La libra de Facebook suscite beaucoup d’interrogations… (1/2)

Facebook vient de publier le Livre Blanc présentant son projet de monnaie privée mondialisée, la libra : neuf pages de belles phrases pour alimenter les médias et leur épargner d’aborder les sous-jacents politiques, éthiques et sociaux de l’aventure.

Nous entrons dans une période où les géants du numérique se sentent en capacité de révolutionner notre quotidien en simplifiant nos échanges monétaires habituels. Les institutions, à commencer par l’État, paniquent. « Les règles des banques centrales seront applicables » déclare le gouverneur de la Banque de France. Notre Président demande au G20 de créer une task-force internationale. Faut-il décapiter l’hydre avant qu’elle ne soit lâchée dans la nature ?

Pourtant la révolution est en marche : les banques en ligne prospèrent, tandis que leurs ancêtres ferment leurs guichets. Des « applis » permettent aux migrants d’envoyer, à moindre frais, de l’argent à leur famille. Les réseaux sociaux chinois offrent déjà des services de paiement.  Bercy prépare les esprits à une économie sans billets de banque, à une monnaie accessible par clics et à l’enregistrement par le fisc des transactions réalisées…

La blockchain

 

Cette révolution repose sur la technologie blockchain jugée subversive car en open source et non réglementée. Il s’agit simplement d’un pipeline numérique au sein duquel les cryptomonnaies et les autres actifs cryptographiques sont échangés. Cette technologie est dite décentralisée, car les transactions y sont traitées et vérifiées par un essaim d’ordinateurs indépendants, plutôt que par un centre unique tel qu’une banque centrale. Cette décentralisation rend le système moins vulnérable aux actes de piratages ou aux tentatives de blocage, mais elle requiert du temps : la blockchain du bitcoin, par exemple, ne peut traiter que 5 transactions par seconde, quand le réseau Visa fait 300 fois mieux.

Grâce à son initiateur, le bitcoin, la blockchain a prouvé l’inaltérabilité des données échangées entre deux personnes. Nul besoin de tierces interventions d’authentification (témoin, notaire) et de conservation (banque) ; d’où un coût d’échange quasi nul et une échappatoire aux contraintes réglementaires.  Contrairement aux idées reçues, même dans la version la plus pure de la blockchain, émetteur, récepteur et données sont identifiables. Dire que les « cryptos » sont les « monnaies des truands » évite aux États d’avouer qu’ils n’ont pas une police et des organes de contrôle compétents en informatique de pointe.

Le bitcoin a fait son nid sans coûter grand-chose à la société. Ces cinq dernières années, sont nées quelques centaines de cryptomonnaies, d’aucunes se prétendant plus aisées à manipuler grâce à quelques entorses au protocole de la blockchain.

La libra

La libra en serait une des plus abouties : par des techniques heuristiques non dévoilées, elle aurait réussi à augmenter d’un facteur impressionnant (non déclaré) le nombre de transactions par seconde. Augmenter la vitesse tout en gardant la sécurité décentralisée de la blockchain originale est un prérequis pour servir un marché potentiel de deux milliards d’utilisateurs captifs, car déjà « accros » à Facebook. Cela suppose une prouesse de logique. En attendant, des experts en cryptographie décrivent la libra comme un projet présenté de manière trompeuse tant sur le plan technique (pas de décentralisation de la blockchain avant au moins cinq ans) qu’éthique (le revenu des nœuds – les centres de contrôle du trafic internet – revient aux associés qui auront mis à disposition du projet leurs propres infrastructures).

Parrainages

L’arrivée en fanfare de Facebook dans le monde feutré de la monnaie est parrainée par un orchestre de 27 membres fondateurs, dit « groupe de travail », composé d’acteurs majeurs de la Fintech, « chargés de guider l’évolution de l’écosystème » ; parmi les membres de l’association Calibra basée à Genève, on trouve : (i) des spécialistes de la blockchain ; (ii) des opérateurs télécom (Vodafone, Free) ; (iii) des réseaux de paiement (Visa, Master Card, PayPal, etc.) ; (iv) des services de vente en ligne (Uber, Booking, eBay, etc.) ; (v) des sociétés d’investissement et de capital risque de premier ordre ; et même (vi) des ONG (Creative Destruction Lab, Kiva microcrédit, Mercy Corps et Women’s World Banking).

Le principal opérateur décideur et financeur reste Facebook. Il transpose sur le terrain monétaire son modèle de publicité : le service est gratuit pour les utilisateurs mais les informations glanées grâce à l’analyse des achats – les profils des consommateurs – seront vendues tandis que les produits ou services achetables en libra génèreront des transactions peu onéreuses pour les acheteurs comme pour les vendeurs. Le lancement de la libra est une affaire de communication à l’échelle mondiale pour convaincre d’effectuer les opérations facilement sur cette « market place » globale qui « snobe » les institutions traditionnelles de la finance.

 Le prochain article abordera les interrogations que suscite la libra : sa gouvernance privée, sa régulation par les autorités monétaires, la sécurité des ordres de paiement, la stabilité de sa valeur, etc.  Qui sont les gagnants et perdants potentiels de cette vaste entreprise de « destruction créatrice » ?

Cet article doit beaucoup à Jérôme Rouer, informaticien et auditeur, expert spécialisé en sécurité informatique.