Clemens August von Galen et les droits de l’homme

Neuf mois après la capitulation du Reich, Clemens August von Galen, évêque de Münster, est créé cardinal par Pie XII le 21 février 1946. Il décède le 27 mars. Il est béatifié par Benoît XVI le 4 octobre 2005.

 

Clemens August (dit « Clau ») est le onzième d’une fratrie de treize enfants. Originaire de Gahlen, près de Duisbourg, sa famille gagne au XVIe la région de Münster. Tentée, un temps, par le luthérianisme, elle revient au catholicisme en 1615 et appartient à l’aristocratie westphalienne catholique plutôt « sociale ».

 

Après des études chez les jésuites (Feldkirch, Autriche, 1890-1896), Clau suit un semestre de philosophie à Fribourg (Suisse), envisage de devenir jésuite, rencontre Léon XIII (25 février 1898), et rejoint le séminaire d’Innsbruck (1898-1903).

 

Ordonné prêtre en 1904, il est nommé à Berlin, à Saint-Matthias (vicaire : 1906-1911, curé : 1919-1929) et Saint Clemens (1911-1919). Près d’un quart de siècle, il est témoin de la vie politique dans la capitale : Guillaume II, la grande guerre, la défaite, les crises, la lente dérive du Zentrum, parti dont son père et son frère furent députés. A 51 ans, il est de retour à Münster, curé de Saint-Lambert.

 

Un évêque résistant

 

En 1933, il est ordonné 70e évêque de Münster. Hitler vient d’arriver au pouvoir. Suite au récent concordat, il doit prêter serment entre les mains de Göring ; il le fait sur sa Bible, ajoutant que la fidélité au serment l’engagera aussi à parler « lorsque je croirai nécessaire d’appeler l’attention sur les dangers qui menaceraient notre peuple ». En 1934, le Vatican a mis à l’index un essai nazi de Rosenberg. Von Galen rédige la préface de l’ouvrage de réfutation[2] et la fait lire dans toutes les églises du diocèse. Sa lettre pastorale du 19 mars 1935 dénonce la doctrine raciale du régime. Très populaire, il se dresse, avec succès, contre l’arrêté d’interdiction des croix dans les écoles catholiques (1936). A Xanten, ville de martyrs, il prêche (1936) : « Il y a en terre allemande des tombes à la terre fraîchement retournée, dans lesquelles reposent les cendres de gens que le peuple catholique considère comme des martyrs de la foi ». Et de citer des noms, des faits précis.

 

Von Galen fait imprimer en secret l’encyclique Mit brennender Sorge (1937). Elle est lue en chaire dans toutes les paroisses et largement distribuée (120.000 brochures). L’imprimerie est confisquée. L’évêque écrit à Goebbels, protestant contre l’interdiction de publication des feuilles diocésaines. Et de défendre le christianisme « en loyale solidarité avec nos frères protestants » : Fehrenbach relève que « pour la première fois, Clemens August, élevé dans l’ultramontanisme sans concession, fermé à l’œcuménisme, tend la main aux luthériens ». Après la nuit de cristal (9 novembre 1938), le rabbin de Münster dissuade l’évêque de protester : le risque est trop grand pour la communauté juive.

 

Trois sermons de l’été 1941

 

Au soir de son cardinalat, Pie XII récitera par cœur, à l’oreille de von Galen, des passages de ses sermons de 1941[3]. Von Galen écrit plusieurs fois à Hitler, dénonçant par exemple les violences de la Gestapo (9 juin 1941). La Déclaration Universelle des Droits de l’Homme (10.12.1948) se fonde sur la dignité humaine, en réaction, notamment, à l’horreur nazie[4]. Il est frappant de voir combien von Galen se bat sur le terrain du droit, et comment son attention aux droits humains – résultant, dit-il, de la volonté divine – émerge dans ses homélies.

 

La Justice est le fondement des Etats (13 juillet 1941)

 

Alors que « tout tremble et chancelle » (bombardements nocturnes de Münster), « un autre événement terrible s’est abattu » : jésuites, religieuses, chanoines sont chassés par la Gestapo, et leurs établissements, confisqués.

 

« On fait de nos concitoyens des réfugiés apatrides … nous avons souvent vu la Gestapo s’en prendre à des Allemands innocents et les envoyer en détention. Les actions de la Gestapo ne sont soumises à aucun contrôle juridictionnel … J’ai bien conscience – en tant qu’évêque, en tant que porte-parole et défenseur d’un système de droit et d’un ordre voulu par Dieu, qui promet à chacun les droits et les libertés originels devant lesquels, selon la volonté divine, doit s’incliner toute prétention humaine – d’être appelé à incarner avec courage l’autorité du droit … La justice est l’unique fondement robuste de toute création étatique. Le droit à la vie, à l’intégrité, à la liberté, est un élément inaliénable de toute organisation sociale fondée sur une morale. L’Etat qui transgresse cette démarcation voulue par Dieu et qui organise ou provoque la punition d’innocents est le fossoyeur de sa propre autorité … dans la conscience de ses citoyens … Combien d’Allemands languissent en garde à vue, dans des camps de concentration, sont chassés de leur patrie, qui n’ont jamais été condamnés par un tribunal selon des règles ? …

 

[Il rend hommage à un pasteur protestant allemand, interné depuis longtemps]. Ce n’est pas une affaire de confession que je discute, mais une affaire chrétienne, et même de façon plus générale une question humaine et d’intérêt national.  J’élève ma voix au nom du peuple allemand épris de droit … Je lance un cri comme Allemand, comme citoyen honorable, comme évêque catholique : « nous voulons la justice ! » Que mon cri reste sans écoute et le règne de la Justice ne sera plus rétabli, et notre peuple allemand et notre patrie, malgré l’héroïsme de nos soldats et leurs victoires notoires, va périr de pourriture et de corruption.

