Urgence sanitaire et ordre juridique
Face à une crise sanitaire qui a touché l’ensemble des pays d’un monde globalisé où l’immédiateté des communications crée une ubiquité inédite, les États ont été en première ligne.
La réaction française a été marquée par le centralisme jacobin avec, dans un premier temps, l’adoption de mesures d’urgence s’appliquant uniformément sur le territoire national, sans tenir compte de la diversité des situations locales.
Qu’est-ce que l’état de droit ?
Les pouvoirs publics ont continué à assumer leurs missions – responsables de l’exécutif ou représentants de l’administration sur le terrain – assurant ce qu’un préfet a pu qualifier d’ordre public social. Les deux Chambres du Parlement ont adopté dans l’urgence les lois permettant de faire face à la crise sanitaire, économique et sociale. Les hautes juridictions qui avaient semblé donner un « chèque en blanc » au gouvernement ont très vite repris leur fonction de gardien de la liberté individuelle, notamment le Conseil constitutionnel en matière de contrôle des lois et le Conseil d’État en juge des référés administratifs. Jamais le « fonctionnement régulier des pouvoirs publics constitutionnels » n’a été entravé, écartant d’emblée le recours à l’article 16 de la Constitution, qui donne les pleins pouvoirs au Président de la République.
Le Général de Gaulle avait tenu à inscrire dans la Constitution ce régime de crise visant la survie de la Nation, en pensant à la faillite de la IIIe République. L’État a tenu bon, grâce à la mobilisation des pouvoirs publics, au civisme, à la solidarité et à l’autodiscipline des Français. Reste à savoir quel État ? dans quel état ? Un ancien Premier ministre avait affirmé en période de crise qu’« avant l’état de droit, il y a l’État ».
Mais on ne saurait réduire le droit à une simple superstructure (Marx), surtout dans un pays où l’État a été une construction juridique des légistes de l’Ancien Régime et des grands publicistes du XIXe siècle. Sans droit, il n’y a qu’anarchie ou arbitraire. « Avant l’état de droit, il y a le droit de l’État », pourrait-on dire, en rappelant le cadre juridique de l’action de l’État, en régime ordinaire ou extraordinaire. Il y a plus : même si la notion d’état de droit est relativement récente dans la tradition républicaine, l’article 15 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 en donne une définition implicite : « Toute Société dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n’a point de Constitution ». Ce faisant, la Déclaration combine état de droit « substantiel », avec la définition des droits fondamentaux, et état de droit « formel », avec le principe des recours juridictionnels.
Liberté individuelle et ordre public
Les droits de l’homme sont le fruit d’une dialectique entre ordre et liberté. Contrairement à une caricature trop fréquente, les droits de l’homme ne sont pas le triomphe d’un individualisme débridé, comme dans l’état de nature où l’homme est un loup pour l’homme, mais « la reconnaissance de la dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine », les droits de la personne allant de pair avec les « devoirs envers la communauté », selon la formule de l’article 29 de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948. Dès la Déclaration de 1789, la liberté trouve sa consécration et sa limite : « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi l’exercice des droits naturels de chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la Société la jouissance des mêmes droits.
Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la Loi » (art 4). À côté de cet équilibre entre les droits individuels, l’intérêt général est pris en compte : « La loi n’a le droit de défendre que les actions nuisibles à la Société » (art. 5). La Convention européenne des droits de l’homme de 1950 est plus précise pour encadrer l’ingérence de l’État dans la sphère individuelle1. Ainsi l’article 8 §.2 sur le respect de la vie privée et familiale exige que cette ingérence soit prévue par la loi, et « qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui ».
Toute limitation d’une liberté par un État doit donc répondre à une triple condition :
– Un critère de légalité, sachant que la définition jurisprudentielle de la loi n’est pas seulement formelle, en visant une loi votée par le Parlement, mais également substantielle, en exigeant un degré de sécurité juridique, notamment de clarté, d’accessibilité et de prévisibilité.
– Un critère de légitimité, avec la reconnaissance d’objectifs d’intérêt général, dont la « protection de la santé », à côté du respect des droits d’autrui, dans l’esprit de l’article 4 de la Déclaration de 1789.
– Un critère de « nécessité » dans une société démocratique. C’est sur ce terrain que la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme a été le plus loin dans son contrôle en l’interprétant de manière stricte par un calcul de proportionnalité.
État de droit et régime de crise
Les textes fondamentaux, au plan interne ou international, prévoient un second barrage juridique pour les situations de crise. En pleine guerre d’Algérie, la loi du 3 avril 1955 a instauré un nouveau régime dérogatoire 2 , l’état d’urgence, récemment invoqué à plusieurs reprises, en 2005 (émeutes dans les banlieues) ou en 2015 (vague d’attentats terroristes). Ces dérogations trouvent leur pendant sur le plan international. L’article 15 de la Convention européenne des droits de l’homme prévoit en effet qu’« en cas de guerre ou en cas d’autre danger public menaçant la vie de la nation, tout [État] peut prendre des mesures dérogeant aux obligations prévues par [la] Convention, dans la stricte mesure où la situation l’exige (…) ».
