Pour les Mélanésiens qui l’habitent depuis des millénaires, c’est le Kanaky.

Pour les français de métropole, c’est un territoire d’outre-mer, avec son statut particulier qui lui accorde beaucoup d’autonomie. Mais c’est aussi, et en particulier pour les dirigeants français, un des signes de la grande puissance française dans le monde.

Pour des raisons aujourd’hui essentiellement géopolitiques (garder la Chine à distance et posséder des eaux territoriales immenses), les autorités semblent vouloir en faire un territoire définitivement partie intégrante de la France. Les Mélanésiens s’opposent à cette vision qui les éloigne de leur souveraineté.

Le projet de réforme électorale a rallumé les braises d’un conflit refoulé. Et le transfert et l’incarcération en métropole de leaders indépendantistes plus radicaux ne peuvent manquer de rappeler ceux du général haïtien Toussaint Louverture emprisonné au fort de Vaux ou en sens inverse ceux de militants kabyles réclamant l’indépendance et envoyés en Nouvelle Calédonie.

On peut craindre d’y voir le signe d’une résurgence coloniale. L’avenir du Kanaky peut encore être pensé de manière harmonieuse entre les leaders mélanésiens traditionnels et la puissance coloniale pour un pays souverain associé à la France.

Encore faut-il commencer à écrire cette nouvelle page.

Télécharger la Lettre n°304 septembre 2024  (PDF)   

Mai 2024

En mai s’est réuni le 4e Congrès des laïcs de l’Église grecque catholique d’Ukraine. Après l’effondrement du bloc soviétique et après avoir été durement réprimée pendant la période stalinienne, cette Église a repris vie et est devenue le fer de lance de la préservation de la dignité du peuple ukrainien.

À l’issue de ce Congrès, une déclaration adressée principalement au gouvernement et au peuple ukrainiens a été publiée; elle appelle à des réformes de l’État pour la reconstruction une fois la guerre achevée et propose également un engagement renouvelé du peuple afin que fonctionnent véritablement les institutions démocratiques du pays.

En voici quelques extraits (traduction Justice et Paix France) :

Les ambitions de revanche impériale de la Russie ont plongé l’Ukraine dans une effusion de sang sans précédent et lui ont posé un défi existentiel difficile : survivre, préserver notre droit de vivre, préserver l’identité de la nation et de l’État. Nous sommes conscients que dans le creuset de cette guerre, où des militaires et des civils meurent, où des familles souffrent et sont séparées, où des villes, des villages et des infrastructures sont détruits, où l’économie s’effondre et où l’homme de la rue crie au Ciel pour obtenir justice, on tente de reconstruire le monde, de redessiner les frontières et d’établir un nouvel ordre mondial…

Les dirigeants politiques, militaires et religieux de la Russie justifient leur cruauté et leur violence en affirmant qu’ils sont les seuls à défendre le bien contre le mal, menant une « guerre sainte » contre la civilisation occidentale identifiée au satanisme… Pour nous, cela signifie que l’ennemi, s’il n’est pas contrôlé, mènera une guerre génocidaire jusqu’à ce que l’Ukraine soit complètement détruite.

Par conséquent, pour préserver la vie, la liberté et la dignité des Ukrainiens, pour préserver l’identité du peuple et l’objectivité de l’État, chacun d’entre nous doit offrir le maximum de sacrifices, de solidarité et de soutien à ceux qui souffrent de la guerre pour la gagner.

Transformation
La victoire de l’Ukraine signifie la restauration de l’intégrité territoriale, la création d’une nouvelle architecture de sécurité sur le continent européen, la traduction en justice de la Russie pour son agression et, en même temps, la transformation des relations sociales en Ukraine.

Une bonne éducation est la clé de l’avenir de l’Ukraine. La recherche de la vérité, de la bonté et de la beauté, ainsi que la transmission des trésors spirituels aux générations suivantes nécessitent le travail acharné des parents et des enseignants.

Amour du prochain et solidarité
La guérison des blessures de la guerre nécessite la participation active de tous, afin que tous ceux qui ont traversé les souffrances de la guerre sentent la solidarité et l’attention aux autres, et qu’ils bénéficient d’un soutien priant et efficace.

