biens élémentaires ? Certes, la Chine et les États-Unis représentent les plus gros émetteurs de GES, mais cela ne dédouane pas l’ensemble des pays développés et émergents. Ce qui suppose des changements dans les modes de production et de consommation : tous les acteurs de la vie économique se trouvent concernés, notamment les entreprises.

 

Un appel à la responsabilité

L’ouvrage met l’accent sur l’urgence dramatique du problème ; il traite aussi des blocages idéologiques et institutionnels qui freinent les nécessaires changements. Le message du livre veut susciter la responsabilité de tous les acteurs, à commencer par ceux qui assument des fonctions dirigeantes, de manière à enclencher des prises de conscience qui permettront des décisions courageuses et efficaces. « Nous sommes face à des risques majeurs, et face à des résistances gigantesques, mais en même temps c’est un horizon extraordinaire de créativité et de développement qui s’offre à nous. » (p. 189)

 

Des solutions complexes

Le réalisme du propos se vérifie notamment en ce qui concerne la complexité des facteurs à prendre en compte ; il s’ensuit une attention critique à l’égard des solutions envisagées. Par exemple, un effort positif en matière écologique peut se trouver réduit par « l’effet rebond ». Une situation éclaire cette expression : « Un réfrigérateur des années 2000 ne consomme plus qu’une toute petite partie de ce que consommait un réfrigérateur des années 1960. Mais il est beaucoup plus grand. Et nous y avons ajouté aussi un congélateur. » (p. 50) En d’autres termes, un travail pour des économies d’énergie ne se traduit pas forcément  par  une diminution de consommation si, dans le même temps, nous augmentons et diversifions nos besoins. Ce point d’attention, qui met en jeu des modes de vie, concerne aussi bien les consommateurs que les producteurs de biens et de services.

 

Des freins : le conformisme, le repli sur ses avantages

Les auteurs concentrent leur propos sur l’entreprise. Celle-ci, comme toute institution, comporte un éthos, une manière convenue de penser et de faire, qui s’impose aux acteurs, mais qui dépend aussi, soit de leur soumission à l’idéologie ambiante, soit de leur volonté de changement. Parmi les freins aux nécessaires évolutions, l’ouvrage note le refus de réglementations contraignantes, la résistance au changement, le conformisme, la peur de se retrouver isolé dans l’entreprise.

Mais le manque de cohérence n’est pas l’apanage des acteurs économiques, il caractérise aussi les politiques, par exemple avec le découplage entre les négociations de libre échange et les discussions sur le climat. « Comme si émissions de gaz à effet de serre et développement économique étaient des sujets sans rapport. » (p. 109) Ou encore quand les nécessaires conversions de certains types de productions sont différées en raison de leur impact sur le chômage ; on oublie alors que la créativité et l’innovation impliquées dans la mise en œuvre de processus plus respectueux de l’environnement peuvent avoir un effet positif sur l’emploi.

Le défi majeur auquel nous sommes confrontés requiert un surcroît d’intelligence, en mobilisant des compétences diversifiées, alors que prévaut trop souvent une frilosité intellectuelle alliée à des stratégies de clans repliés sur leurs prébendes. Ainsi, un acteur cité par l’ouvrage, qui travaille au financement du développement pour des populations pauvres, a été surpris, d’une part par le niveau de rentabilité exigé par les banques de développement et d’autre part, par les rémunérations attendues par les acteurs : le double de ce qui se pratique dans une grosse entreprise industrielle ! Une question pertinente est alors posée : un tel niveau de revenu est-il compatible avec une mission d’aide au développement ? (p. 147)

 

Une attention : le sens de la vie

Les entreprises se mobilisent pour générer du profit et privilégient l’action, au détriment souvent des questions de sens et de finalité. Quant aux acteurs, ils sont présentés, et parfois caricaturés, comme assoiffés de pouvoir et d’argent. Mais ils s’interrogent aussi sur le sens de la vie, sur le monde qu’ils vont transmettre à leurs descendants : est-ce que ce sera un univers d’injustices et de violences, au milieu d’une nature en perdition ? Les plus lucides savent bien que ce monde n’aura un avenir que si les humains les plus favorisés envisagent des changements profonds dans leurs modes de vie. Il faut pour cela gagner des espaces de liberté, afin de résister aux visées trop courtes de l’entreprise ou de l’institution que l’on sert, en vue d’instaurer un climat de confiance et d’espérance.

