A quoi sert la France ? A quoi sert l’Europe ?
Deux personnalités sont intervenues sur les questions de la politique étrangère de la France et des perspectives européennes lors de la réunion de la commission Justice et Paix de septembre 2012: Mme Nicole Gnesotto, professeur au Conservatoire national des arts et métiers, titulaire de la chaire de l’Union européenne – institutions et politique – et ancienne directrice de l’Institut d’études de sécurité de l’Union européenne, et M. Yann Mens, rédacteur en chef d’Alternatives internationales.
Yann Mens insiste sur la montée en puissance des pays émergents et la question de la prolifération nucléaire militaire qui remettent en cause la position internationale de la France, comme celle des autres pays occidentaux. Ces pays, Brésil, Chine, Inde, Afrique du Sud, voire Russie, selon certains, estiment retrouver leur poids normal par leur forte croissance malgré leurs faiblesses internes. Leur rythme de rattrapage est élevé. Dans les relations et négociations internationales, ils ont acquis un pouvoir d’empêcher les pays occidentaux de faire ce qu’ils souhaiteraient. Lorsque le Brésil et l’Inde se retrouvent dans le même groupe dans les négociations du cycle de Doha, ils ont des intérêts opposés, mais ensemble ils arrivent à bloquer les Occidentaux dont l’ordre colonial appartient au passé, mais qui n’ont pas pris une pleine conscience de la relativisation de leur puissance.
Des vies égales ?
En matière nucléaire, le traité de non -prolifération est, selon Yann Mens, injuste, voire illégitime. Cinq puissances ont le privilège de l’arme nucléaire, Etats Unis, Russie, Grande Bretagne, Chine, France ; les autres, la « plèbe castrée », n’y a pas droit sauf quelques petits malins, Inde, Pakistan, Israël. L’Iran qui a menti sur son programme nucléaire est pour le moment encore en situation intermédiaire. La France justifie sa possession de l’arme nucléaire en affirmant qu’il s’agit pour elle d’une assurance vie. Pourquoi la vie d’un citoyen français serait-elle plus précieuse que la vie d’un citoyen brésilien ou coréen, voire iranien ?
La France, puissance intermédiaire
Dans ce contexte la France apparaît comme une puissance intermédiaire, peu présente en Asie – Pacifique où les choses se jouent, en déclin en Afrique. L’absence de débat interne et parlementaire est manifeste. La diplomatie française est trop timide à l’égard de la société civile dans les pays où elle est présente.
La France a très peu de moyens pour peser seule. Elle serait capable de régler la crise malienne mais elle ne peut plus le faire toute seule. Ses moyens militaires s’étiolent.
Parmi les priorités que la France pourrait se fixer sur la scène internationale, la coopération avec le monde arabe en transformation paraît essentielle. Qu’est-ce que la France peut apporter comme aide à ces pays, dans le cadre en particulier de la politique européenne de voisinage ? En matière d’environnement elle pourrait donner l’exemple sur son propre sol. En matière de ventes d’armes, elle pourrait décider de n’exporter que vers des pays démocratiques. Et est-elle capable de renoncer à l’arme nucléaire, au privilège nucléaire ?
Une triple crise européenne
Pour Nicole Gnesotto la crise européenne n’est pas une crise de l’euro qui va bien et représente 26% des réserves mondiales de change. C’est une crise des finances publiques de certains Etats de la zone euro.
L’Europe est en crise d’identité. Etre Européen, c’est quoi ? Où sont les frontières ? La question n’est pas réglée et les opinions publiques doutent. Et l’élargissement continue : la Croatie va bientôt rentrer ; les négociations s’engagent avec la Serbie et la Monténégro. Il n’y a pas que la Turquie !
L’Europe est en crise de gouvernance. Après avoir ratifié à grand peine, au terme d’un long processus, le traité de Lisbonne on se rend compte qu’il ne sert à rien pour régler la nouvelle crise économique. La zone euro ne dispose pas de structures de gouvernance adaptées. Une vraie crise institutionnelle est là. On ira sans doute vers une nouvelle convention pour élaborer un nouveau traité, mais comment pourra-t-on s’affranchir des contraintes de l’unanimité à 27 ?
Enfin une crise de finalité. On ne sait plus expliquer à quoi sert l’Union européenne. On savait le faire pendant la guerre froide. Certains disent qu’elle est un tremplin pour entrer dans la mondialisation. D’autres disent que c’est plutôt un rempart contre la mondialisation. Le projet et le discours collectif ne sont plus là.
Vingt-sept ne font pas un
Cet ensemble de problématiques explique le désarroi des responsables politiques et des gouvernements. Mais cette transition que vit l’Europe, c’est l’ensemble du monde qui la vit. L’Europe et le monde sont construits de la même manière : une interdépendance croissante et une organisation au niveau économique et une très grande division au niveau politique. Un marché unique européen et 27 états différents, un marché unique de l’Organisation mondiale du commerce et 165 pays.
De plus le poids des évolutions démographiques est ressenti : dans dix ans 1 habitant sur 2 de notre planète sera asiatique. La France a 1% de la population mondiale sur 1% des terres immergées, l’Europe 8% de la population mondiale.
