Pour les Mélanésiens qui l’habitent depuis des millénaires, c’est le Kanaky.
Pour les français de métropole, c’est un territoire d’outre-mer, avec son statut particulier qui lui accorde beaucoup d’autonomie. Mais c’est aussi, et en particulier pour les dirigeants français, un des signes de la grande puissance française dans le monde.
Pour des raisons aujourd’hui essentiellement géopolitiques (garder la Chine à distance et posséder des eaux territoriales immenses), les autorités semblent vouloir en faire un territoire définitivement partie intégrante de la France. Les Mélanésiens s’opposent à cette vision qui les éloigne de leur souveraineté.
Le projet de réforme électorale a rallumé les braises d’un conflit refoulé. Et le transfert et l’incarcération en métropole de leaders indépendantistes plus radicaux ne peuvent manquer de rappeler ceux du général haïtien Toussaint Louverture emprisonné au fort de Vaux ou en sens inverse ceux de militants kabyles réclamant l’indépendance et envoyés en Nouvelle Calédonie.
On peut craindre d’y voir le signe d’une résurgence coloniale. L’avenir du Kanaky peut encore être pensé de manière harmonieuse entre les leaders mélanésiens traditionnels et la puissance coloniale pour un pays souverain associé à la France.
Encore faut-il commencer à écrire cette nouvelle page.
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La guerre en Ukraine, qui ce mois-ci rentre tristement dans sa 3e année, a soudain remonté l’élargissement dans l’agenda politique européen. Les négociations d’adhésion à l’Union européenne de ce pays ainsi que celles de la Moldavie devraient commencer en mars pour de bon. À rebours du Brexit, qui vit sortir l’un des plus grands pays de l’Union, cette dernière se prépare à accueillir potentiellement neuf nouveaux membres dans les prochaines décennies. Une Europe à 36 s’esquisse à un horizon lointain. Est-ce défigurer l’Union européenne ou, au contraire, lui rendre son visage définitif ?
Fidèle à la vision de Robert Schuman de réconcilier le continent, l’élargissement ne trahit pas le projet européen. Il en marque l’accomplissement mais, ce faisant, il en modifie le cours. Admettre de nouveaux pays n’est pas une simple extension de l’UE existante mais participe à sa transformation en réaction aux nouveaux risques géopolitiques auxquels ces futures adhésions répondent. Ne l’oublions pas, l’Ukraine a déposé sa candidature au lendemain de son invasion par la Russie. Elle a été imitée aussitôt par la Moldavie et par la Géorgie, toujours en réaction au regain d’impérialisme russe.
Avant la guerre, cette partie de notre continent était un impensé de la construction européenne. Les Balkans étaient considérés comme le terme du projet d’unité. Terme de facto sans cesse repoussé au point d’avoir fait perdre au processus sa crédibilité dans l’ex-Yougoslavie, où la nouvelle dynamique en faveur de l’élargissement tarde à trouver des relais. Mais nouvelle dynamique il y a car les visées de Poutine interdisent désormais de laisser l’Est du continent en une zone grise, source d’instabilité. Un « État-tampon » vivrait sous menace russe permanente. Aussi, pour les anciennes républiques soviétiques d’Europe, rejoindre l’UE signifie d’abord sauver sa nation, préserver la liberté d’action de son État et l’ancrer hors de la sphère d’influence russe. Les drapeaux étoilés européens fièrement brandis à Kiev ne sont pas ceux d’une organisation internationale mais expriment l’identité revendiquée du pays. Une ferme perspective d’adhésion y est porteuse d’espoir dans l’opinion. Elle rassure les investisseurs privés pour la reconstruction.
L’élargissement apparaît plus dur à admettre à l’Ouest. La France y fut traditionnellement réticente, voyant dans ce mouvement une fuite en avant préjudiciable à une intégration approfondie et plus agile à quelques-uns. L’entrée de nouveaux États est perçue comme un fardeau qui compliquera le fonctionnement de l’UE et en grèvera le budget (PAC, fonds de cohésion) plutôt que comme un impératif géopolitique pour notre propre sécurité, l’affirmation de l’Europe dans un monde multipolaire.
Quel qu’en soit le motif, une adhésion répond d’abord à un choix démocratique de part et d’autre. L’UE ne forme pas un empire en ce qu’elle n’oblige aucun État à y entrer, ni même désormais à y rester (Brexit). Mais on n’y accède pas comme on veut. Outre d’appartenir au continent, les trois conditions sont d’être une démocratie libérale, d’avoir une économie de marché et de respecter le droit européen. D’où les délais nécessaires à négocier secteur par secteur, chapitre par chapitre (35 au total) pour établir un traité d’adhésion, qui devra ensuite être ratifié à l’unanimité par chacun des 27 États membres actuels de l’Union et sans doute assorti de phases transitoires de plusieurs années avant une pleine entrée en vigueur. L’Ukraine n’est pas admise demain. Le processus d’élargissement est affaire d’espace mais d’abord de temps.
