Pour les Mélanésiens qui l’habitent depuis des millénaires, c’est le Kanaky.
Pour les français de métropole, c’est un territoire d’outre-mer, avec son statut particulier qui lui accorde beaucoup d’autonomie. Mais c’est aussi, et en particulier pour les dirigeants français, un des signes de la grande puissance française dans le monde.
Pour des raisons aujourd’hui essentiellement géopolitiques (garder la Chine à distance et posséder des eaux territoriales immenses), les autorités semblent vouloir en faire un territoire définitivement partie intégrante de la France. Les Mélanésiens s’opposent à cette vision qui les éloigne de leur souveraineté.
Le projet de réforme électorale a rallumé les braises d’un conflit refoulé. Et le transfert et l’incarcération en métropole de leaders indépendantistes plus radicaux ne peuvent manquer de rappeler ceux du général haïtien Toussaint Louverture emprisonné au fort de Vaux ou en sens inverse ceux de militants kabyles réclamant l’indépendance et envoyés en Nouvelle Calédonie.
On peut craindre d’y voir le signe d’une résurgence coloniale. L’avenir du Kanaky peut encore être pensé de manière harmonieuse entre les leaders mélanésiens traditionnels et la puissance coloniale pour un pays souverain associé à la France.
Encore faut-il commencer à écrire cette nouvelle page.
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Rony Brauman, médecin juif engagé depuis 1977 dans l’humanitaire (président de Médecins sans Frontières de 1982 à 1994), dénonce depuis des années la politique de l’Etat d’Israël.
Il propose ici son analyse du conflit israélo-palestinien, dont le niveau de violence a atteint son paroxysme depuis l’attaque du Hamas le 7 octobre 2023. Il déplore les massacres perpétrés et l’horreur d’une situation dont on peine à envisager la moindre issue. Il se montre très critique face à la politique de destruction conduite par Israël, sous le regard complaisant d’un Occident complètement dépassé.
Sa rupture avec le sionisme
Il est né en 1950 à Jérusalem de parents français sionistes ayant rejoint l’Etat d’Israël en 1948. Il a été sioniste pendant sa jeunesse, influencé par un père convaincu de la propriété collective de cette terre par les Juifs.
A partir de 1988, trois faits majeurs lui ouvrent les yeux sur la réalité de l’occupation, de la loi militaire, de l’apartheid :
– 1988-89 : la 1re Intifada lui révèle l’existence des Palestiniens, jusqu’alors niée par la société israélienne.
– 1990 : avec la chute de l’Union soviétique, les Palestiniens n’apparaissent plus comme le faux-nez de l’URSS dans le contexte de la guerre froide.
– 1991 : le film « Izkor, les esclaves de la mémoire » d’Eyal Sivan sur notamment l’enseignement de la Shoah en Israël, le conduit à prendre ses distances avec le sionisme. « Le rideau s’est déchiré et depuis je n’ai plus été sioniste ».
Sa vision du 7 octobre 2023 :
Au début, ce fut une légitime et remarquable opération militaire des factions palestiniennes pour sortir de l’enfermement. Puis c’est l’horreur des exactions commises contre des civils. Il est aussi surpris par le haut niveau de violence d’Israël, même s’il s’attendait à une riposte violente : 25 000 morts à ce jour dont une part élevée d’enfants et de femmes, un taux de destruction semblable à celui des villes allemandes pendant la Seconde Guerre mondiale (encore plus choquant ici car les civils ne peuvent s’enfuir de l’enclave).
Cette punition collective est assumée par les dirigeants israéliens (qui considèrent tous les Gazaouis comme complices du Hamas) et leur vengeance est cruelle (les citoyens israéliens sont invités à dédicacer les missiles qui vont tuer les Palestiniens !) L’objectif est de rendre Gaza inhabitable. L’angoisse de cette guerre, c’est que toutes les autres dans l’histoire laissaient voir une issue même si elle n’était pas toujours glorieuse. « Pas celle-là, ce qui rajoute au sentiment d’écrasement que je ressens. »
Peut-on parler de génocide ?
« Il est sain que ce terme monte dans l’opinion, vu les propos atroces des dirigeants israéliens qui cherchent une « solution finale » pour faire disparaître les Palestiniens. »
Dans le cas de la guerre au Darfour, par ex., qui a débouché sur l’accusation de génocide, les juristes ont estimé qu’il y avait suffisamment d’éléments pour mobiliser la convention de 1948 sur le génocide, alors qu’elle n’a pas été plus violente que la répression israélienne actuelle.
