L’Europe face aux défis de la criminalité organisée
- Résumé
La criminalité organisée est un problème croissant de politique de sécurité en Europe. Les diverses méthodes utilisées par les différentes formes d’organisation du crime organisé, ainsi que la menace étendue et le potentiel destructeur de leurs activités, ne sont pas seulement des défis criminologiques, mais posent également d’énormes défis aux sociétés et aux États européens. Dans cette déclaration, une association de commissions européennes Justice et Paix demande donc que l’endiguement et la lutte contre la criminalité organisée soient considérés comme un défi pour la société et la politique dans son ensemble.
- Catalogue de revendications
En tant que Commissions européennes Justice et Paix, nous appelons à de larges alliances nationales et européennes contre le crime organisé de la part des politiques, des forces de l’ordre, de la société civile et des églises. De notre point de vue, les mesures suivantes sont urgentes pour combattre efficacement le crime organisé en Europe :
- Lancer un processus au sein de l’Europe pour créer une définition contraignante de la criminalité organisée sur une base interdisciplinaire et examiner régulièrement son efficacité.
- Renforcer la collaboration internationale dans la lutte contre la criminalité organisée, y compris le partage des renseignements, l’harmonisation des lois et les opérations conjointes visant à démanteler les réseaux criminels transfrontaliers.
- Souligner l’importance de remédier aux faiblesses institutionnelles systémiques.
- Mettre en place une stratégie européenne multilatérale et transversale qui harmonise, intègre et regroupe les efforts locaux, nationaux et internationaux, car les réseaux de criminalité organisée ne reconnaissent pas les frontières nationales, ce qui est une question particulièrement sensible aux frontières extérieures de l’UE. Les plates-formes d’échange existantes ou nouvellement créées doivent être mises en mesure d’enregistrer les formes de criminalité organisée qui évoluent de manière dynamique afin d’adapter les réactions politiques, policières, etc.
- Améliorer le cadre juridique et accroître les capacités d’Europol à lutter contre la nature transnationale de la criminalité organisée. Cela devrait inclure des cadres améliorés de partage de données et des outils technologiques pour suivre et traiter les réseaux criminels en évolution – par exemple avec Interpol.
- Intégrer la lutte contre la criminalité organisée comme une question transversale dans les politiques nationales et européennes. Cela signifie que cette question devrait être systématiquement prise en compte dans les considérations conceptuelles sur l’orientation des politiques de développement, économiques, sociales, éducatives et d’intégration, par exemple.
- Mettre en place des tables rondes régulières réunissant divers groupes et institutions aux niveaux politiques européen et national concernés par le problème, afin d’échanger des informations et des expériences, de discuter des mesures et initiatives nécessaires ou utiles et d’élaborer des recommandations appropriées à l’intention de la société, des décideurs politiques et des autorités.
- Améliorer la prévention par l’information, l’éducation et la sensibilisation. À cette fin, nous devons financer et promouvoir des projets et des institutions qui s’engagent à atteindre cet objectif. Dans ce contexte, nous devons également promouvoir ou créer des organisations qui mettent en œuvre des mesures de développement personnel afin de renforcer la résilience de l’ensemble de la société à moyen et à long terme.
- Mener ce combat avec les victimes de la criminalité organisée, y compris les migrants et les autres personnes qui ont été victimes de la traite des êtres humains ou contraintes à des activités illégales. Elles doivent être protégées. Bien prises en charge, elles pourraient fournir des informations privilégiées inestimables sur les organisations criminelles, contribuant ainsi à la lutte contre la criminalité organisée.
- Étudier des programmes d’intégration complets pour faciliter l’accès des migrants – principalement non européens – à l’éducation, à la formation linguistique et au marché du travail afin de réduire de manière significative la marginalisation économique et de promouvoir l’inclusion. Même si la situation souvent plus que précaire des migrants les rend très vulnérables à la criminalité organisée, il est important de résister à la tentation de les stigmatiser automatiquement comme auteurs de crimes.
- Examiner si et comment la publicité et la propagande pour des pratiques nuisibles telles que la consommation de drogues, les jeux d’argent, la pornographie et la prostitution forcée peuvent être interdites dans les médias, étant donné que ces pratiques et bien d’autres contribuent souvent de manière significative au développement et au financement des organisations criminelles.