Temps aussi pour adapter la gouvernance de l’UE en conséquence. La Commission doit proposer une réforme institutionnelle. Mais en pratique la difficulté à s’entendre n’est pas qu’une question de nombre. C’est la gravité des circonstances, le degré de perception de la menace, qui forgent la volonté politique et forcent le consensus. La pandémie puis la guerre ont conduit les 27 à prendre des décisions rapides et d’envergure. C’est aujourd’hui la sévérité des menaces extérieures à conjurer, Russie en tête, et le besoin mieux admis de capacités propres de production face aux vulnérabilités de sur-dépendance, comme face à la Chine, qui commandent l’unité des Européens, au-delà de toute amélioration institutionnelle nécessaire.
A cet égard, une Europe élargie ne forme pas un bloc d’un seul tenant. Le nombre variable de pays de l’Union rejoignant la zone euro ou l’espace Schengen prouve que l’intégration européenne admet la différenciation. Celle-ci se révèlera plus encore indispensable pour permettre à une Europe à « 30+ » à garder de l’agilité.
L’Europe ne grandira pas non plus d’un seul coup. Le ‘Big Bang’, à la manière de celui il y a 20 ans faisant passer l’UE de 15 à 25 pays, n’est pas l’option préférée. L’idée est plutôt d’organiser des entrées espacées par groupes de 2 ou 3 pays. À ce stade, le Monténégro, l’Albanie et la Macédoine du Nord ressortent comme les plus à même d’avancer. À l’inverse, les entrées de la Bosnie-Herzégovine ou du Kosovo apparaissent encore très lointaines. Mais ici, plutôt qu’une adhésion pleine seulement au terme d’un long processus parfois hésitant et décourageant, l’idée fait aussi son chemin d’une adhésion graduelle. Elle permettrait à toutes les parties, candidat, États membres et institutions européennes, de s’apprivoiser, d’apprendre à mieux se connaître, d’absorber progressivement et d’apprendre à gérer des fonds et mécanismes européens ouverts par étapes successives. En d’autres termes, si l’adhésion est un mariage, il appellerait au préalable un temps de fiançailles.
L’entrée par étapes permettrait aussi d’exercer une vigilance plus ferme que lors des précédents élargissements sur le respect de l’État de droit. Indépendance de la justice, liberté des médias, respect de l’opposition, … : les principes qui sous-tendent une démocratie libérale sont indispensables pour la confiance entre États dans l’Union, que l’élargissement ne doit pas éroder. Le précédent avec la Hongrie a conduit à relever le niveau d’exigence en amont.
On le voit, l’élargissement soulève de redoutables défis. Mais il offre aussi des opportunités et pas seulement pour le futur État membre. L’Ukraine ne sera pas qu’un coût pour la politique agricole commune mais apportera à l’Union des terres parmi les plus fertiles. Au moment où l’UE cherche à produire ses propres batteries pour équiper les voitures électriques, la Serbie possède des réserves de lithium, qui pourront réduire notre dépendance extérieure. Il existe d’autres exemples d’apports bénéfiques. L’élargissement, dont l’absence présenterait aussi un coût, invite à renouveler notre regard sur des pays que nous connaissons finalement très peu ou mal, que la perspective européenne va transformer et qui doivent rendre l’Europe plus puissante dans le monde.
Propos recueillis par Dominique Quinio, Justice et Paix France
Oxfam (1) a des équipes à Gaza. Tout est urgence, mais, pour vous, quelle est l’urgence des urgences ?
Actuellement ce sont 30 personnes, des Gazaouis, qui y sont à l’œuvre, en partenariat avec d’autres ONG. La priorité des priorités, c’est le cessez-le-feu. Avant les derniers événements, 80 % de la population avait déjà besoin d’aide. Aujourd’hui, la situation est désastreuse sur tous les plans : médical, alimentaire, sanitaire (on compte une douche pour 2 000 personnes, une toilette pour 400 et le système de traitement des eaux ne fonctionne plus). Avec le collectif des ONG engagées sur le terrain, nous disons que se vit là l’une des pires catastrophes humanitaires : la population est en danger de mort.
Peut-on se fier aux chiffres donnés par le Hamas sur le nombre de victimes de l’offensive israélienne (25 000 morts) ?
Il est difficile d’avoir des informations. Mais ces chiffres, d’après nos estimations, semblent fiables et peut-être même sous-estimés, si on ne s’en tient pas aux victimes directes des bombardements, mais aux blessés, aux malades qui n’ont pu être soignés. Vraiment l’urgence, c’est le cessez-le-feu pour que l’aide qui attend d’être acheminée puisse entrer. On a peine à imaginer l’ampleur des besoins : toutes les infrastructures, médicales, scolaires ont été atteintes, de même que l’agriculture.
Au-delà de l’aide humanitaire indispensable, quelle analyse faites-vous de la situation ?
Nous sommes consternés et révoltés par les atteintes aux populations civiles et particulièrement aux enfants, à Gaza comme en Israël. C’est pourquoi, nous condamnons les attaques du 7 octobre dernier et appelons à la libération des otages.