Surtout, la convention de 1948 invite ses signataires à tout faire pour prévenir le risque de génocide ; or on s’achemine vers un génocide.
« Terroristes » ou « résistants » ?
La phrase « Israël a le droit de se défendre » est codée pour justifier la violence de l’occupant contre l’occupé.
Le droit international ne prévoit pas que la puissance occupante ait le droit de frapper l’occupé. Il dit au contraire que l’occupant a des obligations de protection vis-à-vis de la population sous son contrôle. Or Israël n’a jamais rempli ses obligations d’occupant. « Il est degoûtant d’utiliser le droit international pour le retourner contre les victimes. Les Gazaouis utilisent leur droit de population occupée à se défendre. Israël a le droit de riposter à des attaques venant d’un pays extérieur (ex. le Liban) mais ici, les Gazaouis occupés ont le droit de se révolter (pas selon n’importe quelles modalités – les atrocités du Hamas ne relèvent pas de ce droit).
Quand des militants palestiniens attaquent des soldats ou des colons armés, on les traite de « terroristes » alors qu’on devrait les appeler « résistants ». Mais la plupart des pays occidentaux reprennent servilement le discours israélien ; et on voit beaucoup de « philosophes » médiatiques défendre l’oppresseur contre l’opprimé, à l’inverse de leurs positions dans des conflits précédents… C’est désolant.
Rony Brauman révèle qu’il est censuré par plusieurs médias quand s’agit de la Palestine (notamment BFM TV sur l’ordre de Patrick Drahi son propriétaire). Heureusement, des voix se font entendre ailleurs (notamment sur les réseaux sociaux), même si elles n’ont pas la puissance du « vacarme des voix israéliennes ».
Le projet de déportation des Palestiniens (en Afrique…) ?
Ce projet « de type nazi » suscite en lui effarement et colère. C’est un test, une technique pour présenter ultérieurement comme « modérée » une autre proposition qui paraîtra un peu moins extrémiste. Ce projet repose sur l’idée « Chassons tous ces intrus » ; c’est une mise en pratique de la théorie du « grand remplacement ».
En France, Rony Brauman constate un soutien apparent à Israël (dans quelle proportion ? Quelle évolution ?). Raisons : le traumatisme des attentats des dernières années, l’amalgame entre le Hamas et Daech (erroné mais entretenu par les médias et les autorités y compris au niveau présidentiel), une sorte d’identification culturelle entre Israël et la France.
Israël met-il les Juifs en danger ?
Rony Brauman le croit depuis longtemps. Israël redonne une certaine légitimité à la haine des Juifs, car il enrôle abusivement tous les Juifs du monde dans la défense du pouvoir fascisant israélien. C’est un grand danger pour tous les Juifs.
Le projet de Theodor Herzl, fondateur du sionisme politique, était un projet européen nourri de l’antisémitisme des dirigeants britanniques de l’époque qui voulaient voir partir leurs Juifs (Balfour était antisémite). On voit qu’antisémitisme et soutien à Israël ne s’opposent pas (ex. Hongrie, etc.). Quant à l’antisionisme, c’est d’abord une histoire juive, pour des motifs divers (religieux, républicains, philosophiques…). L’antisionisme ou l’indifférence au sionisme ont été très majoritaires chez les Juifs d’Europe et du monde arabe jusqu’à la Seconde Guerre mondiale.
Quelle issue à la guerre actuelle ?
Rony Brauman est pessimiste, il ne voit aucune issue. A court terme, les idées extrémistes peuvent l’emporter. L’armée israélienne se comporte comme une armée coloniale, qui considère les Palestiniens comme des inférieurs qu’on peut piétiner. Un Etat « démocratique » pour les seuls Juifs, qui écrase plusieurs millions de Palestiniens, ne peut pas être classé parmi les pays démocratiques, encore moins aujourd’hui. De plus, la violence contre les Palestiniens retentit jusque dans la vie quotidienne des Israéliens (violences conjugales, violences routières, paranoïa d’une partie de la société, etc.).
Quelle était la stratégie du Hamas ?
On ne sait pas trop. Il semble que le Hamas et même la police israélienne ignoraient la tenue d’une fête techno près de la frontière de Gaza.
