Pour les Mélanésiens qui l’habitent depuis des millénaires, c’est le Kanaky.

Pour les français de métropole, c’est un territoire d’outre-mer, avec son statut particulier qui lui accorde beaucoup d’autonomie. Mais c’est aussi, et en particulier pour les dirigeants français, un des signes de la grande puissance française dans le monde.

Pour des raisons aujourd’hui essentiellement géopolitiques (garder la Chine à distance et posséder des eaux territoriales immenses), les autorités semblent vouloir en faire un territoire définitivement partie intégrante de la France. Les Mélanésiens s’opposent à cette vision qui les éloigne de leur souveraineté.

Le projet de réforme électorale a rallumé les braises d’un conflit refoulé. Et le transfert et l’incarcération en métropole de leaders indépendantistes plus radicaux ne peuvent manquer de rappeler ceux du général haïtien Toussaint Louverture emprisonné au fort de Vaux ou en sens inverse ceux de militants kabyles réclamant l’indépendance et envoyés en Nouvelle Calédonie.

On peut craindre d’y voir le signe d’une résurgence coloniale. L’avenir du Kanaky peut encore être pensé de manière harmonieuse entre les leaders mélanésiens traditionnels et la puissance coloniale pour un pays souverain associé à la France.

Encore faut-il commencer à écrire cette nouvelle page.

Télécharger la Lettre n°304 septembre 2024  (PDF)   

Nouvelles solidarité en économie : Emmanuel Faber vient de les évoquer à partir de son expérience dans une grande entreprise multinationale. Je vais pour ma part, les évoquer à partir des expériences qui sont aujourd’hui portées par de petits acteurs, qui ont un poids marginal dans l’ensemble du système, mais qui donnent à voir, déjà aujourd’hui, que penser la solidarité au cœur même de l’économie, ce n’est pas une utopie mais une réalité.

Les nouvelles solidarités : c’est le thème dont nous parlons depuis 3 jours. Mais, comme le soulignait ce matin Alban Sartori dans le retour des ateliers, ces nouvelles solidarités n’ont pas été seulement l’objet d’étude de ces Semaines Sociales mais elles ont été surtout ce que nous avons essayé de vivre et de tisser à travers la forme très particulière et originale de ces semaines : des semaines qui ont fait place à ceux qui sont d’habitude dé-placés ; des semaines qui ont donné la parole à ceux qui sont d’habitude sans parole ; des semaines qui ont réfléchi avec ceux qu’on considère en général sans capacité de réflexion. Le défi n’était pas gagné d’avance, et pour le faire réalité, il a fallu un énorme travail de préparation préalable, pour trouver AVEC eux, et non pas POUR eux, de nouvelles formes de réflexion collective. Dans ce travail, l’imprévisible fut la norme plutôt que l’exception. Ce fut un long travail de fourmi, rendu possible grâce à des hommes et femmes qui depuis longtemps construisent des passerelles entre le centre et les marges de la société. Ce travail préalable EST presque imperceptible dans le résultat final. Et je dirais que le fait de ne pas le voir, constitue le signe même de sa réussite.

Cette expérience ponctuelle de nouvelle solidarité au sein même des Semaines Sociales de France me semble bien illustrer et résonner fortement avec ce que j’observe à travers la multiplicité de pratiques associées aujourd’hui à l’économie solidaire. Des pratiques que nous avons largement évoquées hier après-midi dans l’un des ateliers : du commerce équitable au microcrédit, des échanges de savoir aux jardins communautaires, de l’insertion par le travail à l’épargne solidaire… Une diversité considérable qu’il est difficile de réunir dans une définition commune. Hier soir, à la fin de l’atelier, nous n’avons pas eu vraiment le temps de tirer les fils communs qui traversent cette multiplicité de pratiques, et j’espère donc que mon intervention de ce matin servira aussi à compléter la conclusion inachevée d’hier soir. A travers ces pratiques nous avons constaté une inventivité débordante, et qui est pourtant peu perceptible. Un lieu de passerelle entre des mondes différents, et qui reste pourtant peu visible. Un espace où l’économique et le social se rencontrent d’une manière radicalement nouvelle, mais sans faire beaucoup de bruit. Comme dans nos Semaines Sociales de cette année, on pourrait conclure à une DISPROPORTION entre l’effort réalisé et le résultat final, entre le travail effectué et sa visibilité, entre l’inventivité déployée et son retentissement dans l’ensemble de la société.

Disproportion : oui, sans doute. Mais c’est justement là, me semble-t-il, que se trouve la nouveauté radicale, et de l’économie solidaire, et de l’expérience vécue autour de ces Semaines Sociales. On est dans la dis-proportion, on est dans la dé-mesure. C’est-à-dire que nos critères habituels d’évaluation ne tiennent pas. Et que ce qu’il y a de nouveau et d’essentiel dans ces expériences ne relève pas du calcul, mais que cette nouveauté doit être appréhendée d’une autre manière. Ces expériences sont marginales, certes (le commerce équitable et la finance solidaire représentent autour d’1% du total du commerce ou de la finance). Il faut donc conclure qu’elles sont insignifiantes ? Et si leur signification était d’un autre ordre, qui se mesure moins par la quantité que par la qualité ? qui se mesure moins par l’étendue que par la profondeur ? qui se mesure moins par la visibilité du résultat final que par l’intensité de ce qu’elles font vivre ? Et c’est en ce sens, que je vais évoquer trois signes de nouveauté, que je perçois dans l’économie solidaire, et qui me semblent aussi ressortir à travers les expériences vues dans l’atelier hier après-midi. Trois signes qui, à mon avis, préfigurent, pas tellement la société à venir, mais plutôt, la société en devenir. Ces signes ne donnent pas à voir la société future. Ils nous parlent plutôt d’une impressionnante capacité humaine à transformer la société. J e vais présenter ces trois signes de nouveauté comme de nouvelles représentations que l’économie solidaire nous donne à voir : une nouvelle représentation du lien entre le social et l’économique, une nouvelle représentation de la solidarité, et une nouvelle représentation de l’avenir. Et je vais mettre en résonance chacune de ces représentations avec une figure biblique différente.