- Encourager la réflexion sur la justice réparatrice et la réhabilitation dans le cadre du processus judiciaire. Donner la priorité à la résilience et à la solidarité de la société, à la guérison et à la réconciliation, parallèlement à l’obligation de rendre des comptes, en veillant à ce que les victimes, les délinquants et les communautés concernées fassent partie intégrante du processus.
- Nous appelons les Eglises et leurs organisations à utiliser toutes les opportunités, par exemple pour sensibiliser à l’importance socialement destructrice de la criminalité en col blanc. Les évêques et les prêtres devraient souligner publiquement l’incompatibilité du crime organisé avec les valeurs chrétiennes, en utilisant l’excommunication comme un outil moral et spirituel pour souligner l’opposition de l’Église aux organisations criminelles.
- Dans leurs propres structures, les Eglises doivent se positionner à tous les niveaux comme alliées des personnes, initiatives ou organisations qui s’opposent au crime organisé. Elles doivent être informées des points vulnérables de leurs activités et se prémunir contre les influences criminelles. Les activités économiques des Églises ne doivent pas promouvoir ou permettre le crime organisé, ni présenter elles-mêmes des caractéristiques criminelles, car elles font partie des manifestations de la structure du péché. Les institutions liées à l’Eglise, y compris les organisations d’aide et les institutions financières, devraient adhérer à des normes éthiques strictes afin d’éviter toute complicité avec le crime organisé ou tout soutien indirect à celui-ci. Pour promouvoir la transparence et l’intégrité, nous demandons que des audits réguliers soient effectués.
- Contexte
L’Europe est actuellement confrontée à de nombreuses menaces pour sa sécurité, son intégrité et sa cohésion, tant de l’intérieur que de l’extérieur. Face à ces menaces, dont beaucoup sont visibles par tous, un danger partiellement caché opère et se développe : la criminalité organisée.
En l’absence d’une définition généralement applicable, il est très difficile de définir exactement ce que l’on entend par crime organisé. Sur la base d’une description d’Europol, il est au moins possible d’illustrer ce que la criminalité organisée peut englober : Il s’agit avant tout de réseaux ou de groupes criminels actifs dans de nombreux domaines. Tout comme les domaines d’activité, les méthodes sont extrêmement diverses. En règle générale, elles incluent la corruption et les formes d’exercice du pouvoir et de la violence.
La perception sociale et politique de la menace potentielle que représente la criminalité organisée varie considérablement en Europe. Alors que dans certains pays, le problème est presque évident et qu’il existe de nombreuses approches gouvernementales et sociales pour s’y attaquer, dans d’autres pays, la lutte contre ce phénomène est très limitée. L’une des raisons en est que la prise de conscience du problème n’est souvent pas suffisamment développée ou qu’il y a un manque de volonté politique. Le sentiment que la criminalité organisée est le problème de quelqu’un d’autre peut souvent prévaloir. Or, c’est une grave erreur d’appréciation. La criminalité organisée est à la fois un problème mondial et un problème européen croissant, et aucun État ne peut s’exonérer de la tâche de relever les défis qu’elle soulève, d’autant plus que l’une des principales caractéristiques de cette forme de criminalité est qu’elle opère à l’échelle transnationale.
Si l’endiguement de la criminalité organisée exige un effort commun de la part de l’ensemble des États européens, elle n’a pas qu’un seul visage. Il existe des différences considérables dans ses caractéristiques, car les organisations criminelles opèrent de multiples façons et savent exploiter les différentes circonstances de leurs zones d’activité respectives (c’est-à-dire les couches territoriales telles que les zones nationales et régionales, rurales et urbaines, les zones frontalières et l’intérieur des terres). Cela explique également l’ampleur et la profondeur de leur pénétration dans les sociétés concernées. Cette complexité rend très difficile l’endiguement et la lutte contre la criminalité organisée, car les activités criminelles ne se déroulent pas uniquement dans ce que l’on appelle le « monde souterrain ». Au contraire, les auteurs de crimes dans toute la société et dans toutes les classes sociales sont impliqués volontairement ou à leur insu. Par exemple, ils proviennent également des structures politiques nationales et locales, et sont souvent liés aux réseaux de renseignement qui subsistent sous les anciens régimes.