Les activistes, s’ils s’étaient contentés de détruire des installations militaires et neutraliser des soldats israéliens, sans commettre toutes ces horreurs contre des civils, auraient été auréolés de leur succès et de leur audace. En voulant faire plus, ils ont nui à l’image de la résistance. Mais il faut reconnaître qu’ils ont sorti de l’oubli la question palestinienne.
A propos du deux poids-deux mesures (cf Ukraine/Gaza) ?
Rony Brauman est révolté par la complaisance de l’Union européenne à l’égard du colonialisme israélien. La tradition de politique équilibrée de la France – de De Gaulle à Mitterrand – a disparu, avec son alignement sur la position allemande et de l’Europe de l’Est (« l’antisionisme est la vision cachée de l’antisémitisme »).
Si le génocide se confirme, cette position ne restera pas sans conséquence. Le discours a vocation morale des Européens, c’est terminé. L’évocation rituelle d’Auschwitz comme summum de la cruauté humaine et comme ressort de légitimation de l’Etat d’Israël va en prendre un sérieux coup.
Drame supplémentaire : le meurtre de journalistes à Gaza ; c’est pire que partout ailleurs dans le monde, y compris pendant la 2e Guerre mondiale.
Rony Brauman recommande le livre de Sylvain Cypel, L’Etat d’Israël contre les Juifs, La Découverte, 2020.
Laurent BAUDOIN
Plus de cent jours après les attaques terroristes du Hamas contre Israël le 7 octobre 2023 suivies par l’offensive militaire israélienne sur Gaza, notre enquête révèle que trois sentiments dominent dans l’esprit des Français :
1. La complexité : près de la moitié des Français (46%) considèrent qu’il est difficile de se forger une opinion sur ce conflit, et plus d’un tiers d’entre eux (38%) déplorent une injonction à choisir un camp. A contrario de la critique souvent virulente des médias, les Français se montrent ici mesurés. 4 sur 10 (41%) suspendent leur jugement quant au traitement médiatique de ce conflit et 28% le jugent plutôt neutre et équilibré. Seuls 31% des Français le considèrent biaisé, plutôt en faveur des Israéliens (19%) que des Palestiniens (12%).
2. L’inquiétude : en pensant à ce conflit, les Français craignent d’abord ses conséquences au niveau national. 7 Français sur 10 sont inquiets de la hausse des tensions entre communautés en France. La préoccupation de l’antisémitisme en France est très majoritaire (72%), tout comme celle de l’islamophobie (61%). Enfin, marqués par les conséquences de la guerre en Ukraine, 6 Français sur 10 craignent un impact du conflit au Proche-Orient sur le coût de la vie en France.
3. L’empathie : plus de 6 Français sur 10 s’inquiètent des conséquences du conflit sur la population palestinienne (66%) et sur la population israélienne (61%).
Des préoccupations cumulatives plutôt que concurrentes : les Français n’expriment pas de concurrence entre victimes, mais plutôt une empathie universelle à l’égard des populations civiles. Les personnes qui se déclarent inquiètes pour la population palestinienne sont ainsi 79% à exprimer également une inquiétude pour la population israélienne. De même, parmi les 6 Français sur 10 qui se déclarent préoccupés par l’islamophobie, 88% se déclarent dans le même temps préoccupés par l’antisémitisme en France.
Un écart générationnel : les Français plus âgés se déclarent généralement plus inquiets que les plus jeunes quant aux conséquences du conflit ou à ses répercussions en France. L’écart le plus important concerne la préoccupation de l’antisémitisme, qui évolue de 58% chez les 18-24 ans à 81% chez les plus de 65 ans. Chez les plus de 65 ans, si l’inquiétude liée à l’islamophobie est plus élevée que chez les jeunes (65% vs. 55%), l’écart par rapport à la préoccupation de l’antisémitisme (81%) est notable.
Bien plus qu’un pays fracturé, campé sur des positions irréconciliablement opposées, cette étude révèle une France perplexe, qui craint la binarité sur un sujet qu’elle perçoit très nettement comme complexe. A rebours de l’animosité qui prévaut sur les réseaux sociaux, les Français expriment inquiétude et empathie, sans hémiplégie.