Une nouvelle représentation du lien entre le social et l’économique

 

L’économie solidaire déplace la notion habituelle de « social », souvent associée aux besoins de base de la personne (santé, alimentation, éducation, logement, etc), et donc classée en domaines, vers une dimension plus existentielle et intégrale : celle de la qualité relationnelle de la vie. Dans toutes les pratiques de l’économie solidaire, la proximité et le type de lien tissé à travers l’activité économique constituent des dimensions premières à prendre en compte. De ce fait, le social n’apparaît pas comme une contrainte supplémentaire à ajouter à l’économie, mais plutôt comme une manière différente de penser la place et la finalité de l’économie dans la société. L’économie apparaît ainsi comme un facteur de médiation sociale et un facteur de construction de société plutôt qu’un moyen de satisfaction de besoins et d’enrichissement personnel. La dimension sociale de l’économie solidaire est d’ordre « sociétal » : elle relève surtout de la manière de vivre ensemble et de faire société. L’économie solidaire déplace ainsi la représentation classique de l’économie, du social, et de leur articulation. Cette nouvelle représentation du lien entre économique et social, se traduit par une sorte d’inversion dans les relations classiques entre les acteurs économiques : le consommateur va chercher, plutôt que le produit le moins cher, celui qui permet à un petit producteur de ne pas rester exclu du marché (c’est le cas du commerce équitable et des AMAP) : le choix de consommation devient un choix politique en ce sens qu’il sert, non seulement l’intérêt individuel du consommateur, mais un intérêt collectif. A travers son acte de consommation, le consommateur construit une forme de société, car il permet à celui qui en était exclu, de la réintégrer. Entre consommateur et producteur se crée une nouvelle forme d’inter-dépendance. La même chose se produit dans la finance solidaire : l’épargnant va chercher à placer son argent, pas seulement en fonction de l’intérêt obtenu, mais aussi et surtout, en fonction de la manière dont son épargne va être utilisée. Le choix de placement devient aussi un acte politique car il permet de construire une certaine forme de société, en finançant des activités qui ont une finalité sociale comme la réinsertion par le travail, l’accès au logement ou la solidarité internationale. La finance solidaire crée ainsi une nouvelle forme d’inter-dépendance entre épargnant et investisseur.

Cette interdépendance forte entre consommateur et producteur, ou entre épargnant et investisseur, donne à voir une manière nouvelle de penser la relation économique. Dans notre société de marché, la relation économique prend souvent la forme du « contrat » (contrat de vente, contrat d’assurance, contrat de travail…). Or, les nouvelles formes d’interdépendance qu’on vient d’évoquer, correspondent plutôt à une relation d’alliance que de contrat. Dans le contrat on se préserve mutuellement des risques, tandis que dans l’alliance on prend des risques ensemble. Dans le contrat, on calcule ce qu’on a à gagner et à perdre, tandis que dans l’alliance on partage l’accueil de l’incertitude. Par ailleurs, l’alliance nous renvoie à une expérience profondément biblique : celle de la relation entre Dieu et son peuple. Et comme nous le disait Etienne Grieu, l’alliance est une relation inconditionnelle : elle n’est pas comme le contrat, conditionnée à l’obtention d’un résultat, elle signifie plutôt une commune appartenance à un projet de vie, un projet où l’on assume ensemble les réussites autant que les échecs. Et je crois que c’est bien cela que l’économie solidaire nous donne à voir à travers cette nouvelle représentation du lien entre l’économie et le social : elle nous dit que l’activité économique peut être un lieu d’alliance, un lieu où l’on apprend à risquer ensemble, un lieu où la qualité relationnelle de la vie a autant de valeur que sa qualité matérielle. Elle nous dit qu’a travers l’économie, on construit une certaine forme de société. Elle nous invite à retrouver une cohérence nouvelle entre nos choix économiques et nos choix citoyens.

Une nouvelle représentation de la solidarité

 

La solidarité est souvent pensée en termes d’aide à celui qui se trouve dans une situation de difficulté ou de fragilité, d’exclusion ou de vulnérabilité. Cette solidarité pensée en termes d’aide, peut s’exercer de manière collective et centralisée à travers la redistribution (c’est le cas des politiques sociale des Etats), ou de manière inter-individuelle ou inter-groupale à travers des dons. Je crois que l’économie solidaire introduit une autre représentation de la solidarité, qui ne prétend pas remplacer ces formes plus connues de solidarité, mais plutôt les compléter, les enrichir. La solidarité dans l’économie solidaire n’est pas pensée en termes d’aide mais de réciprocité. La solidarité dans l’économie solidaire n’est pas conçue comme un transfert (d’argent ou de compétence), qui vise à combler un manque, mais plutôt comme une sollicitation adressée à chacun, et notamment à ceux qui sont souvent considérés comme « inutiles » par notre société, à participer à un projet commun. C’est cela la réciprocité : il s’agit bien d’un échange, et non pas d’un transfert du donateur au bénéficiaire, mais d’un échange qui est évalué en termes de lien créé et d’une commune appartenance, et non pas en termes d’équivalence de ce qui est échangé.

