Éthique et entreprise

Pourquoi les chrétiens ne peuvent pas se taire[1]

Cécile RENOUARD, religieuse de l’Assomption, apporte son concours et sa compétence à Justice et Paix-France. Ses travaux l’ont amenée à s’intéresser aux pratiques des entreprises multinationales dans les pays « pauvres » ou émergents, notamment au Nigéria et en Inde. Sa réflexion théorique se réfère explicitement à son expérience de terrain. L’ouvrage est ambitieux : « Ce livre part d’un double constat : celui du déficit éthique actuel face aux enjeux écologiques et sociaux mondiaux et celui de l’envahissement du champ politique par l’économie » (p. 8).

 

Elle s’interroge sur la manière dont des entreprises multinationales peuvent adopter une position relativement juste quand elles sont implantées au milieu de populations défavorisées. Plus largement, elle met en lumière la responsabilité sociale et environnementale de ces entités économiques. Elle précise bien qu’une telle responsabilité passe tout particulièrement par les choix et les orientations impulsés par les dirigeants de ces sociétés.

 

À la source, une dynamique spirituelle

En terminant le livre de Cécile RENOUARD, je me disais que j’aurais eu intérêt à commencer par le dernier chapitre, intitulé « Entreprise et vie spirituelle ». En effet, le regard porté sur les situations humaines, mais aussi la conception de l’éthique qui se précise de page en page, se trouvent portés par un engagement spirituel, par une option fondamentale qui ouvre à une compréhension à la fois pertinente et responsable de ce monde.

 

Si l’auteure évoque clairement son adhésion chrétienne (p. 152, note 1), elle reconnaît aussi la valeur de spiritualités issues d’autres religions. La revendication d’une spiritualité agnostique, par certains penseurs qui s’intéressent à l’éthique, mérite d’être prise au sérieux.[2] Alors, pourquoi accorder une telle importance à la démarche spirituelle ? « Il nous faut revenir aux racines spirituelles de nos complaisances collectives à l’égard d’un modèle insoutenable, afin d’y puiser aussi des forces pour une joyeuse, fragile et tenace espérance. (…) La première grande force du modèle économique actuel est sa capacité à nous ensorceler. » (p. 152) En d’autres termes, il importe de puiser à une source suffisamment vive pour que nous devenions capables de critiquer les « idoles » (selon la formulation biblique) qui nous ensorcellent. Il nous faut oser remettre en question les pseudo évidences qui ont cours  dans notre monde pour considérer avec lucidité les enjeux de vie ou de mort, de dignité et de responsabilité, de justice et de paix. Une telle mise en question est d’autant plus urgente qu’ « on assiste à l’instrumentalisation de l’éthique au service de la seule performance managériale et financière » (p. 143).

 

L’interrogation critique vient alors solliciter la responsabilité des acteurs, tout particulièrement à propos des abus manifestes qui menacent tant la dignité humaine que la vie sur terre. Elle s’adresse aussi à l’ensemble des citoyens en critiquant les fondements d’un système qui privilégie le profit à court terme, au détriment des capacités relationnelles et du souci de l’avenir. « C’est bien la logique de production elle-même qui est prédatrice » (p. 27). L’auteure met aussi en cause un recours magique à la croissance comme seule source de développement humain (p. 33).

 

Un passage nécessaire : la dénonciation de la cupidité

Il devient donc urgent de mettre en débat les passions qui nous mobilisent, les images du bonheur qui nous animent. Sinon, la censure culturelle, ou le renvoi de ces questions à la seule sphère intime, interdit de considérer les enjeux sociaux de nos choix. Au premier rang de ces motivations prégnantes, il y a la cupidité. « Partout, quand j’interroge les personnes rencontrées, au Nigéria, en Inde ou en France, à propos des dysfonctionnements qu’elles perçoivent autour d’elles, j’ai la même réponse : la cause réside dans la cupidité générale (« greed »). Qu’exprime cette cupidité, sinon le vide qui lui est lié au plan des valeurs et du sens ? » (p. 153). En rapport avec les activités financières et économiques, la cupidité prend la forme d’une polarisation exclusive sur le profit, en considérant celui-ci comme moralement neutre. Mais, « une telle approche interdit, en fait, la réflexion sur la façon dont le profit est acquis et dont la richesse est créée et partagée » (p. 41).