Lire l’étude complète sur le site de Destin Commun, ici
Alors qu’Israël poursuit sa campagne militaire à Gaza en représailles à l’attaque du 7 octobre par le Hamas, j’ai contacté le prêtre israélien David Neuhaus, S.J., qui vit à Jérusalem, et lui ai demandé comment il lisait la détérioration de la situation dans cette ville et ailleurs en Palestine et en Israël. Je lui ai également demandé ce qu’il pensait du soutien des États-Unis à Israël, de l’assimilation des critiques de la politique de guerre du gouvernement israélien à de l’antisémitisme, de la façon dont il voyait la fin de la guerre et s’il pensait qu’une solution à deux États était une proposition viable.
Le père Neuhaus est un observateur politique avisé et un homme engagé pour la paix. Né dans une famille juive d’Afrique du Sud, il est devenu citoyen israélien à l’âge de 17 ans et a vécu la majeure partie de sa vie en Israël. Après avoir obtenu un doctorat en sciences politiques à l’Université hébraïque de Jérusalem, il a décidé de devenir catholique et est entré dans la Compagnie de Jésus en 1992. Il a été ordonné prêtre en 2000. Le père Neuhaus a étudié les Écritures à Rome et a passé de nombreuses années à enseigner au séminaire du patriarcat catholique latin de Bethléem et dans d’autres institutions universitaires en Israël et en Palestine.
Gerard O’Connell : La guerre de représailles menée par Israël contre le Hamas pour l’attentat du 7 octobre dure depuis près de 13 semaines. Selon vous, quels sont les résultats obtenus ?
David Neuhaus, S.J. : Il est peut-être important de commencer par ce que la guerre n’a pas accompli jusqu’à présent : la victoire contre le Hamas. Même aujourd’hui, après des semaines d’attaques israéliennes féroces, le Hamas est toujours en vie. Personne n’a été en mesure de comprendre ce que l’establishment politique et militaire veut dire lorsqu’il affirme que le Hamas doit être détruit. Il est à craindre que la véritable stratégie consiste à dépeupler Gaza, ce qui pourrait signifier que la guerre sera une réalité permanente pendant de nombreux mois encore. Israël a réussi à réduire la majeure partie de Gaza à l’état de ruines et à déplacer la majorité de la population. Pourtant, la résistance se poursuit. L’idéologie du Hamas se nourrit du désespoir et de la rage, et la guerre en cours n’a fait qu’accentuer ce phénomène.
Pour l’instant, la guerre a permis d’unifier une population israélienne par ailleurs divisée, unie désormais dans le chagrin, la rage et le désir de vengeance. Toutefois, il pourrait s’agir d’un phénomène très superficiel, car la colère contre les élites dirigeantes prend de l’ampleur, comme en témoignent les familles des otages, qui se sentent trahies. Mais les fissures sont plus profondes.
La guerre a permis l’explosion de certains mythes fondateurs israéliens. Le mythe de l’invincibilité militaire et de l’intelligence omnisciente a été brisé. La question « Comment ont-ils réussi à pénétrer dans la forteresse israélienne ? » plane sur la société israélienne. L’explosion du mythe de l’invincibilité en a brisé un autre : celui selon lequel les Juifs, après avoir connu des siècles d’insécurité dans la diaspora, sont en sécurité dans l’État d’Israël. Se pourrait-il que leur sécurité ne dépende pas de leur puissance militaire, mais de leurs relations avec les Palestiniens et le monde arabe environnant ?
Alors que les forces israéliennes bombardent Gaza et détruisent des maisons, elles mènent en même temps des raids sur des villes et des camps de réfugiés en Cisjordanie et ont tué plus de 300 Palestiniens et en ont arrêté près de 5 000. En outre, de nombreux citoyens arabes israéliens de l’État d’Israël se sentent sérieusement intimidés. Que signifie cette stratégie de punition collective ? Comment la lisez-vous ?
Le gouvernement Netanyahou est encore plus opposé que ses prédécesseurs à tout compromis avec les Palestiniens. Avant même le 7 octobre, les affrontements entre les Palestiniens et l’armée et/ou les groupes d’autodéfense des colons en Cisjordanie avaient atteint des proportions sans précédent. La guerre à Gaza sert d’écran de fumée aux incursions militaires et aux activités d’autodéfense visant à imposer le contrôle total d’Israël sur la Cisjordanie. Alors que l’attention internationale se concentre sur Gaza, le gouvernement israélien est déterminé à faire de la Cisjordanie un territoire israélien par la confiscation de terres, l’expulsion de la population et le maintien de l’ordre dans la vie civile palestinienne, tout en renforçant la présence juive dans cette région et en l’armant avec enthousiasme.