La solidarité, en tant que trait propre aux Ukrainiens, a parfois entraîné des échecs douloureux dans l’histoire de la nation. Cependant, la révolution orange et la révolution de la dignité, la substitution de la logistique aux forces armées avec le déclenchement de la guerre en 2014, et le soutien logistique et militaire parallèle fourni par le mouvement des volontaires depuis le début de l’invasion à grande échelle de la Russie sont autant de manifestations éclatantes de la solidarité dans l’histoire moderne de l’Ukraine.

La formation d’un gouvernement d’unité et d’un forum national d’unité pendant la guerre pourrait contribuer à renforcer le sentiment de solidarité. L’unité de la nation est une condition préalable à la victoire.

Dignité humaine
La transformation de l’Ukraine présuppose l’affirmation de la dignité humaine donnée par Dieu, la source naturelle et inaliénable de ses droits, en tant que pierre angulaire du nouveau contrat social.

Le principal indicateur de réussite de ces approches gouvernementales sera la qualité de vie des citoyens, grâce au bon fonctionnement des institutions publiques. La nostalgie du paternalisme de l’État-providence « social », où les fonctionnaires s’occupent de nous, doit être dépassée.

Les politiques publiques existantes qui sapent l’autonomie et la liberté de l’homme, dégradent sa dignité et provoquent des dépendances de toutes sortes – corruption, bureaucratie excessive, jeux d’argent, distribution de drogues douces, prostitution, etc. – doivent être éradiquées de nos vies.

Subsidiarité
Pour la mise en œuvre pratique de ce principe, il est important de poursuivre la réforme de la décentralisation et de l’autonomie locale afin que le maximum de pouvoirs soit concentré au niveau local. La liberté individuelle, la créativité, l’initiative et l’esprit d’entreprise doivent pouvoir se développer. L’État doit se concentrer sur la création de politiques qui garantissent le développement et la sécurité de l’organisme social dans son ensemble : le système éducatif et scientifique, la culture, les soins de santé, les relations internationales, la sécurité et la défense.

La famille ukrainienne
La transformation de l’Ukraine passe également par la création d’un cadre favorable pour surmonter la crise démographique. Le rôle du gouvernement est crucial pour créer les conditions dans lesquelles les familles ukrainiennes se sentiront en confiance pour avoir leur troisième enfant et les suivants.

Développement économique
Les réformes fiscales et judiciaires qui rétabliront la confiance dans le gouvernement dans la sphère économique sont essentielles pour créer un climat favorable aux entreprises et aux investissements. La liberté d’entreprendre, la confiance dans l’impartialité du pouvoir judiciaire, des salaires adéquats reflétant la dignité du travail humain et l’investissement dans la connaissance et l’innovation sont les clés de la croissance économique et du bien commun.

Transformation personnelle
Pour que la transformation des relations interpersonnelles et sociales et des principes de politique publique devienne une réalité, il faut commencer par une transformation personnelle.

La guerre est toujours un terrain d’essai pour les armes ; en même temps, c’est un terrain d’essai pour les idées, les valeurs et les idéaux. Notre fermeté dans la foi et dans tout ce sur quoi nous comptons dans notre vie quotidienne est mise à l’épreuve. Chacun d’entre nous est confronté à des questions profondes sur Dieu, la miséricorde, la justice et le châtiment de l’agresseur. Cela nous incite à repenser et à réaffirmer notre foi, et à y chercher l’espoir, afin de sortir renforcés et transformés du creuset de cette guerre.

Victoire ; Paix juste ; Architecture de sécurité durable
Pour que la transformation et le développement de l’Ukraine deviennent une réalité, pour que nous puissions espérer la construction d’un ordre social et étatique inspiré par Dieu, ce processus doit commencer ici et maintenant.

En même temps, nous sommes conscients que la victoire dans la guerre contre le diabolique esprit de revanche de l’Empire russe est indispensable à la pleine réalisation de cet objectif. En aspirant à la victoire, nous comprenons que le pouvoir des régimes dictatoriaux autoritaires ne peut être combattu et vaincu que grâce à la solidarité internationale du monde civilisé.