Les exemples que nous avons vus hier concernant les entreprises d’insertion illustraient bien cette relation de réciprocité : chacun donne et reçoit. Mais pour que celui qui est souvent considéré comme n’ayant rien à donner puisse le faire, il faut changer les règles du jeu : c’est ainsi qu’on ne cherche pas la personne qui correspond le mieux au poste de travail, mais on adapte le poste aux atouts et limites de la personne ; c’est ainsi que l’efficacité n’est pas seulement définie en termes de quantité produite ou de coût financier, mais aussi en termes de capacités nouvelles développées par la personne, de bien-être dans le travail, de relations créées.

Et je crois qu’il ne s’agit pas d’une nouvelle pratique de la solidarité mais plutôt d’une nouvelle représentation de la solidarité : car elle n’est pas considérée en termes de manque à combler mais plutôt en terme de potentialité à identifier et à développer ; elle n’est pas pensée en termes de transfert de ressources, mais plutôt comme projet à construire ensemble.

Cette nouvelle représentation de la solidarité invite surtout à changer les critères d’évaluation de l’activité économique : à valoriser la qualité des relations produites et pas seulement la quantité, à chercher une rentabilité sociale et sociétale et pas seulement une rentabilité financière, à passer de l’équivalence à la reconnaissance. Il s’agit de changer les critères de mesure et de faire place aussi, d’une certaine manière à la dé-mesure, à ce qui n’est pas mesurable, mais qui fait vivre, parce que cela touche le plus fondamental de la vie : le fait de se sentir appelé à créer avec d’autres, à devenir co-créateur, à se sentir tout simplement dire : « j’ai besoin de toi ». Comment mesurer la reconnaissance produite ? comment quantifier l’envie de vivre générée ? voici un beau défi lancé par l’économie solidaire.

La solidarité pensée en termes de reconnaissance, reconnaissance de la capacité propre et singulière de chaque personne humaine, peut être mise en résonance aussi avec une autre figure biblique : celle de la promesse. La promesse biblique est toujours un appel à se mettre en marche plutôt qu’un objectif concret à atteindre ; elle est exode à vivre plutôt que terre à conquérir, elle est traversée du désert plutôt qu’avenir sécurisé. Reconnaître dans l’autre une capacité propre et l’inviter à faire chemin ensemble, c’est en ce sens, lui faire entendre une promesse.

L’économie solidaire nous dit que l’économie peut être un lieu où l’on entend une promesse, non pas une promesse de qualité de vie assurée, mais une promesse de projet à construire ensemble, une promesse de vie collective, une promesse qui ne garantit rien mais qui reconnaît en chaque personne un créateur.

Une nouvelle représentation de l’avenir

 

En situation de crise, mais en général, face aux défaillances du modèle dominant, l’avenir est associé à l’espoir d’un nouveau modèle économique et social. Ce modèle d’avenir peut être conçu comme un projet prédéfini d’avance ou comme l’émergence imprévisible d’un processus de création. Dans le premier cas, l’avenir apparaît surtout comme le résultat d’une « fabrication », tandis que dans le deuxième, il s’agit plutôt d’une « création », dont on ne connaît pas d’avance la forme concrète du résultat. L’économie solidaire invite à penser l’avenir comme un processus de création qui laisse place à l’émergence du radicalement nouveau. La forme concrète prise par ses différentes pratiques n’est pas nécessairement une forme à généraliser ou à ériger en modèle alternatif. L’économie solidaire donne à voir la potentialité énorme de l’humain pour inventer et créer de nouveaux possibles, et c’est en ce sens qu’elle est porteuse d’avenir.

Est-ce que le commerce équitable doit remplacer le commerce classique, est-ce que la finance solidaire doit prendre la place de la finance classique, est-ce que toutes les entreprises doivent devenir des entreprises d’insertion ? Je ne sais pas. Mais je pense que ce n’est pas comme cela qu’il faut poser la question. Ce que le commerce équitable ou la finance solidaire ou les entreprises d’insertion donnent à voir, ce n’est pas justement des modèles prêt-à-porter qu’il suffit de généraliser. Non, je pense que ce que toutes ces pratiques de l’économie solidaire donnent à voir c’est que l’économie peut être un lieu d’alliance et de promesse et que l’humain est capable de le réaliser. Et c’est pour cette raison que je mets en résonance cette nouvelle représentation de l’avenir véhiculée par l’économie solidaire avec encore une autre figure biblique : celle du « kairos ». Kairos c’est le temps favorable, le temps opportun, le temps de grâce. Kairos c’est le temps de l’engendrement, le temps du jaillissement, le temps de l’émergence.

Kairos c’est l’ouverture du temps, c’est l’ouverture vers l’avenir, c’est le déjà là et le pas encore. Et c’est en ce sens que je dirais que l’économie solidaire est le kairos de l’économie : une ouverture vers l’avenir, un temps de grâce pour inventer, un temps opportun pour penser l’alliance et la promesse au cœur même de l’économie.

Kairos car l’économie solidaire n’est pas un modèle à reproduire, mais une invitation à créer. Elle n’est pas une solution mais l’horizon d’un nouveau possible

Elle nous dit qu’aujourd’hui même, déjà là, au cœur même de notre histoire, on est capable de faire émerger de la vie nouvelle Elle est la marge qui déplace le centre, le vide qui donne à voir un nouveau possible, le trou qui livre passage. Oui, je dirais qu’elle est une expression humaine et historique du mystère de la résurrection : la résurrection conçue non pas comme la vie après la mort, mais comme la vie qui traverse la mort ; non pas la vie connue d’avance, mais la vie qui émerge contre toute espérance, là où on l’attend le moins ; la vie qui ne s’érige pas en modèle de vie mais qui est souffle de vie, qui donne envie de vivre et de faire vivre, et qui transforme toute homme et toute femme, en créateur d’avenir.