L’éthique sociale susceptible de structurer un tel discernement pratique met au centre des préoccupations le sens du bien commun et l’attention préférentielle pour les pauvres. À ce propos, les auteurs de l’ouvrage dénoncent de manière réitérée les inégalités de revenus et de qualité de vie : elles détériorent le lien social, renforcent les égoïsmes, empêchent une prise en compte des enjeux collectifs à court et à long terme (p. 167).

 

Une référence : la justice sociale

Si la polarité de l’entreprise est d’abord économique, elle ne peut se défausser de ses responsabilités sociales et environnementales. Ceci est d’autant plus important que certaines entreprises disposent d’un poids considérable : ainsi, deux compagnies pétrolières représentent les 21ème et 22ème entités économiques du monde, entre deux États, juste après la Belgique et juste avant la Pologne. Au nom de la justice sociale et écologique, un questionnement explicite est aussi adressé à des firmes, par exemple Monsanto, dont le pouvoir est peu encadré, qui détient la majeure partie des brevets sur le vivant et qui rend ainsi dépendants des paysans du monde entier. De même, une mise en garde est clairement exprimée à propos du traité de libre échange qui est actuellement négocié entre les Etats-Unis et l’Europe (Tafta) : il risque de renforcer le pouvoir des entreprises au détriment des États, et cela sans l’assentiment de citoyens qui en subiront les conséquences sociales et environnementales (p. 160).

 

Pour une éthique spirituelle

Si l’ouvrage traite largement de problèmes économiques et politiques, il le fait à partir d’une responsabilité éthique clairement assumée. « L’éthique, non pas – ainsi que l’on peut encore l’entendre dans certains milieux – comme ce qui serait une dimension optionnelle, facultative, à côté des exigences de la ‘vraie vie’, d’un modèle économique prétendu moralement neutre, mais, tout au contraire, comme étant située au cœur de l’activité de production, d’échanges et de consommation : l’éthique est la préoccupation lucide et solidaire à l’égard des communs et du vivre-ensemble sans laquelle l’activité économique est menacée de précipiter une partie de la planète et de ses écosystèmes dans le mur. » (p. 188-189)

L’héritage éthique nous met en quête d’une vie bonne pour tous. Le pape François vient d’en rappeler toute l’importance dans son encyclique Loué sois-tu !, Sur la sauvegarde de la maison commune. Il y écrit que « La politique ne doit pas se soumettre à l’économie et celle-ci ne doit pas se soumettre aux diktats ni au paradigme d’efficacité de la technocratie. » (n° 189). Une juste interpellation à propos d’un principe d’efficacité qui privilégie les avantages à court terme d’une minorité, au détriment de populations pauvres, en mettant en cause l’avenir de la vie sur terre. Si l’explicitation des menaces doit être faite, en dénonçant la culture de mort qu’elles supportent, c’est en raison d’une vision positive de la vocation humaine. Il s’agit de « surmonter l’anxiété maladive qui nous rend superficiels, agressifs et consommateurs effrénés. » (n° 226) À l’inverse, « La préservation de la nature fait partie d’un style de vie qui implique une capacité de cohabitation et de communion. Jésus nous a rappelé que nous avons Dieu comme Père commun, ce qui fait de nous des frères. L’amour fraternel ne peut être que gratuit, il ne peut jamais être une rétribution pour ce qu’un autre réalise ni une avance pour ce que nous espérons qu’il fera. C’est pourquoi il est possible d’aimer les ennemis. Cette même gratuité nous amène à aimer et à accepter le vent, le soleil ou les nuages, bien qu’ils ne se soumettent pas à notre contrôle. Voilà pourquoi nous pouvons parler d’une fraternité universelle. » (n° 228)