La victoire implique à la fois la restauration de l’intégrité territoriale de l’Ukraine et l’imposition d’un châtiment juste à l’agresseur, car le mal impuni renaît et menace à nouveau.

En aspirant à entrer dans  l’Union européenne, l’Ukraine réaffirme son appartenance à la civilisation européenne. Nous avons été arrachés à cette civilisation par le « monde russe » et maintenus en captivité pendant plus de trois cents ans. Cependant, maintenant que nous avons été libérés, nous ne devrions pas nous précipiter sans réfléchir pour répondre à toutes les tendances à la mode, simplement parce qu’elles viennent de l’Ouest. Notre destin et notre vocation sont de traverser la tempête vers la lumière, d’être à l’avant-garde de la lutte pour les valeurs éternelles. La transformation personnelle se fait souvent dans la douleur et l’épreuve, mais la splendeur de la vérité nous invite à la victoire.

 

Il y a dix ans, en 2014, le réseau Caritas Ukraine a pris la décision de répondre à la crise humanitaire émergente, conséquence du lancement d’activités militaires par la Fédération de Russie sur le territoire de l’Ukraine. Chaque année, Caritas a aidé près de 100 000 personnes dans le besoin – en répondant aux besoins de base (nourriture, eau, médicaments), en réparant les maisons, en renouvelant l’accès à l’eau, en créant des centres de crise, en apportant un soutien psychologique aux enfants, aux familles et aux enseignants, en assurant la cohésion sociale et en menant des activités de développement communautaire. De nombreuses organisations Caritas du monde entier nous ont soutenus alors que nous apprenions à répondre à ces besoins.

Lorsque nous nous sommes engagés sur la voie de l’action humanitaire en 2014, nous ne pouvions pas prévoir ce qui allait suivre. Cependant, en agissant en 2014, nous nous sommes préparés et avons été en mesure d’intervenir en tant que réseau en 2022.

Le 24 février 2022, les forces russes ont lancé une invasion totale du pays à partir du nord, de l’est et du sud et ont envoyé près de 100 missiles balistiques ciblant toutes les régions. Presque du jour au lendemain, le nombre de personnes dans le besoin en Ukraine a augmenté de 500 %, passant de 3 millions à 15 millions et, à la fin de l’année, à plus de 17 millions. Avec les 8 millions de personnes cherchant une protection temporaire à l’étranger, la vie de plus de la moitié de la population ukrainienne a été bouleversée.

Dès les premiers jours, nos organisations Caritas locales sont devenues des centres communautaires qui ont offert de l’aide et créé de l’espoir. Les fournitures et le soutien nécessaires ont afflué, d’abord de la part des citoyens locaux, puis de l’étranger. Il est difficile d’expliquer ce que c’est que d’être sous le stress de la guerre, de lutter et de travailler pour répondre aux besoins autour de soi, et de réaliser soudain que l’on n’est pas seul, qu’il y a d’autres personnes qui nous voient et qui nous aident. Merci d’être avec nous, pour vos prières et votre soutien. Vous avez été et continuez d’être un élément vital de notre résilience.

Au cours des deux dernières années, avec le soutien de la famille Caritas mondiale, le réseau Caritas Ukraine a touché plus de 3 millions de personnes dans le besoin – avec une aide vitale et stabilisatrice, dans le style Caritas – attentive, compatissante, centrée sur l’individu. Nous avons adapté notre réponse aux besoins de chaque région. De l’aide d’urgence immédiate pour les personnes fraîchement déplacées et les zones proches des combats (nourriture, eau, abris, soutien psychosocial) à l’aide stabilisatrice dans les zones plus éloignées des lignes de front : centres de crise, soutien psychosocial pour les enfants, les adultes, les enseignants, aide aux personnes porteuses de handicaps, rétablissement des moyens de subsistance et intégration dans les communautés d’accueil. Dans les zones libérées, nous ajoutons des programmes supplémentaires : réparation des maisons endommagées par les combats, rétablissement de l’accès à l’eau. Parallèlement, nous poursuivons nos programmes d’aide sociale avec les personnes âgées, les personnes ayant des besoins spécifiques et les familles vulnérables, mais en les adaptant au contexte de la guerre. Nous développons davantage nos initiatives de cohésion sociale et de développement communautaire, en activant les communautés et en les aidant à renforcer leur résilience. Et dans toutes ces activités, vous avez été avec nous. En Ukraine, nous portons vos intentions à ceux qui en ont le plus besoin. Nous sommes vos mains et votre cœur sur le terrain.