A la question posée par ces Semaines Sociales : Nouvelles solidarités, nouvelle société ? je crois que l’économie solidaire répond : oui il y a une nouvelle solidarité à faire émerger au cœur même de l’économie, une solidarité qui est porteuse d’alliance et de promesse, et qui préfigure une société nouvelle, non pas comme modèle déjà connu, mais comme projet de société à construire. L’économie solidaire nous dit surtout que nous sommes capables de faire émerger cette société nouvelle.

L’expression « lutter contre la pauvreté » est devenue une expression toute faite, utilisée largement dans le milieu politique, national et international, ainsi qu’au niveau de la société civile.

Elle est associée à une prise de conscience mondiale du phénomène de la pauvreté et à la conséquente mise en place de programmes internationaux qui visent la réduction de la pauvreté. On peut noter à ce propos les Objectifs du Millénaire pour le Développement, établis au sein de l’ONU en 2000, qui fixent la barre très haute : réduire de moitié la pauvreté dans le monde d’ici 2015. Cet objectif général est décliné en 8 objectifs particuliers qui concernent la faim, l’éducation, la santé, l’accès à l’eau, les femmes, le développement durable.

On ne peut que se réjouir de voir la communauté internationale fixer un tel objectif. Et même si aujourd’hui on sait que cet objectif ne sera que partiellement atteint et qu’il faudrait une volonté politique bien plus grande pour libérer les ressources nécessaires, il y a un fait nouveau qui représente une avancée incontestable : pour la première fois on a un engagement précis de la part de la majorité des chefs d’Etat, exprimé de manière quantitative et donc évaluable, et non plus une simple déclaration de principes et de bonnes intentions. Tout en soutenant ce type d’initiatives de « lutte contre la pauvreté », on peut pourtant se poser des questions sur la conception de justice et de développement auxquelles renvoie une telle expression. Il ne s’agit pas de contester la mise en place des pratiques associées à cet objectif, mais plutôt d’approfondir l’objectif formulé afin d’orienter les pratiques dans la bonne direction.

La pauvreté, dans la mesure où elle dénigre la dignité humaine, constitue, sans doute, un phénomène à refuser. Mais peut-on « lutter contre » la pauvreté ? Tout dépend de la manière dont on conçoit la pauvreté. En effet, l’expression « lutter contre la pauvreté » fait penser à la pauvreté comme une réalité objective, dont certaines personnes sont victimes, et qu’on devrait extirper, enlever, supprimer. La pauvreté apparaît ainsi comme une condition objective et subie, indépendante de la personne concernée. De ce fait, le pauvre est réduit à sa pauvreté, à ce qu’il n’a pas : un manque à combler. Dès lors, cette idée de lutte contre la pauvreté appelle surtout une justice distributive et un développement pensé en termes d’accès aux biens. Peut-on concevoir autrement la pauvreté, la justice et le développement ?

Nous pensons que la pauvreté n’est pas seulement un manque à combler : elle renvoie à toute une manière de concevoir le vivre ensemble. Si la lutte contre la pauvreté vise surtout à combler le manque dont souffrent certaines personnes, elle risque de se situer uniquement au niveau des effets plutôt que des causes. La réalité de la pauvreté devrait interroger d’abord la mécanique sociale qui, au niveau local, national ou international, créé de l’exclusion. C’est la manière dont on « fait société ensemble » qui est mise en cause avec la pauvreté, et pas seulement la distribution de ses bénéfices. Il va falloir, sans doute, redistribuer des richesses très inégalement réparties, mais le problème de la pauvreté relève surtout d’une question bien plus fondamentale, celle du projet de société. Dès lors, le pauvre n’apparaît pas seulement comme une personne en manque qui a besoin d’assistance, mais surtout comme un acteur social qui doit pouvoir participer à un projet d’ensemble. On cherchera chez lui la capacité propre qu’il pourrait développer en vue d’un projet commun plutôt que le manque à combler. Cette approche de la pauvreté sollicite une autre conception de la justice et du développement : une justice contributive plutôt que distributive ; un développement pensé en termes de projet de société plutôt que de seule croissance économique.

Lutte contre la pauvreté et justice

En termes de justice, on peut poser deux questions à l’expression de « lutte contre la pauvreté ». D’une part, faut-il viser la pauvreté ou plutôt l’inégalité ? Car ce qui est injuste, ce n’est pas la pauvreté en soi mais le fait qu’elle coexiste avec une très grande richesse. Associer la question de la justice à celle de la pauvreté rappelle que le véritable scandale est celui de l’inégalité plutôt que celui de la pauvreté. L’inégalité empêche d’isoler la pauvreté comme un problème « des pauvres », qui a besoin des solutions « pour les pauvres ». L’inégalité pose question au système général et pousse à transformer plutôt qu’à réparer, à intégrer plutôt qu’à assister, Ne faudrait-il pas alors parler de lutte contre l’inégalité plutôt que de lutte contre la pauvreté ?