À l’intérieur d’Israël, ce gouvernement s’est engagé à faire preuve d’ethnocentrisme, en promouvant Israël comme l’État national des Juifs. La conséquence est la réduction des libertés des citoyens israéliens non juifs, les 1,75 million de Palestiniens. Il ne s’agit pas seulement d’une punition collective liée au 7 octobre, mais aussi d’une politique qui se poursuit sous le couvert de la guerre à Gaza. Les citoyens arabes palestiniens d’Israël sont surveillés pour toute expression de désaccord avec l’idéologie dominante. Contrairement à leurs compatriotes de Cisjordanie et de Gaza, ils jouissent de droits politiques en Israël, mais sont confrontés à une discrimination structurelle et à une suspicion généralisée. Ce qui était autrefois considéré comme un racisme extrémiste se manifestant en marge de la société israélienne est devenu une stratégie proposée par les ministres du gouvernement, car les extrémistes d’autrefois sont devenus les élites dirigeantes.
Divers sondages montrent que l’opinion publique israélienne soutient fermement cette guerre. Les médias israéliens les informent-ils que le bombardement de Gaza, en représailles au meurtre de quelque 1 200 Israéliens par le Hamas le 7 octobre, a déjà causé la mort de plus de 22 000 Palestiniens (dont près de la moitié sont des enfants), soit environ 20 Palestiniens pour chaque Israélien tué ? Et s’ils le savent, comment le justifient-ils ?
Les grands médias israéliens soutiennent l’effort de guerre. Ils veillent à ce que les Israéliens restent concentrés sur les horribles événements du 7 octobre. Chaque jour, ils décrivent une personne tuée ou enlevée. Chaque semaine, de nouveaux détails, de plus en plus horribles, sur les massacres perpétrés sont révélés afin de mettre l’accent sur la nécessité de l’autodéfense. Si le chagrin et les pertes des Israéliens sont bien réels, il n’en reste pas moins que les médias exploitent en permanence leur état émotionnel, soulignant sans cesse qu’ils sont les victimes, pour justifier la guerre, et que le récit dans les médias doit donc se limiter au 7 octobre, au deuil israélien, aux pertes et au traumatisme de la crise des otages qui se poursuit. Il n’y a plus de place dans le récit israélien pour ce qui pourrait se passer à Gaza.
Selon cette présentation, chaque habitant de Gaza est responsable de ce qui s’est passé le 7 octobre. N’ont-ils pas voté pour le Hamas ? Et s’ils le voulaient, ne pourraient-ils pas se rebeller contre le Hamas ? La diabolisation du Hamas et, par extension, de toute la population de Gaza est essentielle pour protéger les Israéliens des soi-disant dommages collatéraux de leur armée, de la mort de non-militants, d’hommes, de femmes et d’enfants et de la destruction totale de quartiers entiers.
L’armée israélienne est présentée comme la plus morale du monde. Les morts et les destructions à Gaza sont des dommages collatéraux dans une guerre juste. On dit aux Israéliens que beaucoup de ceux qui ont été tués sont des militants plutôt que des civils, et que les civils tués ont été utilisés comme boucliers humains par les militants. Après un carnage israélien dans une école catholique de la ville de Gaza, un soldat israélien a griffonné sur l’un des murs : « Le Hamas est responsable, vous en payez le prix ».
La rhétorique utilisée compte sur la revitalisation des souvenirs les plus traumatisants de l’histoire juive, des pogroms en Russie et de la Shoah. Dès le premier jour, le langage utilisé pour décrire le 7 octobre a puisé ses images et sa poétique sanglante dans la littérature juive écrite à la suite de ces traumatismes historiques.
Selon les Nations unies, 1,9 million de Palestiniens sont contraints de lutter pour leur survie dans une partie de plus en plus réduite de la bande de Gaza. Que voyez-vous se passer ici ?
Ce que nous voyons, c’est la dévastation presque totale de Gaza. Ce que nous entendons régulièrement de la part des porte-parole politiques israéliens, ce sont des intentions génocidaires et des rêves de nettoyage ethnique. Ces intentions vont de la proposition de larguer « une bombe nucléaire sur Gaza » à celle d’enterrer la population ou de l’expulser. Des projets de transfert d’énormes populations vers d’autres pays continuent de faire surface. Plus de 70 % des habitants de Gaza sont des réfugiés dont les ancêtres ont été chassés de ce qui est devenu Israël. Les repousser encore plus loin des frontières semble être le rêve de l’actuel establishment politique et militaire israélien.