En ratifiant la Convention de 1974, la France a fait une réserve qui conditionnait son engagement, en visant expressément l’article 16 de la Constitution et les lois sur l’état de siège et l’état d’urgence. En cas de dérogation, l’État partie doit notifier le recours à ces régimes, la Cour européenne modulant son contrôle en fonction des circonstances, même si des droits fondamentaux, comme le droit à la vie ou l’interdiction de la torture, restent intangibles. Le Comité des droits de l’homme va plus loin, considérant que la liberté de conscience et la garantie à un recours sont par nature des droits indérogeables 3 . Le propre de l’état de droit est donc de prévoir « à froid » ses exceptions et ses limites, pour éviter l’improvisation ou la précipitation.
Il en va également de la cohérence juridique assurée par les réserves effectuées en ratifiant les instruments internationaux en matière de droits de l’homme. Force est de constater que les pouvoirs publics ont eu de plus en plus tendance à déplacer les lignes, quant à l’état d’urgence, brouillant la distinction entre le cadre juridique prédéfini et sa mise en œuvre concrète. Ce fut le cas avec la loi du 20 novembre 2005. De même, la sortie tardive de l’état d’urgence avait eu comme contrepartie la pérennisation de certaines dispositions exorbitantes, entraînant le soupçon de proroger cet état dans le droit commun, même si cette critique sous-estimait l’importance de la fin du régime dérogatoire de l’article 15 de la Convention européenne, dûment notifié par la France.
Urgence sanitaire et désordre juridique
« À ce stade, le dernier mot revient aux juges nationaux qui seront très vite appelés à apprécier la légalité de ces dérogations et le caractère limité et proportionné de leur mise en œuvre »
La confusion est encore plus frappante avec l’instauration de l’état d’urgence sanitaire (loi du 23 mars 2020), face à la pandémie de la Covid-19. Le choix des mots crée un certain trouble : s’agit-il d’une variante de l’état d’urgence de droit commun pour reprendre une formule de l’étude d’impact, ou d’un tout autre régime ?
La loi modifie le Code de la santé publique, pour introduire un nouveau chapitre visant à établir un état d’urgence sanitaire « en cas de catastrophe sanitaire mettant en péril, par sa nature et sa gravité, la santé de la population ». Parallèlement, la loi prévoit des « mesures d’urgence économique et d’adaptation à la lutte contre l’épidémie de la Covid-19 » qui relèvent du régime classique des ordonnances, attesté par l’avalanche de textes publiés au Journal officiel depuis 3 mois. Il y a donc urgence et urgence. En l’absence de toute notification internationale, on peut présumer que les mesures d’exception prises par les pouvoirs publics au titre de l’état d’urgence sanitaire ne s’inscrivent pas dans le cadre du régime dérogatoire de l’article 15, mais se conforment à l’objectif général de protection de la santé publique.
Pour autant, si certaines des mesures prises au nom de l’état d’urgence sanitaire, comme les limitations à la liberté individuelle, à la liberté d’aller et venir, à la liberté de réunion ou à la liberté religieuse peuvent correspondre à cette logique de proportionnalité entre intérêt général et droits individuels, on peut penser que les règles de confinement strict répondent à des assignations à résidence ou à des formes d’internement visés par l’article 5 §.1 e) de la Convention européenne qui vise « la détention régulière d’une personne susceptible de propager une maladie contagieuse (…)».
Cette confusion juridique s’est traduite par la multiplication de mesures d’urgence, parfois rétroactives ou immédiates, contrairement au principe selon lequel « nul n’est censé ignorer la loi », avec tous les risques d’arbitraire dans l’interprétation de directives inédites par les agents d’application des lois. De même, au nom de la protection de la santé publique, le respect de la vie privée et le secret médical ont pu être remis en cause avec la collecte de données personnelles et les techniques de surveillance des cas suspects, sans parler de l’usage abusif des drones.
La sortie de l’état d’urgence sanitaire constitue également un défi, avec la tentation d’inscrire de nouvelles dispositions transitoires dans le marbre du Code de la santé publique. Sur le fond, la décision d’y mettre fin à compter du 10 juillet 2020 s’accompagne du maintien de certains pouvoirs de police faisant craindre une sortie en trompe l’œil 4 . À ce stade, le dernier mot revient aux juges nationaux qui seront très vite appelés à apprécier la légalité de ces dérogations et le caractère limité et proportionné de leur mise en œuvre. Les garde-fous internationaux existent, apportant ainsi une double garantie aux droits fondamentaux.
1 Il en va de même pour le Pacte international relatif aux droits civils et politiques auquel la France a adhéré en 1980.
2 A côté du vieux régime de l’état de siège qui trouve son origine dans une loi de 1849.
3 Cf. Observation générale n° 29 sur les états d’urgence (art. 4), révisé en 2001.
4 Cf. les avis successifs de la Commission nationale consultative des droits de l’homme, notamment l’avis « état d’urgence sanitaire et Etat de droit » du 28 avril 2020, l’avis « prorogation de l’état d’urgence sanitaire et libertés » du 26 mai 2020 et la déclaration relative au « projet de loi organisant la sortie de l’état d’urgence sanitaire » du 23 juin 2020.