D’autre part, la justice pose une question de fond sur l’effet cherché avec la « la lutte contre la pauvreté ». S’agit-il de rendre accessible à tous les biens nécessaires pour vivre ? Ou s’agit-il plutôt de rendre possible la participation de chacun à la création d’un projet commun ? Chacune de ces deux questions renvoie à un type différent de justice. Dans le premier cas, nous nous trouvons face à une justice distributive, fondée sur la capacité d’accès des personnes. Dans le deuxième, on parle plutôt de justice contributive, fondée sur la capacité de participation, d’apport de chacun. Deux conceptions différentes de l’humain sont sous-jacentes à chacune de ces notions de justice : dans la première, l’humain est défini par ses besoins à satisfaire, dans la deuxième par sa capacité créatrice. Comment renforcer la visée d’une justice contributive dans l’idée de lutte contre la pauvreté ? La justice permet donc d’approcher la lutte contre la pauvreté d’une manière beaucoup plus intégrale : par rapport à toute la société et pas seulement aux exclus, et par rapport à toutes les dimensions de la vie humaine et pas seulement ses besoins et sa capacité d’accessibilité. Comment rendre plus explicite cette « intégralité » visée ? Un domaine aujourd’hui en plein développement, illustre bien cette lutte contre la pauvreté pensée de manière intégrale : il s’agit de l’économie sociale et solidaire. Une multiplicité de pratiques différentes comme le commerce équitable, le microcrédit, la finance éthique, les régies de quartier, le tourisme solidaire, essayent aujourd’hui d’insérer dans le circuit économique les populations qui en sont exclues. Mais il ne s’agit pas d’une économie « pour les pauvres ». L’économie sociale et solidaire cherche à faire de l’économie autrement, en intégrant aux objectifs de rentabilité financière, des objectifs en termes de lien social, de gestion démocratique et de respect de la nature. En ce sens, elle ne crée pas une économie parallèle, pour sortir les pauvres de leur pauvreté. Au contraire, elle intègre les pauvres dans le système classique et ce faisant, elle transforme le système, car elle pense l’économie complètement articulée aux objectifs d’ordre social, politique et environnemental [1]. La lutte contre la pauvreté revisitée par la justice acquiert ainsi de l’épaisseur et fait véritablement place à toute la complexité de l’humain et du social.

Lutte contre la pauvreté et développement

A partir du développement, on peut également poser deux questions à la lutte contre la pauvreté : d’une part, en termes de mode de développement visé, d’autre part en termes de la conception même du développement. Ces deux aspects sont très liés, mais il est important de les distinguer. La question en termes de mode de développement renvoie à la différence habituelle entre pays développés et pays en voie de développement. A partir de cette classification, le sous-développement est souvent considéré comme un problème de rattrapage à faire entre les pays pauvres et les pays riches. De ce fait, il y a un seul mode de développement visé, celui des pays riches, et il faut faire en sorte que les pays pauvres puissent y arriver. Cette conception résonne fortement avec l’idée de « lutte contre la pauvreté ». Il s’agit toujours d’une approche bipolaire, où l’un des pôles constitue l’objectif à atteindre (la richesse, le développement) et l’autre le défaut à réparer (la pauvreté, le sous-développement). Or, le mode de développement des pays riches est aujourd’hui confronté à des limites incontournables qui montrent sa non viabilité : les ressources naturelles sur lesquelles ce développement s’est construit sont aujourd’hui en cours d’épuisement et en grande partie dégradées. Est-ce que les pays pauvres ne sont pas, eux aussi, porteurs de germes de modes de développement pluriels et nouveaux ? Est-ce que leur expérience de survie face à la pauvreté, leur créativité et leur imagination, leur « débrouillardise », n’ouvrent pas des pistes pour penser autrement le développement ? Dans ce cas, il ne faudrait pas seulement « lutter contre la pauvreté » mais aussi et surtout, s’intéresser à ce que la pauvreté a pu libérer comme ressource nouvelle pour vivre mieux.

Or, la question sur le mode de développement, conduit directement à celle de la conception du développement : que veut-on développer ? Que veut-on augmenter en termes de qualité de vie ? Qu’est-ce qui fait vivre mieux ? Le pouvoir d’achat ou la qualité de présence et de relation qu’on a avec autrui ? Le fait d’accéder à plus de biens ou le fait de se sentir créateur avec d’autres d’un projet commun ? L’avoir ou l’être ? La lutte contre la pauvreté qui considère la pauvreté uniquement en termes d’accès aux biens, risque de solliciter un développement pensé seulement en termes de croissance, c’est-à-dire de capacité de production et de consommation. Lutter contre la pauvreté, devrait conduire aujourd’hui à reconsidérer la richesse, à la penser en termes de qualité plutôt que de quantité.

Aujourd’hui le développement durable essaie justement de penser le développement à frais nouveaux, conçu comme un nouveau « style de vie », une nouvelle manière de vivre ensemble, au niveau local, national et international, plutôt que comme simple prolongement de ce que nous avons déjà. Il invite à inventer un style de vie avec moins de mobilité mais plus de présence, avec moins de rapidité mais plus de relation, avec moins de sécurité mais plus d’émerveillement. L’objectif n’est pas celui de lutter contre la pauvreté mais plutôt d’inventer de nouveaux modes de vie qui ne créent pas de la pauvreté, ni matérielle, ni relationnelle [2].

En guise de conclusion, nous pouvons dire que la lutte contre la pauvreté revisitée par l’idée de justice et de développement, invite à un double déplacement. D’une part, il s’agirait de passer de la « lutte contre » au « faire projet ensemble », et d’autre part, de passer de « la pauvreté » aux « pauvres », en les considérant non seulement à partir de leurs manques, mais surtout à partir de leurs potentialités à développer. Dès lors, l’objectif ne serait pas tellement d’aider ni d’enrichir les pauvres, mais plutôt de trouver avec eux de nouvelles sources de richesse et de nouveaux modes de développement.