 

De son côté, Jean-Philippe Larramendy, présenté à la fois comme un financier et un théologien, intitule son livre Tu ne convoiteras pas[3] ; mais le sous-titre indique De la cupidité dans la crise actuelle.  Il analyse une situation où « les montants financiers en jeu ont entraîné une modification des comportements et l’essor d’une culture où l’appât du gain est progressivement devenu le critère d’action fondamental » (p. 14). « La conséquence majeure de cette culture est l’affaiblissement, voire la disparition, de toute motivation éthique dans l’action économique individuelle ». (p. 33)

 

Il serait erroné de lire ces phrases comme les sempiternels gémissements de ceux qui se lamentent sur l’incessant recul de la morale ! Il serait également simpliste de considérer le travail éthique comme un enchaînement de belles idées, comme un substitut plus ou moins idéaliste de l’engagement social. Les deux auteurs évoqués sont des acteurs responsables : ils s’interrogent sur les causes des dérèglements actuels qui font que le système financier, mais aussi économique, se trouve en crise permanente, avec des conséquences sociales dramatiques. Ainsi, une interrogation éthique qui déploie les capacités de la raison humaine donne des clés pour comprendre l’origine de dysfonctionnements dangereux et pour envisager de nouveaux modes d’organisation.

 

Arrivent alors deux questions :

  • Comment une réflexion éthique qui puise aux sources de la raison pour dynamiser la responsabilité humaine va-t-elle être portée tant dans les diverses institutions, les entreprises bien sûr, mais aussi les instituts de formation ? Il faut pour cela entreprendre une approche critique du « marché de l’éthique » (ch. 2 de Cécile Renouard). Celui-ci a un rapport instrumental et managérial à la réflexion éthique ; le seul critère retenu est  la rentabilité monétaire immédiate.
  • Quelle articulation peut-elle être promue entre les orientations éthiques fondamentales et les décisions proprement politiques ? En effet, nos sociétés sont marquées par un pluralisme religieux, mais aussi maintenant par un pluralisme axiologique : nous ne nous accordons pas spontanément sur les critères d’un développement vraiment humain. La réponse à ce défi ne réside pas dans l’imposition d’une « morale obligatoire » ; mais la situation actuelle doit provoquer un débat social exigeant qui interroge et met à l’épreuve les différents modèles de « valeur ». Cécile Renouard interroge de part en part la référence aux valeurs, terme récurrent dans les sphères économiques et financières, et elle opte résolument pour la « création de valeur relationnelle » (ch. 6). Le travail éthique comporte une part de déconstruction, mais aussi une face positive de proposition.

 

Une attention continue aux enjeux humains

Une interrogation éthique digne de ce nom met d’abord l’accent sur les modalités concrètes de la responsabilité humaine. Deux points sensibles sont évoqués : le social et l’environnement. Pour évoquer la situation actuelle, l’auteure parle d’un « modèle insoutenable », tout particulièrement parce qu’il incite à fermer les yeux sur les menaces qui affectent l’avenir de la vie sur notre planète. Tous ceux qui connaissent ce dossier manifestent un pessimisme croissant face à la démission des différents responsables, notamment politiques.

 

La critique porte également sur l’impact social d’une course au profit immédiat, au détriment du bien commun et des acteurs les plus fragiles. Il devient alors urgent de raviver le débat sur les droits sociaux promus par la Déclaration universelle des Droits de l’homme, en les reliant au respect de la dignité des personnes. Le travail peut-il constituer un espace de reconnaissance de la personne[4] ou va-t-il se trouver réduit à la gestion d’une anonyme « force de travail » ?