Aujourd’hui, la situation reste difficile. Le nombre de personnes dans le besoin continue de s’élever à plus de 14 millions. Tout au long de la frontière avec la Russie et de la ligne de front, les tirs d’artillerie, les bombardements et les tirs d’obus s’intensifient. Les attaques sur les infrastructures énergétiques provoquent des coupures d’électricité dans tout le pays, ce qui constituera un défi de plus en plus important pour les mois d’automne et d’hiver. L’intensification des combats dans les régions de Kharkiv et de Donetsk a entraîné la mort de civils et de nouvelles vagues d’évacuation. Ces évacués sont plus vulnérables que ceux des vagues précédentes et comprennent des personnes âgées, des familles dont l’un des membres est alité ou handicapé, des personnes qui ont eu du mal à partir.

Au milieu de l’horreur de la guerre, des missiles, de la destruction et de la mort, chez Caritas, nous trouvons notre résilience dans la communauté : ensemble, nous faisons face à la réalité qui se présente à nous et nous agissons, en répondant aux besoins dans la mesure de nos possibilités. Faire partie du mystère de la rencontre, de l’écoute, de l’offre d’une aide matérielle avec gentillesse et accompagnement, restaure l’humanité que la guerre détruit.

Je « vois » chaque jour le visage humain de Dieu. Dans chaque membre du personnel qui se lève chaque matin après une nuit d’alarmes aériennes pour faire sa part dans la chaîne d’action pour aider ceux qui sont dans le besoin. Dans les personnes que nous avons aidées, dont les visages s’illuminent lorsqu’elles me disent que Caritas les a aidées à tourner une page, après avoir tout perdu, et à recommencer leur vie dans un nouvel endroit. Dans les mères qui voient leurs enfants se dégeler, sourire et rire à nouveau. Dans les nombreux bénéficiaires qui reviennent à Caritas en tant que bénévoles et employés, pour apporter leur contribution à l’aide aux autres. Et je le vois dans chaque prière, chaque mot gentil et compatissant et chaque soutien offert par nos amis à l’étranger. Chaque pas que nous faisons pour nous aider les uns les autres est un pas en avant pour renouveler la confiance, le sens de la relation et l’humanité. Caritas est plus qu’une organisation.  C’est un mouvement du cœur qui mène à l’action et restaure notre visage humain, collectivement.

Les temps sont durs dans le monde d’aujourd’hui. Mais en Ukraine, nous avons été témoins de la force et de l’espoir qui naissent de l’action dans l’amour, pour toutes les personnes concernées. Ensemble, nous avons déjà déplacé des montagnes. Poursuivons ce travail et, ensemble, restaurons le visage de l’humanité. Merci pour vos prières et votre soutien.

 

Une tension croissante depuis quinze ans entre la Russie et l’Ukraine, aux racines historiques et locales multiples et complexes, a fini par conduire à des agressions caractérisées, avec l’annexion de la Crimée, les manœuvres politico-militaires dans l’Est de l’Ukraine et les opérations d’invasion et de guerre déclenchées le 24 février 2022, sur terre, dans les airs sillonnés de missiles et de drones et en Mer Noire. Mais le conflit en cours, qualifié de danger majeur, voire mortel pour l’Europe par le Président Macron, entraîne des conséquences sur bien des situations géostratégiques à travers le monde en accentuant des fractures et des instabilités et en débouchant, au bout du compte, sur des menaces que le pape François et la diplomatie vaticane évoquent en de nombreuses occasions.