 

 

Notes :

[1] Pour connaître, faire avancer et se préparer aux nouveaux métiers de l’Economie sociale et solidaire : Master « Economie solidaire et logique du marché » de l’Institut Catholique de Paris. Infos : www.icp.fr (voir les formations de la FASSE), ou fasse@icp.fr.

[2] Pour une approche du Développement durable en termes de « style de vie nouveau », lire « Notre mode de vie est-il durable ? » Justice et Pais, Ed. Karthala, 2005, et « Mobilité durable : bouger moins pour être plus présent », Justice et Paix (5¤ + frais de port) à commander à justice.paix@cef.fr

 

Développement et civilisations :

Ecrire un livre consacré à la solidarité internationale après tant d’années passées aux côtés d’acteurs engagés, du Secours catholique français à Caritas Internationalis, c’est d’abord vouloir leur rendre hommage ?

Denis Viénot : Mon idée de départ était de faire découvrir aux lecteurs des projets, des problématiques de terrain, et de faire, en quelque sorte, un travail d’allers et retours entre observations et analyse, autour de quatre ou cinq convictions fortes qu’il me paraissait intéressant d’appuyer à la fois sur la réflexion et sur la vie d’un réseau. Je m’explique : il faut juger la qualité des usines par la qualité des voitures qui en sortent. D’où l’importance de s’intéresser à ce qui est produit par la machine humanitaire. Nous devons savoir regarder ce que les acteurs produisent comme solutions pour des populations aussi vulnérables que celle d’Haïti aujourd’hui, par exemple.

D&C : Agit-on pour autant en 2010 comme en 1980 ? Aide-t-on de la même manière ? Quels changements avez vous vu s’opérer sur le terrain de la solidarité ?

DV : Si j’ai le droit à une seule réponse, je dirais que le principal changement est l’émergence du plaidoyer et de l’intégration de la dimension politique dans la quasi totalité des actions que nous menons. L’analyse de ce qui fabrique de la pauvreté, surtout quand elle est de longue durée, est incontournable. Le rôle joué par les phénomènes sociologiques, religieux ou sociaux, et l’importance du non-respect des droits de l’homme sont au coeur de notre agenda. Avec des conséquences capitales pour les gouvernements en place. Prenez, par exemple, le gouvernement pakistanais, qui réagit hyper-intelligemment tout de suite après le tremblement de terre de septembre 2005. Il s’aperçoit qu’il commence à y avoir des abus contre les femmes et des problèmes d’adoption d’enfants, et interdit immédiatement toute adoption d’enfants pakistanais à l’étranger. Le politique a repris le pouvoir. Pour moi, l’un des déclics a été ma rencontre avec un évêque brésilien, ex-président de Caritas Internationalis. On parlait toujours, en Europe, d’apprendre aux gens à pêcher, etc. Lui a répondu sans nuance : « Oui, oui, oui, c’est du baratin ça ! Apprendre à pêcher à quelqu’un s’il n’a pas le droit de pêche, si les bateaux-usines raclent les fonds de la mer, à quoi cela va-t-il lui servir ? À rien ! » Ça, c’est une très, très grande évolution.

D&C : Les organisations caritatives de l’Eglise catholique, ou liées à l’Eglise, ont-elles subi la même mutation ?

DV : Bien sûr. En témoigne l’engagement de Jean Paul II dans la campagne de l’an 2000 sur la dette, qui a été précédée de nombreux travaux. Cette campagne a sûrement été l’un des moteurs de l’acceptation paisible par les chrétiens de la légitimité de cette dimension politique. Je pense aussi, aujourd’hui, aux positions incessantes du magistère sur les questions de migration, qui sont 2 000 km en avance sur l’opinion catholique moyenne. Ces deux exemples ont certainement été des facilitateurs de l’intégration de la dimension politique dans l’action sociale et humanitaire.

D&C : Quid de l’engagement sur le terrain, des actions concrètes ?

DV : Elles fondent notre action et rendent notre parole inattaquable. Cet engagement, c’est notre différence. Au sein d’un réseau catholique, on est incontournable quand on s’appuie sur des faits. Prenez la situation des sans papiers en France, dans laquelle le Secours catholique est massivement engagé. Le poids de sa parole, sa crédibilité, est fondée sur le fait que ses antennes accueillent de façon illégale des migrants clandestins et que cela va continuer. Le Secours catholique a bien raison d’être dans l’illégalité pour faire ce boulot-là ! Et si quelqu’un vient l’embêter, et bien, rendez-vous devant le tribunal correctionnel ! Voilà pourquoi une parole émanant de la pratique est différente. Je pense aussi à la question du climat. Il est très intéressant de voir aujourd’hui comment beaucoup de pays font évoluer les programmes d’assistance pour tenir compte du changement climatique. Les gens du Bangladesh, par exemple, réfléchissent beaucoup à ces sujets. Là, le concret et la politique, l’action et le plaidoyer, se rejoignent.

D&C : N’est-il pas temps, dès lors, de laisser davantage la place aux organisations du Sud ? Les occidentaux ne devraient-ils pas s’effacer davantage ?

