La possession d’armes nucléaires est-elle moralement légitime ?

L’armement nucléaire soulève de graves objections morales. On ne saurait en effet considérer comme moralement acceptable l’emploi d’une arme destinée à détruire des villes entières et une grande partie de leurs habitants sans distinction.

Les conséquences humanitaires d’une guerre nucléaire, même « limitée » seraient proprement catastrophiques. Un nombre croissant d’États en prend conscience, comme en témoigne le succès des conférences internationales sur l’impact humanitaire des armes nucléaires. Il est vrai que la dissuasion nucléaire, dans son principe, ne repose pas sur l’emploi mais sur la menace de l’emploi. Cette distinction fondamentale a conduit certains théoriciens à qualifier la dissuasion de stratégie de « non-guerre ». Toutefois, même comprise comme une menace qu’il s’agit de ne pas mettre à exécution, la dissuasion nucléaire heurte la conscience morale : elle fait dépendre l’ordre international d’une menace réciproque d’anéantissement. Elle n’établit pas la paix mais, au mieux, une situation de non-guerre.

Elle asservit l’homme à sa propre création technique en lui imposant sa logique de menaces réciproques. Le secret qui l’entoure soustrait au contrôle démocratique des choix politiques essentiels. Au plan international, elle consacre l’inégalité entre les nations nucléaires et celles qui ne le sont pas. Enfin, parce qu’elle suppose le maintien en alerte permanente d’arsenaux considérables, elle entretient le risque d’un déclenchement de tirs nucléaires par accident ou par erreur. Pendant la guerre froide, les nécessités vitales de la défense de la Nation, de son indépendance et de sa liberté ont pu l’emporter sur ces objections, comme l’a reconnu la Constitution pastorale « Gaudium et Spes ».

Un document des évêques sur le nucléaire

Le document publié en 1983 par les évêques français, sous le titre « Gagner la paix», soulignait ainsi que « c’est encore servir la paix que de décourager l’agresseur en le contraignant à un commencement de sagesse par une crainte appropriée ». Il résumait comme suit la situation de la dissuasion : « affronté à un choix entre deux maux quasiment imparables, la capitulation ou la contre-menace… on choisit le moindre sans prétendre en faire un bien ». Le document jugeait dès lors la dissuasion nucléaire comme moralement acceptable à quatre conditions : qu’il s’agisse seulement de défense ; que l’on évite le surarmement ; que toutes les précautions soient prises pour éviter un tir par accident ; qu’une politique constructive soit engagée en faveur de la paix, notamment par un engagement dans des négociations de désarmement progressif et réciproque.

La situation a aujourd’hui profondément changé avec la disparition du bloc soviétique. On ne peut plus considérer que la France est directement menacée de capitulation et que le seul moyen à sa disposition pour y répondre est d’agiter en permanence une contre-menace d’emploi de l’arme atomique.

« Gagner la paix », Déclaration de l’Assemblée plénière de l’épiscopat français, 1983

L’une des menaces les plus graves pour l’humanité est en outre la prolifération nucléaire et le moyen le plus adapté pour y répondre, tant du point de vue de la morale que de l’efficacité, est le renforcement du régime international de non-prolifération. Or ce régime repose sur un compromis : renonciation au nucléaire militaire par la quasi-totalité des États ; reconnaissance du « droit inaliénable » de tous à développer l’énergie nucléaire à des fins exclusivement pacifiques ; acceptation du statut nucléaire de cinq pays (Chine, Etats Unis, France, Grande Bretagne, Russie), mais à condition qu’ils s’engagent à réduire progressivement leurs arsenaux nucléaires.

Le régime de non-prolifération ne pourra être accepté durablement par tous que si les États dotés de l’armement nucléaire respectent cet engagement de désarmer. Les savoirs nucléaires ne cessent de se diffuser dans le monde. Au-delà même de la Corée du Nord, d’Israël, de l’Inde, du Pakistan et du cas iranien, les candidats à l’industrie nucléaire se multiplient (Indonésie, Jordanie, Arabie saoudite, Turquie, Émirats arabes unis, Vietnam…). Les contrôles sur les exportations et, en dernière instance, la logique de la force suffiront-ils à empêcher l’émergence de nouvelles puissances nucléaires si le régime de non-prolifération n’est plus considéré comme légitime ? En cas d’échec de la contre-prolifération, peut-on être assuré que les mécanismes de dissuasion fonctionneront comme dans l’ancien système bipolaire ? L’arme nucléaire jouera-t-elle toujours son rôle d’inhibition de la violence ? La prudence tout autant que la morale imposent donc une relance des processus de désarmement nucléaire, aujourd’hui dangereusement dans l’impasse. Faut-il pour autant qu’un pays comme la France, détenteur internationalement reconnu de l’arme nucléaire, choisisse d’abandonner immédiatement cette arme de manière unilatérale en dehors de tout processus de négociation ?

La présence de l’arme nucléaire dans le monde

Cette décision n’aurait pas beaucoup d’impact sur la présence de l’arme nucléaire dans le monde, la France détenant moins de 2 % des arsenaux existants. De plus, dans l’actuel désordre international et tant que l’arme nucléaire existe, on ne peut exclure l’hypothèse que, dans un avenir indéterminé, des puissances hostiles en viennent à y avoir recours pour une attaque ou, plus vraisemblablement, pour un chantage. Un armement nucléaire réduit au minimum peut donc encore jouer à titre temporaire un rôle subsidiaire de réassurance en attendant que les négociations de désarmement permettent son élimination sous contrôle international.

Dès à présent cependant, la reprise des processus de réduction et à terme d’élimination des arsenaux nucléaires est une nécessité politique et morale pour toutes les puissances qui en sont détentrices. De manière unilatérale, il est souhaitable que ces puissances réexaminent le volume et la composition de leur armement nucléaire pour le ramener au minimum indispensable à leur défense. D’importantes marges subsistent pour une réduction du volume de cet armement dans tous les pays qui les détiennent (y compris en France). Les modernisations et accroissements de capacité en cours sont non seulement contraires aux dispositions du Traité de Non-Prolifération mais dépourvus de justification au regard des besoins réels de sécurité des puissances concernées.

Ces puissances (dont la France) devraient par ailleurs réduire, voire lever l’état d’alerte de leurs forces nucléaires. Dans un cadre multilatéral, les parties ont l’obligation juridique et morale de surmonter leurs divergences pour lever les blocages actuels des négociations de désarmement nucléaire (en vue de l’interdiction complète des essais nucléaires, de l’arrêt de la production de matières fissiles à usage militaire ou de la création d’une zone exempte d’armes de destruction massive au Moyen-Orient, par exemple).

Noter que cette position est défendue avec force par de nombreux chrétiens dont Mgr Emmanuel LAFONT, des ONG et des mouvements en France.

Les deux principales puissances nucléaires (États-Unis et Russie) ont pour leur part le devoir de consolider les acquis de leurs accords bilatéraux de désarmement et de progresser vers de nouvelles réductions et mesures de confiance en recherchant de bonne foi un accord sur les points qui les opposent encore, en ce qui concerne notamment les armes défensives.

Le moment venu, les autres puissances nucléaires devront se joindre à elles en vue de réductions coordonnées de l’ensemble des arsenaux existants jusqu’à leur élimination complète et contrôlée. Dans une société internationale de plus en plus interdépendante, il ne paraît pas possible de s’en tenir perpétuellement à des doctrines de sécurité fondées, en dernière analyse, sur la défiance et la menace mutuelles. La communauté internationale doit trouver les voies d’un ordre mondial plus coopératif dans lequel la sécurité et la paix sont recherchées comme un bien commun.