Mais l’Union européenne compte dans le monde. Elle est la première puissance économique avec 20% du PIB mondial et 20% des échanges commerciaux ; elle est la première destinataire des investissements étrangers avec 230 milliards de dollars devant les Etats-Unis à 100 milliards. Deuxième puissance monétaire, son endettement est de 88% du PIB contre 102% aux USA et 200% au Japon. Elle est aussi la première au monde pour l’aide publique au développement et l’aide humanitaire. Mais ces chiffres sont rarement compilés : le plus souvent ils se présentent pays par pays (ndlr, comme pour les médailles olympiques 2012: l’Europe est la première au monde, et de très loin).
La même situation prévaut au G8 et au G20 : l’Europe est très bien représentée dans les enceintes internationales mais ceci ne se traduit pas par une influence politique équivalente, car elle s’y présente en Etats séparés et non comme une entité. A Copenhague, sur la lutte contre le changement climatique, les Etats européens étaient d’accord sur le fond mais ne se sont pas entendus pour une représentation commune ; l’Europe n’était donc pas présente dans la salle des dernières négociations !
L’incapacité de peser dans quelque crise que ce soit est flagrante, comme l’illustre tristement celle du Kosovo. Il n’y a pas aujourd’hui d’institution européenne capable d’influence. Le Conseil se réunit soit sur des questions économiques, soit sur des questions politiques, mais jamais sur les deux au même moment. Les chefs d’Etat ne parlent quasiment jamais de la place de l’Europe dans le monde. Ils débattent de questions très pointues et techniques, jamais sur des grandes questions géopolitiques.
Le scénario de la désintégration européenne
La zone euro est malade. Un pays a triché, la Grèce qui représente 2% du PIB européen et 11 millions d’habitants. La solution envisagée par l’Allemagne est de la faire sortir puis de la réintégrer quand elle ira mieux. Si la Grèce ne pèse pas, on lui a quand même donné 150 milliards d’euros sans que son gouvernement ait réellement entrepris les réformes nécessaires. Techniquement il est possible de faire cette manœuvre mais ses effets sont inconnus. Y aurait-il un risque de contagion ? L’Espagne pèse 11% du PIB européen, l’Italie 17 % ; à eux deux ces pays représentent le poids de l’Allemagne. Si un effet de domino s’enclenchait à la suite de la sortie de la Grèce, il y aurait un risque de désintégration de l’Europe. Par ailleurs l’Allemagne est très exposée à la dette grecque : 80 milliards contre 45 pour la France Le paradoxe de ce scénario est que le problème grec est quantitativement marginal mais que ses conséquences sont inconnues.
Le scénario du statu quo européen
Cela consiste à courir derrière les marchés, à gérer pour vouloir revenir à la situation d’avant crise. On fait tout pour garder les fondamentaux de l’Europe : l’euro, la souveraineté des états et la pureté des critères de Maastricht. C’est la restauration. Mais le retour de la croissance est utopique : c’est bon pour les pays émergents, pas pour la vieille Europe. Or tous les Etats veulent cela, qui est inefficace quoique consensuel. Le risque, c’est l’échec. Avec un risque d’effondrement démocratique des Etats. La technocratie a supplanté la démocratie. Les risques existent de mouvements populistes d’extrême droite en Grèce, à moins que cela ne soit les colonels, d’un régime communiste en Espagne. La montée de l’extrême droite est forte : Hongrie, Roumanie, Pays-Bas, pays nordiques, France.Peut-on même parler de risque de clash de civilisation entre le nord et le sud ? De ruptures des solidarités créées par les fonds structurels européens quand l’Europe du nord voit celle du sud comme corrompue ?
Ce scénario de la continuité a la faveur des chefs d’Etats mais il ne fonctionne pas et détruit la cohésion.
Le scénario du rebond par l’intégration
Pour sauver l’Europe il faut plus d’Europe, sortir par le haut, donc plus d’intégration, à commencer par le pacte budgétaire qui doit être ratifié par au moins 12 pays de la zone euro.
Des propositions en faveur du fédéralisme européen se répandent : un seul président à la tête de l’Europe élu au suffrage universel ; la représentation unique dans les instances internationales ; les eurobonds, la supervision par la Banque centrale européenne des 6 000 banques. Les quatre présidents des plus grandes institutions européennes ont fait un rapport pour les chefs d’Etat qui va dans ce sens. La pensée fédérale est à nouveau en mouvement, même si la Grande Bretagne est et restera en marge car depuis toujours elle rejette tout projet d’intégration. Les Tchèques aussi. Les autres pays d’Europe centrale auront du mal à résister à un accord entre les grands, même si les relations entre la Pologne et l’Allemagne ne sont pas faciles.
Mais, pour Mme Merkel, la mutualisation des dettes doit être une conséquence du processus d’intégration politique : on commence par l’Europe politique et ensuite on aboutit à une union budgétaire. Les Français disent l’inverse.
Les Allemands ont demandé un nouveau traité de discipline budgétaire pour participer aux mécanismes de sauvetage de l’euro. Mais le pacte budgétaire n’est pas un traité fédéral, c’est un traité entre les Etats. De plus, en dehors de l’Allemagne les opinions publiques ne comprennent pas ces nouvelles contraintes.
On ne peut pas progresser vers le fédéralisme en restant au niveau de la technique budgétaire. Un fédéralisme est politique ou il n’existe pas.