Obéissez à la voix de votre conscience ! (20 juillet 1941)

 

Une collecte diocésaine est organisée pour les habitants de Münster bombardée. L’évêque lit les télégrammes envoyés, en vain, à Hitler, à Göring, aux ministres, à l’état-major de la Wehrmacht.

 

Les attaques de nos adversaires de l’intérieur … se sont poursuivies imperturbablement … une seconde semaine d’épouvante … [Ces hommes de la Gestapo] je ne les haïrai pas, je souhaite de tout cœur qu’ils aient le discernement et qu’ils se convertissent… Ces gens salissent, devant Dieu, et le genre humain et le nom d’Allemand. Nous continuons de combattre vaillamment contre l’ennemi de l’extérieur. Contre l’ennemi de l’intérieur, qui nous tourmente et nous frappe, nous ne pouvons pas combattre avec des armes. Il ne nous reste qu’un seul moyen de lutte : tenir, avec force, avec détermination, durement ! Nous ne sommes pas le marteau (de la persécution), nous sommes l’enclume. L’enclume aussi contribue à fixer la forme …  Ce qui est forgé, c’est nous tous. [Encourageant les fonctionnaires :] Obéissez constamment sans frémir à la voix de votre conscience. [Et de citer] Münchenhausen, ministre de la Justice de Frédéric le Grand : « ma tête est toujours à la disposition de votre majesté, mais pas ma conscience ! ».

L’évêque s’élève encore contre des manuels scolaires manipulant l’histoire, …

 

Reconnaître ce qui sert la cause de la paix (3 août 1941)

 

Von Galen a déposé plainte au pénal contre des calomniateurs. Il invite à faire de même, puis il en vient à la lecture du jour : Jésus pleure sur Jérusalem et s’exclame : « si en ce jour tu avais reconnu le message de la paix ! » (Lc 19,41-47). Il rappelle la lettre des évêques du 26 juin, lue aux catholiques allemands : jamais, sous aucun prétexte, en dehors de la guerre et de la légitime défense, il n’est permis de tuer un innocent.

 

… Partout s’impose le soupçon confinant à la certitude que ces nombreux cas de morts inattendues de malades mentaux ne se produisent pas d’eux-mêmes, mais qu’ils sont intentionnellement provoqués et que, ce faisant, on suit une doctrine qui prétend que l’on serait autorisé à réduire, à anéantir une vie pour ainsi dire indigne d’être vécue. [L’évêque cite des cas précis, et le contenu de signalements qu’il a fait au procureur, au directeur de la police]. Une quelconque commission peut mettre [quelqu’un] sur la liste des improductifs, qui, dans son jugement, sont devenus « indignes de vivre ». [L’évêque médite alors sur les dix commandements]. Chrétiens de Münster, le Fils de Dieu … a-t-il pleuré seulement sur Jérusalem ? … sur Münster ? Ô mon Dieu permets-nous, à tous aujourd’hui, en ce jour, avant qu’il ne soit trop tard, de reconnaître ce qui sert la cause de la paix !

 

A une lettre de Göring (5 mars 1942), von Galen répond en s’élevant contre « les menées que poursuivent les autorités dans leur combat contre l’Eglise catholique et contre la conservation des droits fondamentaux et imprescriptibles de la personne… ». Dans sa lettre pastorale pour l’Avent 1942, il place le principe paulinien d’obéissance aux autorités, en regard avec le devoir de ces dernières de respecter le droit naturel, les droits imprescriptibles de la personne, à savoir :

 

  • Le droit à la vie et à l’intégrité corporelle. La vie de l’innocent est sacrée [dont celle de l’enfant à naître, des malades et des vieillards débiles…]

 

  • Le droit aux moyens nécessaires à l’existence, à la propriété et à l’usage des biens […]

 

  • Le droit de déterminer en toute liberté sa vie, dans le cadre des bornes fixées par le bien commun… Nul pouvoir terrestre n’a le droit de faire en sorte qu’un homme soit obligé à tenir des propos ou commettre des agissements qui vont à l’encontre de sa conscience formée par la loi de Dieu […]

 

  • Les droits fondamentaux de la famille font aussi partie des droits naturels … Toute tentative pour rendre difficile l’éducation religieuse et la rendre inopérante est une atteinte au droit naturel.

 

Pour Fehrenbach, « cette lettre pastorale résonne étrangement comme le préambule d’une époque nouvelle ». Selon lui, von Galen est « un personnage sans mystère, sans repli […] inclassable, ni de droite, ni de gauche, ni conservateur, ni avant-gardiste, ni monarchiste, ni républicain […] Dès la fin de son adolescence, il envisage le déroulement de sa vie comme un pèlerinage vers le Ciel » (p. 11-12).