Sur la scène internationale officielle, diplomatique et multilatérale, l’initiative de déclencher une guerre par un membre permanent du Conseil de Sécurité a bloqué toute chance de compromis aux Nations unies

Le fonctionnement formel des mécanismes a néanmoins rapidement montré combien l’agression russe était condamnée par la majorité des États.

Dès le 25 février 2022, le Conseil de sécurité, saisi d’un projet vigoureux préparé par les États-Unis et l’Albanie, coparrainé par 81 États-Membres et exigeant le retrait immédiat, complet et sans conditions des forces russes, recueille 11 voix favorables et 3 abstentions (Chine, Émirats arabes unis, Inde), mais avec veto russe. « La Russie est seule » déclare la France. Le 2 mars, l’Assemblée générale adopte par 141 voix pour, les voix hostiles de la Russie, du Bélarus, de l’Érythrée, de la Syrie et de la Corée du Nord, et 35 abstentions (dont Chine, Inde, et 17 pays africains dont l’Afrique du Sud et l’Algérie; mais les Émirats rallient le camp des « pour »), sa résolution intimant à la Russie de cesser immédiatement son agression contre l’Ukraine. Le 23 mars, une nouvelle résolution, à dimension humanitaire, initiée par la France et le Mexique, est adoptée avec une répartition quasi identique des votes. Début avril, après les massacres de Boutcha et de Kramatorsk, une résolution suspendant la Russie du Conseil des droits de l’homme est adoptée, mais avec un moindre soutien : 93 voix pour, 24 contre dont la Chine, 56 abstentions dont celles de membres non permanents du Conseil de sécurité, Brésil, Mexique, Inde, EAU, Ghana, Kenya, jugeant qu’il faut attendre le résultat des enquêtes lancées par le Procureur de la Cour Internationale de Justice. Parallèlement, l’ensemble des institutions spécialisées de la famille des Nations unies se mobilise, à l’image du HCR, du Bureau de coordination des affaires humanitaires (OCHA), de l’Organisation internationale des migrations (OIM), de l’AIEA, de l’UNESCO, de l’UNICEF, du PAM. Toutes dénoncent « le climat de peur omniprésent dans les zones occupées », « le ciblage d’infrastructures énergétiques essentielles », « les attaques à grande échelle de missiles et de drones », « les abus horribles, généralisés et systématiques » à l’encontre de civils et de détenus militaires, « les attaques contre les biens culturels ».

Il n’y a donc aucun doute que, quoique répondant systématiquement par toutes les voies diplomatiques qu’elle peut continuer à activer, la Russie voit sa posture largement condamnée à travers les institutions internationales et, dès lors, par une part importante de l’opinion publique globale. Au demeurant, le quasi-bannissement de Vladimir Poutine, privé de G8 depuis l’invasion de la Crimée et visé depuis mars 2023 par un mandat d’arrêt de la Cour pénale internationale pour crimes de guerre dans la déportation d’enfants ukrainiens, qui l’empêche de facto de sortir de Russie (notamment lors des G20) hormis pour se rendre à Pékin ou Pyongyang, contraste avec l’aura dont bénéficie Volodymyr Zelensky. Ce dernier est en mesure de s’exprimer avec détermination, en visioconférence ou en présence, dans de multiples enceintes internationales, politiques, parlementaires, stratégiques (comme en juin 2024 au très couru Forum de défense Shangri-La), économiques, culturelles, avec une parfaite maîtrise de la communication; il a, les premiers mois de la guerre passés, cultivé son omniprésence par de nombreux déplacements courts, en Europe, en Amérique du Nord et même en Asie (Sommet du G7 à Hiroshima en avril 2023, Singapour, Philippines en 2024). Dans des circonstances très officielles comme la commémoration du Débarquement de Normandie, le président ukrainien finit même par se substituer au russe pour représenter les États continuateurs de l’URSS. Étonnante revanche d’une diplomatie ukrainienne, artificiellement dotée en 1945 d’un siège à l’ONU à la demande de l’URSS mais sans aucune liberté d’action, balbutiante mais encore soumise dans les années 1990 à 2010 et, par contraste, vigoureusement aguerrie, si l’on ose dire, depuis 2014; elle a gagné le soutien de bon nombre de pays, au sein de l’UE et de l’OTAN, où, dans les deux cas, elle a obtenu ses billets d’entrée, et du monde occidental (Japon, Corée du Sud, Australie, Nouvelle-Zélande) mais aussi dans des pays du Sud global. Le président Zelensky se félicitait, il y a quelques semaines, d’avoir signé des accords de sécurité avec 5 des membres du G7, tandis que Vladimir Poutine en est venu à devoir solliciter des obus et des missiles du bien peu fréquentable Kim Jung-un.