Ce qui peut faire échouer ce rêve, c’est la réponse concertée de la communauté internationale. Jusqu’à présent, l’idée de transférer la population de Gaza a été rejetée en bloc. Cela signifie que la bande de Gaza dévastée devra être reconstruite une fois de plus, comme elle l’a été après chaque attaque israélienne successive depuis 2008. Et ce cycle de destruction et de reconstruction se poursuivra, jusqu’à quand ?
Le pape François, tout comme 153 gouvernements à l’ONU, a appelé à de nombreuses reprises à un cessez-le-feu. Il a exhorté les dirigeants des deux camps à écouter leur conscience, mais cela a provoqué des réactions négatives non seulement de la part du gouvernement israélien, mais aussi de la part de rabbins. Comment voyez-vous cet appel ?
Le Saint-Père s’en tient courageusement à ses positions, malgré le refus d’Israël et les critiques du monde juif. Le grand rabbin d’Afrique du Sud a publié une vidéo virulente attaquant le pape. Le grand rabbin Lau d’Israël a envoyé une lettre condamnant la position du pape. Sur un ton plus respectueux, plus de 400 juifs engagés dans un dialogue avec l’Église ont demandé au pape de mieux comprendre les craintes des juifs.
Le pape a suscité la fureur en établissant un parallèle entre la terreur utilisée par le Hamas le 7 octobre et la terreur utilisée par l’armée israélienne depuis lors. Il rejette l’affirmation selon laquelle le conflit a commencé avec l’attaque du Hamas et qu’Israël a ensuite répondu en légitime défense. L’horrible massacre du 7 octobre a déclenché la dernière phase de ce conflit qui dure depuis des décennies, une continuation du cycle de la violence.
Le Saint-Père a appelé à la responsabilité des dirigeants. En juin 2014, lors de l’invocation pour la paix au Vatican, en présence des présidents israélien et palestinien, il a appelé à « un acte de responsabilité suprême devant nos consciences et devant nos peuples ». Selon le pape, la seule chose qui puisse « briser la spirale de la haine et de la violence » est « le mot ‘frère’. Mais pour pouvoir prononcer ce mot, nous devons lever les yeux vers le ciel et nous reconnaître les uns les autres comme les enfants d’un même Père ».
Le Saint-Père est profondément attaché à la relation avec le peuple juif. Il est regrettable qu’il ne soit pas entendu dans le cadre de l’amitié croissante entre catholiques et juifs qui s’est développée depuis le Concile Vatican II. Les amis peuvent être en désaccord. Les relations entre juifs et catholiques ne doivent pas être prises en otage par les tentatives d’Israël de légitimer ses politiques et ses pratiques. Il convient de faire la distinction entre le peuple juif et l’État d’Israël. En tant que catholiques, nous nous engageons à entretenir des relations fondées sur notre héritage commun et nos remords pour un passé honteux, mais cela ne peut compromettre notre appel à la justice pour le peuple palestinien.
Que répondez-vous à ceux qui assimilent la critique de la politique de guerre du gouvernement israélien à de l’antisémitisme ?
La critique du gouvernement israélien, de sa politique, de son armée et de ses milices n’est pas de l’antisémitisme. Alors que cette guerre pourrait effectivement renforcer l’antisémitisme, en fournissant une excuse injustifiable pour vilipender tous les Juifs et les attaquer, protester contre le comportement d’Israël ne constitue pas de l’antisémitisme. Les catholiques sont en effet appelés à être sensibles aux peurs et aux traumatismes historiques des juifs. Lorsque nous nous adressons aux Juifs aujourd’hui, nous nous adressons à des amis, à des compagnons de route, unis avec eux dans la lutte contre l’antisémitisme sous toutes ses formes.
Toutefois, cette relation précieuse ne peut être manipulée et pervertie afin de faire taire les voix qui condamnent l’agression israélienne contre les Palestiniens. L’insistance de l’administration israélienne sur la solidarité totale avec sa guerre instrumentalise l’antisémitisme, la souffrance juive et la relation judéo-chrétienne afin de faire taire les voix de protestation.