DV : Cela dépend des pays, et de la force de leurs organisations. En Amérique latine, il n’y a pas besoin d’envoyer du monde. Il y a tout le monde qu’il faut dans tous les pays de la région. L’important, je crois, est de prendre conscience des différents niveaux d’action. Il y a le niveau de la catastrophe immédiate, et celui de l’action dans la durée qui se développe après. Il faut aussi redire certaines vérités. Après un tremblement de terre, on retire des décombres 80% des personnes vivantes dans les quatre premières heures. Peu importe que le séisme ait lieu à Nice ou à Port-au-Prince, à Mexico ou au Pakistan : l’urgence se mesure en minutes. Alors, c’est bien d’envoyer des gens qui vont, douze jours après, sortir la dernière petite fille vivante, mais comment faire pour les quatre premières heures ? Les quatre premières heures, c’est les gens sur place. Donc il faut former les gens du pays, les aider à avoir une protection civile locale. Lorsque nous avons fait des abris anticycloniques au Bangladesh – et nous continuons d’en construire, de les réparer, de les améliorer – nous avons mis au point avec le gouvernement du Bangladesh un système d’alerte hyper-simple. Dès qu’une menace survient (on est toujours au courant dans cette zone-là, car la vague provient d’un phénomène météo qui peut être connu avec une anticipation de six à sept heures), l’alarme est donnée quatre ou cinq heures avant que la déferlante atteigne le rivage, par radio et grâce à des gardes champêtres qui vont dans tous les villages dire aux gens « Mettez-vous à l’abri ! » Je pense aussi au programme de formation que nous avons mis en place au Pakistan, précisément pour faire face à l’urgence… L’action dans la durée mérite en revanche une réflexion différente. Là, cela va dépendre de la force et de la faiblesse des organisations de la société civile locale, de leur capacité à agir, de leur pertinence et des moyens à mettre en oeuvre ; certains pays ont tous les moyens qu’il faut et d’autres ne les ont pas. La professionnalisation de l’humanitaire, dans les pays développés, a permis d’aboutir à des normes de protection, de vigilance à l’égard des femmes et des enfants dans les camps de réfugiés, par exemple. Ce sont des espèces de pense-bêtes, des méthodologies d’action rapide qui sont tout de même très utiles, bien qu’elles soient parfois critiquées. Globalement, elles rendent service.

D&C : Une autre question récurrente est celle des droits fondamentaux. N’y a-t-il pas, dans certaines circonstances et sous certaines latitudes, des droits prioritaires à défendre, en lien avec nos partenaires du Sud ?

DV : Prioritaire, cela implique-t-il une hiérarchie de droits ? Dans ce cas, au Pakistan par exemple, il est évident que le droit des femmes est plus important que le droit d’avoir accès à des émissions de télévision de qualité. En fait, la problématique des droits est profondément liée à la conception de la vie humaine que l’on a. Quels sont alors les droits les plus utiles, les plus importants, ceux qui fourniront le meilleur « effet de levier » pour la promotion et la dignité des personnes ? C’est une question stratégique.

D&C : Nous la posons car on l’entend souvent sur le terrain, et surtout à propos du changement climatique. Dans certains pays, la « fièvre verte » des occidentaux agace…

DV : Le président de Caritas Liban m’en parlait justement l’autre jour. « Ils m’agacent à Caritas Internationalis, me disait-il, à m’envoyer des communiqués sur le changement climatique. Moi, mon problème est de savoir comment nourrir les gens ! » Je dirais, pour répondre, qu’il y a des droits minimums, tout comme des mécanismes d’oppression insupportables, auxquels il faut porter une attention privilégiée. En Europe par exemple, le droit des migrants à un accueil digne est un droit fondamental. Au Pakistan, au Bangladesh, le droit pour les femmes à occuper une juste place dans la société ou à résister contre l’oppression est aussi prioritaire. J’aurais tendance à regarder lieu par lieu, et à m’interroger : quelles sont les plus affligeantes et catastrophiques oppressions que seule la mise en oeuvre de droits – et la sanction de leur non-respect – peuvent empêcher ? On peut se bagarrer sur la liste de ces droits fondamentaux mais, oui, certains le sont plus que d’autres. Ce qui nous amène au débat classique entre les droits politiques et les droits économiques et sociaux. Gare, aussi, à ne pas occidentaliser cette discussion. La façon que nos sociétés ont d’aborder la question des droits ne doit pas être exportée partout.

D&C : En somme, en trente ans, la donne humanitaire internationale a radicalement changé. Et les termes du débat sur le développement aussi ?

DV : Non seulement l’univers mental a changé, mais on observe chez nos partenaires un désir d’autonomie que l’on ne regarde pas toujours avec sympathie. Prenez Caritas Internationalis  : la tension existe, au sein de l’organisation, pour savoir s’il faut ou non renforcer le poids des sept régions qui la composent. C’est un vrai sujet, pour un réseau comme le nôtre mais aussi pour d’autres, comme les Nations unies. Renforcer les régions mène à renforcer leur poids politique… Notre intérêt, je le crois, est de décentraliser nos activités. Mais cela entraîne beaucoup de conséquences.

D&C : La jeunesse, elle aussi, a beaucoup changé. Comment faire aujourd’hui pour la sensibiliser, l’impliquer, lui inculquer les valeurs de solidarité ?

DV : La clef, c’est la communication, tout ce qui tourne autour de l’information et de la communication.

D&C : Et ce supposé « clash des Civilisations » ? S’est-il, au cours de toutes ces années, dressé devant vous comme un obstacle ?

DV : J’ai tendance à considérer que les problèmes sont plus culturels et religieux que seulement religieux. La solidarité internationale, qu’elle soit chrétienne ou non, est un lieu de dialogue, aussi bien interreligieux qu’oecuménique. Or, on doit compter désormais, en raison des sectes et des groupes fondamentalistes chrétiens, avec la montée d’une intolérance et d’un lien entre action humanitaire et prosélytisme, qui pose beaucoup de problèmes aux Églises chrétiennes, catholiques, et à la Caritas. Un Indonésien « de base » ne sait pas la différence entre une secte fondamentaliste protestante américaine et un cardinal avenant à Djakarta ! Ça crée de la « friture sur la ligne » ! D’où l’importance d’avoir, sur le terrain, des gens qui soient vigilants aux différences religieuses et culturelles et qui les « négocient » bien, qui les articulent bien, qui les respectent… Le mélange religieux – culturel me paraît plus fondamental que le religieux – religieux, bien qu’il y ait chez les religieux fondamentalistes musulmans, hindouistes ou chrétiens, des gens qui « ont des problèmes ».