La criminalité organisée se caractérise souvent par le fait que la frontière entre les sphères illégales et légales, entre la « pègre » et la « société », est brouillée par la création de dépendances, voire d’alliances, entre les deux domaines. Il n’est pas rare, surtout dans les pays en transition, que des activités criminelles soient menées conjointement dans le cadre de ce que l’on appelle les partenariats public-privé. Dans ce cas, l’argent passe des fonds publics aux poches privées de manière non transparente et criminelle, et les services publics sont corrompus. Cette interdépendance conduit souvent à une situation paradoxale : d’une part, de nombreuses sociétés souffrent des activités de la criminalité organisée et, d’autre part, certains acteurs de la criminalité organisée sont en mesure d’obtenir un certain degré de tolérance sociale. En outre, ils peuvent même occuper de hautes fonctions publiques et bénéficier de l’approbation ou du soutien du public en exploitant habilement ces alliances officielles et officieuses, en se présentant comme des bienfaiteurs sociaux. Il n’est pas rare que ces alliances obscures s’approprient des missions originelles de l’État telles que la sécurité, la santé, l’élimination des déchets, la protection et l’ordre, entre autres, en utilisant des fonds publics à des fins privées.
L’Église catholique, en particulier sous la direction du pape François, a condamné sans relâche la criminalité organisée, la dénonçant comme un grave fléau moral et social qui porte atteinte à la dignité humaine et au bien commun. Le pape François a explicitement excommunié les membres de la mafia, déclarant en 2014 : « Ceux qui, dans leur vie, suivent cette voie du mal, comme le font les mafiosi, ne sont pas en communion avec Dieu. Ils sont excommuniés. » Sa position ferme considère le crime organisé non seulement comme un problème juridique, mais aussi comme une violation profonde de la justice divine et des valeurs chrétiennes telles que le bien commun, la solidarité et la justice. Il a appelé à une coopération mondiale pour lutter contre ces réseaux transnationaux, soulignant que ces crimes exploitent les dysfonctionnements institutionnels et les vulnérabilités sociétales. Le pape François a également souligné le coût humain considérable de la criminalité organisée, la décrivant comme une force qui inflige des souffrances à des victimes visibles et invisibles, dont la dignité et les droits doivent être protégés.
Le potentiel de destruction sociale massive de la criminalité organisée devient particulièrement clair dans le contexte de l’enseignement social-chrétien : la plupart des formes de criminalité organisée vont de pair avec des violations flagrantes de la dignité humaine et les violations les plus graves des droits de l’homme. Ces phénomènes doivent être considérés comme des manifestations flagrantes de structures de péché invisibles mais actives. Cela est évident dans le cas des meurtres et des assassinats qui violent le droit à l’intégrité physique ou le droit fondamental à la vie. Ce cas est particulièrement délicat lorsque des réseaux criminels sont présents dans les domaines sensibles de la santé, de l’éducation, de la culture et des médias. Le trafic de drogue, en plus d’empoisonner les individus et la société et de les rendre incapables de fonctionner normalement, méconnaît le droit à la santé. Celui-ci est également mis en péril de manière inconsidérée dans le cas de l’élimination illégale de déchets toxiques, de la contrefaçon de médicaments, du non-respect délibéré des règles de sécurité dans le secteur de la construction ou encore de la prostitution forcée de femmes et d’hommes ou de l’abus commercial d’enfants ou d’adolescents. Une forme particulièrement perfide d’exploitation des enfants et des femmes est la maternité de substitution forcée, qui sert principalement des fins commerciales, ou le trafic d’enfants, en particulier en provenance de pays non européens, en vue de les proposer à l’adoption. Nous mentionnons aussi explicitement la criminalité financière organisée, qui est le fait de criminels organisés sur tous les continents et qui a pris de l’ampleur grâce aux nouvelles technologies. La gravité de la criminalité financière a un impact socio-économique et est souvent liée à la criminalité violente, voire au terrorisme.
