La Libra de Facebook suscite beaucoup d’interrogations… (2/2)

Deux mois se sont écoulés depuis l’annonce en fanfare de la création de la Libra, une nouvelle cryptomonnaie créée à l’initiative de Facebook, censée devenir opérationnelle en 2020.

 

A la pléthore d’articles commentant cet événement, a succédé un long silence qui vient d’être rompu par un article du « Financial Times »[1] laissant entendre que plusieurs des parrains de cette nouvelle monnaie envisageaient de se désengager du projet.

Des arguments exagérés

  1. Facebook a présenté Libra comme une cryptomonnaie utilisant une blockchain programmable et décentralisée. En fait, il s’agit plutôt d’une simple structure de données qui enregistre l’historique des transactions, sans avoir tous les attributs d’une véritable blockchain. Pour l’économiste Nouriel Roubini, « cela n’a rien à voir avec la Blockchain. Entièrement privé, contrôlé, centralisé, vérifié par un petit nombre de nœuds autorisés.  Est-ce crypto ou blockchain ? Non »
  2. La gestion de la Libra n’est pas véritablement décentralisée car seuls les partenaires du projet auront le pouvoir de valider les transactions. Ce n’est qu’après cinq ans qu’une transition est envisagée vers un système vraiment décentralisé ne requérant pas de permissions.
  3. L’argument que la Libra facilitera les paiements transfrontaliers est correct, mais il existe déjà nombre de solutions (Transferwise, Revolut, Azimo) utilisant la fintech pour abaisser leur coût.
  4. Facebook prétend que la Libra a pour vocation d’aider le 1,7 milliard d’adultes non-bancarisés à accéder à des services financiers, mais comment ceux-ci achèteront-ils des Libra ?  Et ceux qui résident dans des pays fragiles ne seront-ils pas confrontés aux restrictions de change imposées par les autorités pour défendre leur monnaie vulnérable ?
  5. Enfin, dans la mesure où a Libra sera indexée sur un panier de devises et adossée à des avoirs dans ces devises, elle aura plutôt les attributs d’une « stable coin »[2] que ceux d’une cryptomonnaie fluctuante comme le Bitcoin. C’est un « pétard mouillé, plus proche de Paypal que d’une cryptomonnaie», selon Antoine Poinsot, un des fondateurs de Crypto Lyon, une communauté française qui traite des monnaies virtuelles.

Mais c’est probablement Sarah Jamie Lewis, directrice d’Open Privacy, qui résume au mieux les craintes suscitées par le projet : « [je suis] impatiente d’avoir une cryptomonnaie qui combine l’éthique d’Uber, la résistance à la censure de PayPal, le centralisme de Visa, le tout dans le respect de la confidentialité dont a fait preuve Facebook. »

La contre-offensive des autorités

Elle porte sur quatre arguments :

  • Le thème du respect de la vie privée et de la protection des consommateurs a été repris par les autorités chargées de la protection des données : celles des États-Unis, de l’Union Européenne, du Royaume-Uni, de l’Australie et du Canada ont émis un communiqué commun très sévère enjoignant Facebook à répondre à leurs préoccupations ;
  • La crainte de voir le réseau de paiements utilisé à des fins de blanchiment d’argent, de financement du terrorisme et d’évasion fiscale a été exprimée par le ministre américain des finances ;
  • Le risque d’un abus de position dominante a conduit la Commission Européenne à enquêter sur un éventuel comportement anti-concurrentiel tandis que des parlementaires américains réclament le démantèlement de Facebook ;
  • Enfin, l’inquiétude majeure, exprimée par le Ministre français des finances, serait de voir la Libra outrepasser son rôle de moyen de transaction pour devenir une monnaie souveraine, car : « Une société privée ne peut pas et ne doit pas créer une monnaie souveraine qui pourrait rentrer en concurrence avec les monnaies des États. C’est aux banques centrales d’assurer le rôle de prêteur en premier et en dernier ressort. »

La prudence des autorités face à cette initiative qui bouscule l’ordre établi va certainement entraîner des retards dans la mise en œuvre du projet et il est peu probable que le lancement de ce nouveau moyen de paiement puisse intervenir en 2020 comme prévu.

Le paradoxe

Alors que les banques centrales observent avec attention l’incursion de Facebook dans les moyens de paiements, il est paradoxal de les voir s’engager, elles aussi, dans la voie des monnaies dématérialisées !  La Chine prépare activement une version digitale du Yuan qui sera accessible via l’ Internet et lui permettra de contourner le système bancaire occidental.  Quant au Gouverneur de la Banque d’Angleterre, Mark Carney, il suggère de remplacer le dollar par une nouvelle monnaie numérique – une « new Synthetic Hegemonic Currency » — portée par une coalition internationale de banques centrales.  Une telle monnaie aurait l’avantage de « réduire l’influence dominante du dollar U.S sur le commerce mondial ».  Il constate aussi que « le coût relativement élevé des paiements domestiques et transfrontaliers encourage l’innovation et incite de nouveaux acteurs utilisant de nouvelles technologies à offrir des services de paiement de détail à moindre coûts et plus pratiques ».

Quelque soit son destin, la Libra aura donné un coup de pied dans la fourmilière et obligé les régulateurs à repenser leur mode de fonctionnement.

 

[1] Financial Times du 23 août 2019 : “Facebook’s Libra backers look to distance themselves from project”

[2] Stable coin : une monnaie électronique dont la parité correspond à une monnaie nationale de référence utilisée pour faciliter les transferts de fonds.