 

Il faut s’interroger à propos de ce qui risque toujours de devenir un « système aliénant » (p. 29). Et pour cela, examiner avec précision les différentes formes de pouvoir qui sont à l’œuvre. Ainsi, s’en tenir à une catégorie générale de « salariés » risque de masquer des différences majeures, des oppositions fondamentales, des enjeux de domination au quotidien. On ne peut, en effet, confondre la situation de ceux qui demeurent de simples exécutants, ne disposant que d’une marge de liberté très restreinte, avec celle de managers, relevant eux aussi du statut de salariés, qui jouissent d’un accès privilégié aux gains de l’entreprise – salaires, mais aussi bonus divers – tout en exerçant un pouvoir qui affecte directement la vie personnelle des autres acteurs. La désignation « humaniste » de ceux-ci comme des « collaborateurs » laisse dans l’ombre le statut de dépendance et de subordination lié au contrat de travail.

 

De même, un modèle de management qui considère les salariés simplement comme l’une des catégories parmi les diverses « parties prenantes » peut engendrer des confusions sur l’ampleur des engagements humains. Il faut noter l’importance de la responsabilité des entreprises envers les différentes parties prenantes ; sinon, une firme peut avantager ses propres salariés tout en exerçant  des pressions insupportables sur  des sous-traitants. Cependant, les implications de vie sont importantes lorsqu’il s’agit de personnes qui consacrent une part décisive de leur existence à un travail qui les lie à une entreprise, notamment pour des tâches d’exécution. Les expressions d’ouvriers ou d’employés au moment de licenciements en disent long sur la manière dont leur identité personnelle se trouve engagée dans leur travail. Pour évoquer des situations dramatiques, lorsque le mal- être au travail apparaît comme une cause de suicide, un signal fort est donné à l’encontre d’un type de management qui a un rapport seulement utilitariste à l’engagement humain, « l’utilité » évoquée se réduisant alors à un résultat financier. Nous voyons ainsi l’aspect destructeur d’une représentation sociale qui ne considère le travailleur que pour sa force de travail et qui ne voit en celle-ci qu’une source de profit pour des puissances financières. Alors, comment rééquilibrer les pouvoirs afin que toute personne puisse déployer ses propres capacités, pour son bien propre, mais aussi pour le bien commun ?

 

Aujourd’hui, la responsabilité sociale se décline notamment sous le mode du « care », celui-ci prenant la forme d’une attention particulière aux personnes et aux groupes les plus défavorisés (pp. 122-123). Cependant, pour que le « care » ne dérive pas vers la compassion, il importe de se donner les moyens d’entendre la parole de ces personnes, en des mots qui disent la souffrance et la révolte, mais aussi l’espoir et le désir de maîtriser sa propre vie.[5]

 

En conclusion, je propose d’ouvrir deux perspectives. L’une un peu polémique : on parle volontiers « d’excellence », y compris en milieu chrétien, mais on précise rarement les critères d’évaluation de celle-ci. Un tel vocabulaire peut renvoyer à une individualisation des performances qui constitue un moyen puissant de pression et de conformisme (p. 154. 156) ; il tend aussi à marginaliser la référence éthique. L’autre, positive : au croisement des questions environnementales et sociales, en rapport avec l’éthique et la vie spirituelle, il devient intéressant de promouvoir une réflexion théologique qui, selon sa propre pertinence, sert une démarche heuristique ; elle peut contribuer à ouvrir des voies pour un avenir humain là où certains ne repèrent que des impasses.

 

[1] Éthique et entreprise Pourquoi les chrétiens ne peuvent pas se taire, Cécile Renouard, Éditions de l’Atelier, 2013, 173 pages.

[2] De plus, quand, par exemple, Jean-Marc FERRY réfléchit à ce que représentent aujourd’hui « Les lumières de la religion » (Editions Bayard, 2013), il vaut la peine de s’y intéresser.

[3] Éditions Bayard, septembre 2013

[4] Voir notamment Axel HONNETH, La lutte pour la reconnaissance, Paris, Cerf, 2000 pour la traduction française et Fred POCHÉ, Une politique de la fragilité, Paris, Cerf, 2004.

[5] Cf.  André TALBOT, L’espérance aujourd’hui, Editions de l’Atelier, 2013.