Que pensez-vous du soutien total des Etats-Unis à Israël dans cette guerre ?
C’est pour moi l’un des éléments les plus choquants de cette guerre. Le soutien total et non critique des États-Unis à Israël n’est pas nouveau. Des décennies de veto à l’ONU en faveur d’Israël témoignent du refus des États-Unis de jouer un rôle constructif pour mettre fin au conflit. Mais cette fois, le soutien unilatéral a atteint des degrés impensables lorsque des crimes de guerre de l’ampleur de ceux qui sont commis sont ignorés, voire justifiés.
Comment voyez-vous la fin du conflit entre Israël et le Hamas ?
Le conflit fondamental n’est pas entre Israël et le Hamas. Le conflit est entre le nationalisme juif israélien et le nationalisme palestinien. Il dure depuis des décennies et, dans sa forme actuelle, les versions les plus extrémistes de ce nationalisme s’affrontent de part et d’autre. Le refus du nationalisme juif de reconnaître les Palestiniens et leurs droits a conduit à l’émergence du Hamas, né de la colère, de la frustration et du désespoir provoqués par ce refus.
Toutefois, le conflit remonte aux années fatidiques où les nationalistes juifs se sont alignés sur le colonialisme britannique au lieu d’entamer un dialogue avec les Palestiniens et leur mouvement nationaliste émergent. Les choses auraient pu être très différentes si le nationalisme juif n’avait pas utilisé l’hégémonie britannique en Palestine pour atteindre ses objectifs et s’il avait plutôt cherché à promouvoir la liberté et le développement de tous les peuples du Moyen-Orient.
Le conflit ne prendra peut-être fin que lorsque la conscience juive israélienne se réorientera et acceptera le contexte palestinien et arabe dans lequel Israël existe. Les rêves israéliens de disparition de la Palestine et des Palestiniens doivent être remplacés par des énergies créatives pour s’engager avec les Palestiniens dans la promotion d’une maison commune dans laquelle tous vivent dans l’égalité, la justice, le respect mutuel et la paix.
Compte tenu de la haine que ce conflit a engendrée, voyez-vous un espoir de voir les Palestiniens et les Israéliens vivre ensemble après cette guerre ?
Je garde l’espoir grâce à ma foi. Je crois que Dieu est le Seigneur de l’histoire et non les dirigeants politiques qui ont trahi l’humanité génération après génération. Je tire également mon espoir d’autres situations de conflit qui ont été transformées, parfois plus rapidement qu’on ne l’aurait cru. Les gens sont résistants et semblent capables de se réveiller de leurs ténèbres. Je suis né en Afrique du Sud, et cet exemple me donne aussi de l’espoir.
Pensez-vous qu’une solution à deux États soit encore une proposition viable ? Si ce n’est pas le cas, quelle est l’alternative ?
La partition en deux États a été proposée par l’ONU en 1947, après que les Britanniques eurent lamentablement échoué dans leur mandat pour la Palestine. Depuis lors, la communauté internationale n’a pas fait grand-chose pour que la partition devienne une réalité. Israël a cherché à bloquer la partition par l’occupation et la discrimination. Aujourd’hui, la partition pourrait ne plus être une possibilité. Cependant, la solution à deux États ne découle pas d’un langage de rencontre, de dialogue et de réconciliation, mais plutôt d’un langage de séparation et de division.
La promotion de l’égalité, de la liberté et du respect mutuel est fondamentale pour dépasser la guerre. Les Palestiniens ont le sentiment que toute la terre leur appartient. Jaffa ou Nazareth sont-ils moins palestiniens que Gaza ou Hébron ? Les Juifs se sentent liés, sur le plan spirituel, religieux et historique, à Jérusalem-Est et à Hébron, plus encore qu’à Tel-Aviv. Il y a aujourd’hui 14 millions d’habitants entre le Jourdain et la mer Méditerranée. Sept millions sont des Israéliens juifs et sept millions sont des Arabes palestiniens. Peut-être devons-nous cultiver le rêve d’un nouveau départ dans un espace partagé où Juifs et Arabes peuvent construire ensemble un avenir commun. Au milieu de cette guerre, où les haines sont si profondes, toute culture de la rencontre semble être un rêve. Alors pourquoi ne pas rêver d’un jour où, après le Juif contre l’Arabe, le Juif sera avec l’Arabe ?