Nous en sommes au temps de la réponse humanitaire. Mais quand des enfants ont vécu de tels traumatismes, on crée un traumatisme collectif durable. Il faut donc agir pour que les populations civiles, israéliennes comme palestiniennes, puissent vivre dans la paix. Les citoyens de tous les pays doivent faire pression sur les gouvernements pour qu’ils exigent un cessez-le-feu. Et ne pas oublier ce qui se passe dans cette région du monde ; cela fait longtemps que Gaza surgit dans l’actualité, il y a un risque de s’habituer, de se résigner. Il faut continuer de soutenir les populations de Gaza.
Il n’est pas fréquent, pas assez fréquent…, qu’un homme soit « dans » la politique, pour servir, avec une ambition légitime, la cause de la justice, sans être en même temps « de » la politique, emprisonné par ses mécanismes mimétiques. Il en connaissait bien les rouages, mais il ne voulait pas être emprisonné par eux. Il avait vis-à-vis de la politique une position toujours décalée et critique. Avec le souci de rester, en définitive, libre. Formé à l’école de La Vie Nouvelle et de l’éducation populaire chrétienne, dont il ne faut pas sous-estimer l’importance dans la construction de sa personne, il avait une foi lucide, mais discrète, et également prudente dans le climat français, à gauche en particulier. Entre le mystère et l’absurde, il avait choisi le mystère, sans fuir la question du mal, qui l’avait frappé, lui et ses proches. Pour moi, il est un magnifique exemple de la spiritualité dans l’action, mais je ne suis pas sûr que ces termes lui aient convenu. Il aurait sans doute préféré qu’on parle à son sujet de son souci, plus simple et plus concret, de bien agir au bon moment. Il se méfiait des grands mots et des grandes démonstrations morales, vite contredites par les faits. Il reprenait souvent cette phrase de Mounier : « Le réel est notre maître ». Son mode d’être correspondait bien à cette définition du courage énoncée par Jean Jaurès : « aller à l’idéal et comprendre le réel ».
C’était avant tout je crois un homme de projet, et la politique n’était qu’un moyen, pas un but en soi. Là notamment était sa différence. Les médias ont rendu compte de son parcours, avec un concert de louanges, quelques critiques et, bien sûr, des regrets quant à son refus de se présenter en 1995 à l’élection présidentielle… Je voudrais pour ma part insister sur quelques qualités, peut-être moins visibles, car nous aurions intérêt à les cultiver nous aussi, chacun sa manière :
– le souci d’analyser les questions, de prendre la mesure de leur complexité afin de ne pas « injurier le réel » et de penser des réformes argumentées et « pesées au trébuchet ». Une grande exigence professionnelle, liée aussi à son exigeante angoisse de bien faire, d’être à la hauteur des responsabilités confiées.
– il se méfiait de réponses trop rapides et idéologiques, non suffisamment construites. Il craignait aussi les formes simplistes de radicalité, qui se retournent contre leurs auteurs et dont les conséquences pèsent en définitive sur les plus déshérités. Mais sa modération n’était pas résignation et son sens de la justice était aigu. Il y avait en lui un équilibre subtil, mais toujours présent entre la résistance à l’injustice, le souci d’améliorer peu à peu, patiemment, les grandes régulations collectives, si lourdes à faire évoluer, et la capacité d’utopie, l’élan vers l’idéal, qui est nécessaire et séduisant, mais se heurte aux pesanteurs de la réalité…
J’ai été frappé aussi par son sens ou sa recherche du bon moment pour l’action, que l’on a souvent pris pour de l’indécision ; conscient de la complexité de la réalité, peut-être même hanté par elle, il était à la recherche de l’action juste au moment juste… Mais il est un domaine où son génie propre s’exprimait à merveille et fascinait souvent ses interlocuteurs, c’est sa capacité à analyser les situations les plus délicates, à en dégager de manière particulièrement clairvoyante et lumineuse les caractéristiques essentielles, et à transformer les lignes de force ainsi dégagées en actions concrètes. Au-delà de la « méthode Delors » et de sa passion pour la pédagogie, il y avait là un talent très particulier et très rare, non reproductible. On ne sortait jamais d’un entretien avec lui sans se trouver enrichi par des vérités fortes et simples, que l’on n’avait pas su voir, et qui structuraient ensuite la réflexion. Il avait une capacité rare à l’innovation collective, beaucoup moins répandue que l’innovation microsociale. C’est à cette qualité particulière que nous devons notamment l’Acte unique, la Monnaie unique, Erasmus, le programme « Une âme pour l’Europe », etc. Il aurait voulu que, grâce à la politique contractuelle, l’économique et le social cessent de se regarder en chiens de faïence, problème toujours non résolu dans notre pays…
Il nous reste à nous inspirer de son action et de son exemple. Comment innover dans notre pays pour dépasser nos contradictions ? Comment hausser notre Union européenne à la hauteur des nouveaux défis géopolitiques ?