Mais la déstabilisation d’une partie de l’ordre international engagée par le régime de Moscou ne se limite pas au seul multilatéralisme. Le recours à des déclarations ambiguës sur l’emploi potentiel d’armes nucléaires remet en cause des équilibres déjà fortement fragilisées par la fin, en 2019, du traité américano-soviétique de 1987 sur les forces nucléaires à portée intermédiaire. L’entrée de troupes russes en Ukraine a mis fin de facto aux mémorandums de Budapest de 1994 par lesquels la Russie, reconnaissant la volonté de l’Ukraine (avec le Kazakhstan et la Biélorussie) de ne pas conserver d’armes nucléaires sur son sol, lui garantissait le respect de ses frontières. Au moment où la Chine renforce fortement et sans bruit son propre arsenal, ces incertitudes nouvelles peuvent donner du champ aux États non dotés (Iran, entre autres) ou « faiblement » dotés (Corée du Nord).

Au demeurant, la Russie est loin d’avoir perdu de ses influences plus ou moins discrètes.

En premier lieu, elle conserve, dans le cadre élargi des BRICS, désormais constitué de 9 partenaires, une audience plus ou moins explicite, allant d’un soutien fort en armements vulgarisés comme les drones (Iran, Inde) à une neutralité active ostensible (Chine) en passant par une entremise diplomatique plus ou moins opérationnelle (Brésil, Afrique du Sud, EAU). Le fait que des pays du Sud l’aient condamnée à l’ONU n’empêche nullement le maintien de canaux bilatéraux, comme le reconnaissait le 29 mars 2024 dans une interview au Monde le président de la République Démocratique du Congo Felix Tshisekedi, confirmant un entretien téléphonique qu’il avait eu avec Vladimir Poutine deux jours plus tôt : « Nous sommes parmi les rares Nations africaines à avoir condamné l’agression de la Russie, car nous savons nous-mêmes ce que s’est d’être un pays agressé. Mais si Poutine respecte les lois de la RDC, il y aura des relations avec ce pays ». Le Tchadien Mahamat Idriss Deby s’est rendu à Moscou en janvier 2024, quelques semaines avant d’être confirmé dans ses fonctions de président. En Afrique, la Russie sait encore capitaliser sur un réseau diplomatique actif, habilement mis en place du temps des indépendances, sous la Guerre froide, et parvient à programmer à Moscou un sommet Russie-Afrique en juin 2024.

D’ailleurs, beaucoup de pays du Sud s’accommodent à présent de ce que d’aucuns appellent le « multi-alignement »; les positions de principe n’empêchent pas les échanges commerciaux ou la médiation : en 2022 le commerce de la Russie avec les Émirats a cru de 68 % et avec l’Inde de 205 %, laquelle importe le pétrole russe frappé d’embargo en Europe ; le Kazakhstan s’efforce de s’extraire de la sphère d’influence russe sans pour autant s’aligner sur Kiev ; en Amérique Latine, seuls deux chefs d’État ont explicitement condamné l’invasion russe en Ukraine : le Chilien Gabriel Boric et l’Uruguayen Luis Lacalle Pou ; les trente-et-un autres s’en sont abstenus et beaucoup de délégations ont participé fin septembre 2023 à une conférence interparlementaire Russie-Amérique latine sur le thème « Coopération en vue d’un monde juste pour tous ». Beaucoup d’observateurs ont aussi relevé la modération mutuelle de la Russie et d’Israël depuis le 7 octobre 2023, un institut allemand de géostratégie ayant même laissé entendre que c’était la Russie qui avait servi, à la demande d’Israël, de voie d’information préalable à l’Iran quant aux cibles qui seraient visées à Ispahan en réponse à l’attaque de missiles iraniens menée le 13 avril 2024.

