Migrations : questionner les chiffres et leur interprétation.

La « crise » migratoire en Europe se noue entre chancelleries, partis politiques, organisations internationales et ONG, par médias interposés. Les universitaires ne sont pas en reste : ils lancent régulièrement études, tribunes et chiffres, dans un maelstrom d’informations et de décisions contradictoires.

Derrière ces batailles de données, il faut voir des luttes d’influence. En effet, qui définit la réalité se positionne pour en décider. Questionnons donc quelques données, ce qu’elles disent (ou non) de la réalité, mais aussi de ceux qui les énoncent. Chacun exhibe ses chiffres et, pour les journalistes, les chercheurs ou les hommes politiques sérieux, leurs sources. Ces dernières, les plus indiscutables possibles (INSEE, Eurostat), sont largement institutionnelles. Les chercheurs dépendent d’organismes comme le HCR (Haut Commissariat des Nations unies pour les Réfugiés), l’OIM (Organisation Internationale pour les Migrations) ou encore FRONTEX (Agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes). Ils ont appris à scruter et à croiser leurs données pour produire du sens. Cependant, certaines deviennent des objets, voire des bombes, politiques : la donnée technique se transforme alors en projectile qui, dans sa trajectoire médiatique, perd sa méthodologie, sa définition et son contexte d’émergence.

Chaque chiffre, un agrégat : premier exemple

Prenons un premier exemple, récent : L’OFPRA a annoncé que la France avait reçu plus de 100.000 demandes d’asile en 2017, un cap « historique », selon l’agence elle-même et plusieurs médias. Pourtant cette « barre » ne signifie rien de particulier. La croissance du nombre de demandes est, en effet, régulière depuis plusieurs années et correspond, mis à part le cas spécifique des Albanais, à des personnes fuyant les crises du Moyen-Orient, d’Afrique et d’Haïti.

Ce chiffre inclut les premières demandes, les réexamens, les réouvertures de dossiers clos et chaque mineur accompagnant un demandeur d’asile. Les premières demandes seules représentent 73.000 cas, chiffre record qui, selon l’OFPRA, n’inclut pas, en principe, les « dublinés »[1], qui ne peuvent déposer une demande d’asile en France. Toutefois, dans une étude comparée des chiffres de l’OFPRA et du Ministère de l’Intérieur, la Cimade, elle, affirme que le chiffre de l’OFPRA inclut plus de 16.000 « dublinés requalifiés », qui ont pu intégrer la procédure d’asile (normale ou accélérée).

Sur le fond, ce « record » ne peut s’apprécier sans prendre en compte le taux global de reconnaissance des réfugiés (36 % en 2017 en baisse de 2 %) ni, surtout, la part croissante de la protection subsidiaire[2]. En 10 ans, elle est passée de 8 % à 42 % des protections accordées par l’OFPRA. Le statut de ces protégés subsidiaires reste fragile, et leurs droits sont plus limités que ceux des réfugiés : par exemple, le principe d’unité de la famille ne s’applique plus à eux depuis 2008. Beaucoup font appel pour obtenir le statut de réfugiés et sortir de ces limbes juridico-administratives. La qualité de la protection française s’est donc fragilisée posant la question de l’intégration.

Enfin, ces données brutes, non rapportées à la population, ne permettent, ni d’appréhender l’effet de ces arrivées sur la société, ni de nous comparer avec nos voisins européens.

La confusion qui règne autour de la question des dublinés met en évidence l’impact de changements politiques ou méthodologiques sur les données chiffrées. Ces changements sont en général renseignés par les chercheurs, plus rarement par les médias, quasiment jamais par les acteurs politiques. Ils sont pourtant essentiels pour comparer et interpréter l’évolution des courbes. Par exemple, l’enregistrement à titre personnel des enfants mineurs accompagnant les demandeurs d’asile, commence en 2002. Ou encore, l’OFPRA compte les enfants mineurs des réfugiés, devenus majeurs, dans l’estimation des personnes sous sa protection, depuis 2009. En même temps, l’agence reconnaît qu’il est difficile d’estimer exactement le nombre de personnes qui sortent chaque année de son giron. Comme pour les dublinés, il y a des zones de flou. Les données restent des estimations qui, parfois, en disent autant sur l’agence que sur les migrants.

Car il est important de souligner les enjeux qui sous-tendent les discours de l’OFPRA. Responsable de l’examen des demandes d’asile, l’agence doit se montrer à la hauteur du défi et justifier du bon usage des ressources allouées. Son directeur, Patrice Brice, en souligne l’efficience : 115.000 dossiers traités en 2017 (plus 30%) et dans le même temps réduction du nombre de cas en instance, insistant sur la capacité de l’organisation à accélérer les procédures, comme l’exige le gouvernement. Ce qui se joue dans ce chiffre historique, c’est donc aussi une posture institutionnelle. Dans des sociétés qui se veulent scientifiques, produire du chiffre reste une dimension clé de la crédibilité. Produire des données précises sur les migrations, c’est, pour l’OFPRA, FRONTEX ou le HCR, aller au-delà de l’illustration et montrer que l’on connaît bien la réalité dont on est chargé, à défaut de la contrôler.

