Éthique sociale en Église n° 62 novembre 2023
1– Ne pas s’habituer à l’horreur
Les images de guerre nous impressionnent, puis on en prend son parti. Il y a le risque de considérer comme normal un tel déchaînement de violence, d’actes de terrorisme en répressions dévastatrices ; l’info en continu peut contribuer à cette banalisation du mal. Pensant aux enfants qui en sont les victimes innocentes, directes ou collatérales c’est toujours un gâchis, rappelons-nous le mot de W. Benjamin « Toute enfance accomplit quelque chose d’irremplaçable pour l’humanité. » Nous obscurcissons notre avenir, parfois jusqu’à la perversion, en niant l’humanité de l’autre, en restant fascinés par la violence destructrice.
Des études sérieuses montrent que durant plus d’un demi-siècle les actions armées ont conduit à des défaites militaires ou à des pseudo victoires qui engendrent du chaos. À semer la haine on récolte une haine plus impitoyable encore, d’attaques en revanches qui rendent encore plus difficile la nécessaire cohabitation. Certains militaires sont souvent les plus lucides sur les horreurs de la guerre et ils savent bien que les solutions durables sont d’ordre politique. Mais les responsables politiques, plus d’une fois poussés par une opinion publique animée de passions mauvaises jusqu’au rejet de « l’autre » vu comme un ennemi, s’imaginent tirer quelque honneur ou pouvoir d’un acte de guerre…
Quand la violence obscurcit l’horizon, il est plus que jamais nécessaire de se rappeler la dignité de chaque personne humaine et d’agir pour que tous puissent mener une vie conforme à leur dignité. C’est le moment aussi de poser les bases d’une paix durable qui permette de vivre ensemble, dans le respect mutuel, avec comme horizon une organisation juste de la « famille humaine ». C’était l’objectif des fondateurs de l’ONU, il est grand temps de le réveiller !
2 – Pour une utopie positive : bâtir la paix
Dans les conflits horribles qui endeuillent le Proche Orient, sans oublier la guerre en Ukraine, on ne doit pas perdre de vue le spectre nucléaire qui n’est jamais loin. Israël possède l’arme nucléaire, même s’il n’y a aucune reconnaissance officielle, tandis que l’Iran fait tout pour s’en munir. On imagine les risques qui se profilent.
En dépit du Traité de non-prolifération entré en vigueur en 1970, de nouveaux pays se sont dotés de cette arme tandis que les pays déjà possesseurs, qui s’engageaient à négocier un désarmement, sont restés très en retrait de cet engagement. Aujourd’hui, certains pays n’augmentent pas le nombre d’armes, mais ils procèdent à des « modernisations » qui dopent l’efficacité ravageuse, c’est le cas de la France (5,6 milliards € pour l’arme nucléaire en 2022). Il y a de quoi détruire plusieurs fois notre planète et personne ne peut prétendre que nous sommes totalement à l’abri d’un « accident » ou de la décision d’un « fou ». Peut-on se contenter des discours lénifiants sur la dissuasion ?
Face au pire, il faut oser l’utopie. Il y a des précédents. Alors que les horreurs de la deuxième guerre mondiale sévissaient encore, en forme de déni de la dignité humaine et de destructions massives, certains osaient poser les bases de l’ONU à venir et même envisager une Union entre les peuples d’Europe qui se faisaient la guerre depuis plusieurs générations ; j’ai reçu le témoignage que l’idée germait chez des personnes en camp de concentration.
Certains pensent peut-être qu’au milieu des actuels conflits meurtriers on n’a pas d’énergie à dépenser pour préparer la paix. C’est un calcul à courte vue. Un pays comme la France, possesseur de l’arme nucléaire, peut être bien placé pour préparer des négociations en vue d’un désarmement progressif ; la politique s’honore de travailler en vue du long terme, surtout quand l’avenir de la vie sur terre est en jeu. Quant à l’Union européenne, forte de son expérience, elle pourrait mener une politique plus ambitieuse pour aider d’autres régions du monde à envisager des réconciliations au lieu de préparer la prochaine guerre.
3 – Quelques chiffres qui interrogent
2,4 milliards d’humains n’ont pas un accès constant à la nourriture (près d’une personne sur trois dans le monde). 780 millions souffrent gravement de la faim (10% de l’ensemble des humains sur terre). Ce n’est pas la nourriture qui manque, mais des populations ne peuvent y accéder, le plus souvent pour des raisons économiques. Illustration : en 2022 le prix du blé a augmenté de 70%, en raison notamment de l’agression de l’Ukraine par la Russie. Dans le même temps les dix plus grands opérateurs sur les marchés des céréales et du soja ont accumulé 2 milliards de dollars de profits supplémentaires.
Ce ne sont ni les produits alimentaires ni l’argent qui manquent, mais une juste répartition en direction des plus pauvres. De telles injustices constituent bien des violences !
4 – Un message percutant du pape François Exhortation apostolique Laudate Deum
Un cri d’alerte centré sur la question du climat : « nos réactions sont insuffisantes » (§ 2). « Il ne s’agit plus d’une question secondaire ou idéologique, mais d’un drame qui nuit à tout le monde » (§ 3). « Nous sommes devenus dangereux » ; « Finissons-en une bonne fois avec les moqueries irresponsables » (§ 58). Le dérèglement climatique est aussi une question sociale : il provoquera des déplacements importants de population. Il faut arrêter de mettre en cause les plus démunis : « Un faible pourcentage des plus riches de la planète pollue plus que les 50% les plus pauvres. » (§ 9)
Quelles sont les causes culturelles et idéologiques d’un tel drame ? Nous nous accrochons à un pouvoir dévoyé de l’homme qui récuse la limite, qui détruit toute relation saine et harmonieuse avec son environnement. Il faut aussi dénoncer une « logique du profit maximum au moindre coût déguisée en rationalité » associée à des modes de vie irresponsables. Une politique digne de ce nom doit plus que jamais se baser sur le respect des droits humains, y compris les droits sociaux, et sur la protection de la Maison commune. Pour cela, le pape en appelle à « une plus grande démocratisation de la sphère mondiale. » (§ 43)
Ce message évoque la prochaine COP 28 qui se réunira à Dubaï, le pape a prévu de s’y rendre et de participer durant trois jours. Il critique les blocages venant « des pays qui mettent leurs intérêts nationaux au-dessus du bien commun général » (§ 52). Il en appelle pour cela à des formes contraignantes de transition énergétique.
Les ressources éthiques et spirituelles qui peuvent fonder de telles mutations ne sont pas oubliées. « La question du sens se pose : quel est le sens de ma vie, quel est le sens de mon passage sur cette terre, quel est le sens, en définitive, de mon travail et de mes efforts. » (§ 33) « Le monde chante un Amour infini, comment ne pas en prendre soin ? » (§ 65)
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