Dans un espace international moins conventionnel que l’ordre mondial officiel, l’agressivité du régime de Moscou génère des incertitudes et des fractures nocives

Bien des stratèges estiment que le conflit en Ukraine marque, dès son point de départ en 2014, une rupture profonde dans un monde qui, depuis 1989, avait pu se nourrir d’un relatif optimisme. À bien des égards, c’est un retour aux stratégies de puissance, ne se limitant d’ailleurs pas au seul domaine politique car on peut élargir cette assertion au domaine économique.

Ainsi, l’on connaît la volonté à peine masquée de Vladimir Poutine d’agir aux marges de l’ancienne URSS : une Biélorussie vassalisée ; une Géorgie menacée dans ses fragiles équilibres démocratiques malgré la courageuse réponse d’une majorité de ses citoyens ; une Arménie laissée pour compte dans son conflit avec l’Azerbaïdjan ; une Moldavie, voire des États baltes, régulièrement victimes d’intimidations. Parallèlement, la Chine, également depuis le milieu de la décennie 2010, s’approprie progressivement et méthodiquement des archipels qu’elle estime, à raison ou à tort, parties de son espace maritime historique, et multiplie sur mer et dans les airs les rappels à l’ordre de Taïwan. Ces deux puissances agissent aussi sur des terrains africains et océaniques, éloignés géographiquement mais riches en ressources naturelles : au Sahel et en Centrafrique, l’Africa corps russe s’est substitué aux Wagner et a obtenu de Niamey début 2024, après le départ des troupes françaises, la dénonciation de l’accord de défense signé en 2012 par le Niger avec les États-Unis et qui permettait encore une présence militaire américaine d’un millier d’hommes. Dans le Pacifique, la Chine cultive son collier de perles insulaires, comme aux Îles Salomon pour ne donner qu’un seul exemple. Alain Frachon, dans le Monde du 10 novembre 2023, avait raison de rappeler la signature, le 4 février 2022 à Pékin, d’une déclaration « d’amitié sans limites » entre la Russie et la Chine, illustrée depuis par de très visibles visites officielles et de plus discrètes coopérations techniques. Certaines postures de l’Iran – avec ses soutiens subalternes au Proche-Orient dont au Yémen et son rapprochement avec des pays riches en minerais comme le Niger -, de la Turquie – au crédit de laquelle on pourrait porter l’une des rares parenthèses de modération dans le conflit déclenché par la Russie, à savoir l’arrangement sur les exportations navales de céréales ukrainiennes – voire de l’Azerbaïdjan – qui, en prenant le contrôle total du Haut-Karabakh, a obtenu du même coup le départ des forces d’interposition russes – peuvent s’assimiler à ces stratégies de puissance, à tout le moins au niveau régional.

Au-delà, ce sont aussi bien des déstabilisations qui sont générées par cette guerre hybride menée par le régime de Moscou en amplification du conflit sur le terrain et dénoncée par Volodymyr Zelensky à chacune de ses rencontres avec les Occidentaux. Face au besoin de toujours plus de soldats, les ressources internes, même tirées des marges asiatiques du territoire russe, ne semblant plus suffire, la Russie n’hésite pas à attirer des mercenaires comme le révèlent quelques épiphénomènes : 500 ex-militaires sri-lankais engagés dans les rangs russes et certains fait prisonniers en Ukraine, beaucoup d’Indiens et de Népalais, ou encore des Cubains. Plus ouvertement documentées : les actions d’influence par des moyens « traditionnels » mais renouvelés via les réseaux sociaux cultivant un discours « anti-impérialiste ». Plus encore, la guerre entraîne son cortège de sanctions et d’embargos contournés par des circuits plus ou moins opaques, de tensions sur les marchés de l’énergie et des matières premières alimentaires, de recours à des livraisons d’armes échappant aux contrôles que la période plus pacifique de l’après- Guerre froide avait permis d’instaurer progressivement, de mobilisation de ressources financières qu’en Occident on peine à maintenir dans des limites légales comme le montre le débat sur les intérêts des avoirs de la Banque centrale russe immobilisés sur le sol européen. Il n’est pas jusqu’aux compétitions sportives qui ne soient bousculées par le désordre ambiant.