La danse des chiffres, des comparaisons et des évolutions : deuxième exemple

 Un chiffre seul parle relativement peu. Alors on le compare à d’autres, on parle évolutions, on dessine des courbes et, surtout, depuis quelques années, on produit de l’infographie. Examinons donc un deuxième « record », les 68,5 millions de migrants forcés annoncés par le HCR en 2018 :

Comme le montre le schéma ci-dessus, ce chiffre est également un agrégat. Il inclut réfugiés, demandeurs d’asile, et surtout personnes déplacées internes. À l’aide d’autres graphiques, le HCR insiste sur l’origine et la répartition spatiale inégale de ces personnes. Enfin, pour aider le lecteur à mieux percevoir le drame de la situation, on précise que 44.000 nouvelles personnes fuient chaque jour conflits et persécution.

L’infographie met en épingle quelques chiffres pour marquer les esprits. Cet outil de visualisation, de comparaison, pédagogique, est surtout politique. Là encore, il est nécessaire de questionner ces données et leur présentation. Comme dans le cas des 100.000 demandes d’asile de l’OFPRA, les chiffres sont absolus et non relatifs (comparés à la population mondiale ou à celle de pays). Or, François Héran le souligne très justement, toute comparaison sur l’accueil des migrants requiert un travail sur des chiffres rapportés aux populations : l’impact socio-économique d’un million de réfugiés syriens n’est pas le même au Liban, en Turquie ou en Allemagne. Dans le contexte européen, la France a été le deuxième pays en matière de dépôt de demandes d’asile en 2015 et 2016, loin derrière l’Allemagne. Mais rapporté à sa population, la France tombe à la 16e place, en deçà de la moyenne européenne.

En outre, il est important de revenir aux chiffres-mêmes. Par exemple, il est généralement accepté que le nombre de personnes déplacées internes n’a cessé d’augmenter depuis 20 ans, et particulièrement ces dernières années au Moyen-Orient. Mais il est difficile de s’avancer sur des évolutions à plus long terme. En effet, le premier recensement mondial du nombre de déplacés ne date que de 1998. Qu’en était-il dans les années 1950 et 1960, à l’époque de la décolonisation, de la guerre d’Indochine, du Vietnam, de l’apartheid, etc. ? Faisait-on la différence entre fuite pour cause de persécution, catastrophe environnementale, exode rural ? Peu de données étant accessibles, les graphiques sur le long terme ont des bases scientifiques fragiles.

Précisons encore : les premières estimations globales du nombre de déplacés dans le monde ne prenaient pas en compte les victimes de désastres environnementaux, sauf s’ils étaient combinés à une persécution étatique. Aujourd’hui les approches ont changé. Pour 2017, l’Internal Displacement Monitoring Centre (IDMC) estime à plus de 18 millions le nombre de personnes nouvellement déplacées par des catastrophes environnementales, dont presque 4,5 millions en Chine et plus de 3 millions aux Philippines. Enfin, se pose toujours la question de la sortie des personnes des statistiques (la fin du déplacement). L’IDMC reste flou sur le sujet et semble dépendre de données fournies par les gouvernements et le HCR. Or les critères de définition d’une fin de statut de déplacé interne varient arbitrairement selon les pays et le HCR reste également peu clair sur le sujet. De fait, des pans entiers des compilations globales sont fragiles ce qui n’empêche pas des chiffres « records » d’être publiés.

 Conclusion : la métaphore du liquide

 Les chercheurs plaident pour un usage non politicien des nombres, afin de mieux comprendre, répondre, voire anticiper, les crises migratoires. Les exemples ci-dessus incitent à la prudence.

Mais les scientifiques, s’ils maîtrisent les statistiques, sont parfois piégés par … les mots. Car les discours migratoires ne reposent pas seulement sur des données. L’anthropologue David Turton a souligné que le langage dominant des migrations se construit sur une métaphore puissante touchant l’ensemble de la production politique et scientifique : la métaphore du liquide. Ne parle-t-on pas toujours de vagues de réfugiés, de capacités d’accueil, de trop-plein ? Même François Héran, dans sa leçon inaugurale au Collège de France, a distingué la déferlante migratoire de ces dernières années d’une lame de fond que prépareraient éventuellement des évolutions démographiques. Or, cette métaphore induit une naturalisation du phénomène migratoire. Tout devient masse, phénomène naturel (voire catastrophe naturelle). Centrés sur les questions d’étanchéité, de maîtrise des flux, on en oublie que plus de 95 % des populations du monde choisissent de vivre dans leur pays (ce que F. Héran rappelle). Mais on oublie surtout que les migrations sont affaires de décisions personnelles et familiales ; qu’elles sont faites de multiples trajectoires, chacune unique ; enfin que l’accueil est une responsabilité qui se pose à chacun, chacune. En tant que personne humaine, voisin, prochain.

[1] « Dublinés » : selon le « règlement Dublin III » (26 juin 2013), les demandeurs d’asile doivent déposer leur dossier dans le premier pays européen où ils sont entrés.

 

[2] Depuis 2003, elle est accordée pour un an (renouvelable) à des personnes qui ne rempliraient pas les conditions de l’asile mais néanmoins ne pourraient être renvoyées dans leur pays, souvent pour cause de guerre.