D&C : L’aide publique au développement (APD) est aussi le sujet de controverses récurrentes. Très souvent, celle-ci a servi, et sert encore, à ménager les intérêts commerciaux des pays donateurs. Les organisations non gouvernementales (ONG) ne sont-elles pas parfois complices ?

DV : Chaque grand pays européen a, sur ce plan, ses traditions. Certains, comme les Allemands mélangent beaucoup relations internationales et aide ; les Français moins. Le deuxième aspect est celui du pourcentage de l’aide publique au développement qui transite par les ONG. Or là, les différences sont encore plus grandes. Les Pays-Bas font passer 15% de leur APD par des ONG néerlandaises. En France, c’est moins de 1%. Le Secours catholique, pour prendre cette référence, est financé à 8% environ par des fonds publics, alors que Cordaid, la Caritas hollandaise, est subventionnée à 50%. La France a une tradition liée à l’aide, les ex-colonies, etc. et a plutôt une politique de fonction publique, alors que l’Allemagne aura plutôt une politique d’exportation économique. Les ONG agissent-elles en fonction de ces critères ? Parfois. Il y a quelques années, la Caritas hollandaise a ainsi décidé de diminuer de moitié son budget sur l’Amérique latine pour mettre ce montant-là sur l’Afrique. Tout comme le gouvernement de La Haye…

D&C : Le réseau Caritas est un bon baromètre de la solidarité européenne. Vous êtes vous même engagé aux côtés de ces nouveaux acteurs de la solidarité que sont les Caritas d’Europe de l’Est…

DV : En effet, celles-ci ont beaucoup bougé. Après une première phase où on leur a procuré les financements pour se développer elles-mêmes, elles accèdent maintenant à une capacité de solidarité avec les pays étrangers. Le débat sur l’APD vaut maintenant pour la Pologne et la République tchèque, qui représentent des fonds importants en termes de solidarité. D’où la nécessité, pour les pays européens, de travailler ensemble de façon à ce que ces gens-là ne refassent pas les mêmes erreurs. Ils ne doivent pas perdre le temps que nous avons perdu dans les années 50.

D&C : Autre acteur de poids aujourd’hui : les fondations privées. On pense à celle de Bill Gates, le fondateur du géant informatique américain Microsoft…

DV : Travailler avec de telles fondations est un vrai défi car elles deviennent en effet des acteurs incontournables, tout en voulant à tout prix travailler avec leur propre réseau. C’est vraiment une question difficile. Ce sont des gens qui raisonnent par projet, ce qui constitue une sorte de contradiction avec la volonté de coopérer avec les autres. Ces fondations pèsent un poids important, elles ont des visions politiques, stratégiques, articulées sur des systèmes de valeurs qui parfois viennent « clasher » avec la vision que nous ou nos partenaires pouvons avoir. Et lorsqu’elles sont seules à décider, il vaut mieux, parfois, se souvenir de leur nationalité…

D&C : Ce phénomène est-il destiné à perdurer, voire à augmenter ?

DV : Je constate qu’en France le mécénat d’entreprise est plutôt croissant. Par exemple, la Société générale finance massivement des programmes d’insertion professionnelle du Secours catholique. La Caritas des États-Unis a, de son côté, créé un service « Gros donateurs » pour tenir compte de cette nouvelle donne. Si Bill Gates donne de l’argent à la Caritas USA, la machine à transformer les intentions fonctionne. Par contre, c’est l’intervention directe des fondations dans un pays qui peut poser des problèmes car, trop souvent, celles-ci financent des programmes, mais pas les structures qui permettent de mettre en oeuvre les programmes. S’y ajoute aussi la question du type de programmes qu’elles vont financer, la nature des structures de décision et des modes de fonctionnement hyper-occidentaux. Fréquemment, le sommet de ces fondations est contrôlé par un petit nombre de personnes appointées par l‘entreprise. On tombe là sur les problèmes de légitimité démocratique.

D&C : Aider, c’est donc avant tout partager, comprendre l’autre et respecter ses besoins, ses traditions, son environnement culturel ?

DV : Ce qui me semble incontournable c’est d’avoir surtout conscience qu’on ne travaille pas seul. La réalité, c’est qu’en soutenant une organisation comme le Secours catholique, la Croix- Rouge ou Médecins sans frontières, on soutient dans les faits un consortium d’ONG, étroitement associées sur le terrain. Au Darfour, le collectif des ONG engagées sur le terrain, qui compte une cinquantaine d’organisations, est piloté par les protestants norvégiens et la Caritas anglaise. Il faut, enfin, avoir conscience du basculement du monde et de ses conséquences. Prenez l’exemple de l’Asie qui est rentrée dans une course à la richesse, comme le Brésil. Quelles stratégies vont s’y développer en termes de solidarité internationale ? De même les pays occidentaux deviennent frileux dans un contexte de crise globale. Or les Objectifs de développement du millénaire sont loin d’être atteints, en Afrique très particulièrement. Les besoins sont criants. Mais comprendre l’autre, c’est aussi comprendre sa complexité et ses contradictions.

Propos recueillis par Richard Werly et Morgane Retière
Cet article a été publié dans le n°383 de Développement et civilisations paru en mai 2010 et reproduit avec l’aimable autorisation du Centre Développement et civilisations Lebret – Irfed.