Bien loin des idéaux moraux et religieux de justice et de paix internationales, la guerre en Ukraine et l’absence même de perspectives de négociations pèsent sur les consciences mondiales

Sans verser dans la naïveté de croire que toutes relèvent d’intentions pures, on se doit de relever que les initiatives de paix en provenance du Sud n’ont pas manqué pour essayer de mettre fin à dix ans de tensions et désormais d’affrontements : Chine en février 2023, le Brésil de Lula en avril, l’Indonésie puis l’Afrique, sous la conduite du président Cyril Ramaphosa en juin. Ces tentatives illustrent, à tout le moins, la prise de conscience par le Sud global des répercussions du conflit sur les marchés des matières premières agricoles ou énergétiques ou sur l’enchérissement des dettes et les poussées inflationnistes sur des économies fragiles en Asie, Afrique et dans les Caraïbes. Mais, pour autant que l’on puisse en juger loin des chancelleries et des expertises stratégiques, aucune de ces initiatives ne semble avoir prospéré.

Peut-on espérer plus et mieux de la conférence sur la paix en Ukraine annoncée pour la mi-juin 2024 dans le luxueux palace du Bürgenstock à Lucerne et dont la préparation a été amorcée un an plus tôt à Copenhague dans une relative discrétion ? On ne peut que le souhaiter tout en relevant que le printemps 2024 a été plutôt marqué sur le terrain par une accentuation des combats, une pression accrue sur une Ukraine en défensive et des perspectives d’accroissement des moyens militaires engagés de part et d’autre, aides alliées comprises là aussi de part et d’autre.

Dans ce contexte, Justice et Paix ne peut que tourner son regard vers le Saint-Siège. Peu de temps après le début de son pontificat et dans cette période de basculement de 2013-2014 évoquée plus haut, le pape François a appelé les consciences à s’inquiéter d’une « troisième guerre mondiale en morceaux » : assurément l’intervention russe en Ukraine en est une illustration et, depuis deux ans, le Saint-Père en dénonce tous les maux : combats, massacres, victimes civiles et militaires, migrations forcées, traumatismes physiques et moraux, vengeances, recours aux armements et à leur approvisionnement, et même menace nucléaire. Ses propos publics, place Saint-Pierre, les prières auxquelles il associe les fidèles, traduisent le souci de faire part de sa douleur lucide et de la partager; la discrète action diplomatique qu’il a confiée à plusieurs de ses proches, membres de la Curie ou cardinaux influents comme Matteo Zuppi, archevêque de Bologne, président de la Conférence épiscopale italienne et proche de la communauté de Sant’Egidio, illustre sa conviction qu’un champ reste possible pour identifier des voies de dialogue et esquisser des solutions d’apaisement, et que le Saint-Siège peut y contribuer. Sans doute, met-il ainsi implicitement en garde contre une certaine hypocrisie : la solidarité stratégique occidentale qui s’exprime à l’égard de l’Ukraine et le soutien à sa population qui va au-delà d’une simple compassion d’une partie de l’opinion publique mondiale ne doivent pas obscurcir la lucidité avec laquelle il faut juger d’un conflit qui fait saigner les corps – des dizaines, des centaines de milliers de corps – mais aussi les cœurs. Il est des voix russes qui s’élèvent contre le comportement du pouvoir de Moscou mais qui nous appellent aussi à ne pas ignorer l’histoire, locale, là où d’innombrables destins personnels russes ou ukrainiens se sont croisés. Il est des voix ukrainiennes qui crient l’insupportable agression et l’héroïsme de la résistance, mais admettent que les souffrances ne pourront demeurer sans fin. Toutes sont entendues au Vatican. Le Saint-Siège, respectueux des États mais porteur d’une exigence universelle de paix, pourra-t-il contribuer, avec patience mais détermination à une solution juste ? Il faut vraiment l’espérer.