La caractéristique commune est qu’il est toujours accepté que des personnes soient blessées – physiquement ou émotionnellement, à court terme ou de manière permanente – et dans des cas extrêmes, qu’elles meurent. Les personnes sont instrumentalisées dans la recherche du profit ou de la dépendance. L’instrumentalisation touche non seulement les victimes, mais aussi les auteurs de crimes. Dans ces actes criminels, tout le monde est victime, car il n’y a rien d’acceptable ou de souhaitable dans ces actes. C’est pourquoi la criminalité organisée est presque toujours dirigée contre le cœur même des droits de l’homme, à savoir la dignité humaine.
Tout cela nécessite une compréhension élargie de la sécurité, qui devrait être élargie pour inclure les aspects centraux de la sécurité humaine et doit intégrer une nouvelle relation entre la sécurité intérieure et extérieure. En effet, il ne s’agit pas seulement de la menace que représente la violence physique directe pour la sécurité individuelle, mais aussi des risques de sécurité tels que les dangers pour la santé, la destruction de l’environnement ou les problèmes sociaux qui menacent ou détruisent la vie humaine et la coexistence pacifique des peuples. Nous ne devons pas ignorer ou minimiser les dommages causés par la criminalité organisée à l’ensemble de la création. Le monde qui nous entoure est affecté, voire détruit, par exemple par le commerce d’espèces animales et végétales menacées, la dévastation illégale de zones naturelles protégées, l’exploitation illégale ou apparemment légalisée de ressources naturelles par la corruption, le braconnage, le déversement d’eaux usées toxiques dans des masses d’eau ou le déversement de pétrole et de substances toxiques dans ces masses d’eau.
L’endiguement et la lutte contre la criminalité organisée doivent être une question politique transversale et une question sociale plus large. Il ne suffit pas de laisser la lutte contre cette forme de criminalité à la seule police ou aux seuls tribunaux, dont les actions dans une atmosphère de criminalité organisée ne correspondent souvent pas aux exigences de l’action légale, mais plutôt aux attentes des groupes d’intérêt. C’est pourquoi toute société concernée doit sérieusement s’interroger sur la manière dont elle profite, consciemment ou non, de certaines formes de criminalité organisée. La participation tacite à ces activités commence par la falsification des bénéfices et la non-déclaration des impôts, la non-déclaration du travail dans le secteur de la construction avec des conditions de travail médiocres et des heures de travail peu claires. Elle s’étend à l’achat de cigarettes sans bande et à la visite de prostituées, puis à l’emploi illégal d’une femme de ménage et de travailleurs étrangers en général – qui sont généralement des formes d’esclavage moderne -, à l’achat de drogues pour une meilleure efficacité, mais aussi pour s’amuser et faire la fête, au vol d’œuvres d’art et à la remise de pots-de-vin pour obtenir un emploi ou un autre avantage. En outre, toute forme d’action et de décision non transparente correspond à la logique des structures de péché. À tout cela s’ajoute le nouveau fléau de l’addiction aux jeux et aux paris, qui constitue non seulement un grave problème moral et familial, mais qui est également lié à diverses formes de criminalité, telles que l’extorsion, le chantage, le vol et l’association de malfaiteurs à des fins lucratives. L’acceptation sociale de l’évasion fiscale comme un délit banal ne diffère que progressivement de la fraude fiscale massive qui est facilitée et parfois orchestrée par des institutions financières de premier plan ou leur personnel. Dans la mesure où la criminalité organisée fonctionne largement selon le principe du marché, elle ne peut prospérer que s’il existe également une demande sociale, laquelle est également favorisée par l’indifférence sociale à l’égard de ces phénomènes, qui se traduit par une approbation reflétant la mentalité de la communauté locale. Outre les facteurs structurels qui favorisent la criminalité organisée, les valeurs sociales et les attitudes de la société doivent donc également être prises en compte dans la lutte contre celle-ci, car ce sont précisément celles qui rendent certaines pratiques de corruption sinon moralement, du moins socialement acceptables, ce qui montre clairement les caractéristiques sociales de la culture et de la mentalité locales. Car sans un changement de mentalité et de culture dans une société où la corruption et le crime organisé sont actifs, la société est condamnée au déclin.