Retisser l’Europe… autrement ?
L’extrême droite et ses affiliés anti-européens occupent les devants de la scène politique en Hongrie, en Slovaquie, aux Pays-Bas, en Suède… Des gangs et milices s’implantent en centres villes, terrorisent passants ou livreurs (Lyon, Dublin récemment). Les actes antisémites se multiplient, parfois en toute impunité. C’est vrai. Pourtant, sous les radars de nos médias, nombreux sont ceux qui dénoncent les mensonges des partis de la peur et qui tentent d’enrayer leur déconstruction de l’état de droit. Nombreux sont les tisserands qui recousent et reprisent une toile européenne fragilisée.
Réseau discret, Justice et Paix Europe (JPE) est de ceux-là : il regroupe environ 25 Commissions nationales, toutes différentes mais unies pour partager la pensée sociale de l’Église. Son siège est à Bruxelles et l’organisation est aussi représentée au Conseil de l’Europe à Strasbourg, travail porté efficacement pendant de longues années par Jean-Bernard Marie, de la Commission Française. J’ai fait partie du comité exécutif de JPE pendant 4 ans, et assuré sa présidence, à la suite de la démission de Mgr Treanor, nommé Nonce auprès de l’UE. Alors qu’une nouvelle co-présidence mixte prend le relais, je voudrais partager quelques pensées sur les forces et faiblesses du réseau.
Ses forces tiennent dans l’unité chrétienne et la diversité des pratiques. Les programmes et projets présentés en AG annuelle sont aussi variés que les Commissions : certaines plutôt des think tank, d’autres engagées dans le travail social ou de développement, certaines proches des Conférences épiscopales dont elles dépendent, d’autres gestionnaires autonomes de fonds propres et/ou publics. Mais si les œuvres varient, l’attention reste sur les sans-voix (exclus, migrants, générations futures) et sur le rappel à leurs responsabilités des puissants. Les Commissions parlent souvent à l’unisson comme au printemps 2022 pour la défense de l’Ukraine, tous les 10 décembre pour rappeler l’importance des droits humains malmenés, ou encore pour relayer le message annuel de paix du pape François auprès des parlementaires européens. Tous les deux ans un thème commun est défini pour encourager des synergies. En prévision des élections européennes de juin 2024, l’accent est placé sur la lutte contre le repli sur soi et la reconstruction du multilatéralisme.
Les fragilités du réseau sont multiples : sa petite taille, le manque de moyens financiers, mais surtout le vieillissement d’une génération de catholiques héritiers de Vatican II. Alors, conscients de n’être que peu, les membres des commissions nationales font circuler les informations, les idées, les textes. Les ressources intellectuelles et spirituelles ont ceci de beau qu’elles se multiplient en se partageant. Ils célèbrent aussi, chaque fois qu’ils le peuvent, la joie d’être ensemble. Ces rencontres représentent un coût non-négligeable pour les commissions nationales. Mais elles remobilisent, encouragent, ouvrent les horizons. Se savoir accompagné donne force à notre fragilité, nous permet de nous tenir là, vulnérable mais nouant les cordages des tempêtes à venir.
Quelles cordes ? Les Commissions qui fonctionnent le mieux sont celles qui travaillent arrimées à d’autres acteurs sociaux catholiques, dans les diocèses, comme les réseaux tels le «Mouvement Laudato si’», l’Alliance ELSi’A et les Caritas (y compris Caritas Europe et Internationalis), celles qui prennent part à des projets de terrain (par exemple la Belgique francophone avec des partenariats internationaux sur l’extractivisme et son travail pédagogique dans les écoles ; les Pays-Bas avec le projet Shelter Cities pour accueillir des défenseurs des droits humains menacés chez eux). La crédibilité de l’Église étant fortement secouée, la parole revient donc s’incarner humblement dans l’expérience terrain, sociale, pastorale, pédagogique. L’Europe et la pensée de l’Église reprennent forme quand elles se partagent dans les diocèses, les foyers d’accueil, les universités…
Parce que l’Europe est complexe, elle se tisse à plusieurs niveaux. Nos plus jeunes, fragiles, ou exclus doivent pouvoir circuler, rencontrer la richesse de ce continent. Nos plus anciens doivent le leur permettre, tenir ouverts des lieux d’écoute, de partage, de bienveillance et de mémoire. Accueillir les éloignés de l’Europe, faire sens ensemble de cette traversée violente, c’est essentiel. Car nous sommes faits de liens et de sens.