Pour les Mélanésiens qui l’habitent depuis des millénaires, c’est le Kanaky.

Pour les français de métropole, c’est un territoire d’outre-mer, avec son statut particulier qui lui accorde beaucoup d’autonomie. Mais c’est aussi, et en particulier pour les dirigeants français, un des signes de la grande puissance française dans le monde.

Pour des raisons aujourd’hui essentiellement géopolitiques (garder la Chine à distance et posséder des eaux territoriales immenses), les autorités semblent vouloir en faire un territoire définitivement partie intégrante de la France. Les Mélanésiens s’opposent à cette vision qui les éloigne de leur souveraineté.

Le projet de réforme électorale a rallumé les braises d’un conflit refoulé. Et le transfert et l’incarcération en métropole de leaders indépendantistes plus radicaux ne peuvent manquer de rappeler ceux du général haïtien Toussaint Louverture emprisonné au fort de Vaux ou en sens inverse ceux de militants kabyles réclamant l’indépendance et envoyés en Nouvelle Calédonie.

On peut craindre d’y voir le signe d’une résurgence coloniale. L’avenir du Kanaky peut encore être pensé de manière harmonieuse entre les leaders mélanésiens traditionnels et la puissance coloniale pour un pays souverain associé à la France.

Encore faut-il commencer à écrire cette nouvelle page.

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Le coronavirus touche aussi les pays en développement. Il faut y imaginer l’impact potentiel de l’épidémie dans les bidonvilles de métropoles colossales, là où se conjuguent insalubrité de l’habitat et importante densité de population.

Pour le moment, les conséquences sanitaires semblent relativement légères. En revanche, le choc économique et la récession qui s’annonce s’avèrent très sévères, indique le sociologue Julien Damon.

Quittons la scène et le territoire français. Quittons également les bavardages sur les thèmes de la ville durable, de la ville inclusive ou encore de la smart-city et de sa résilience[1]. Tournons-nous, concrètement, vers d’autres espaces, où promiscuité des gens et exiguïté des bâtiments rendent très incertains la pratique et les bénéfices du confinement. Nombre de bidonvilles, dans des mégapoles de pays en développement, où les populations sont confinées, vivent aujourd’hui des conditions très préoccupantes. Les mises en quarantaine, décidées un peu partout à travers le monde, y sont bien plus difficilement praticables qu’ailleurs.

I – DISTANCIATION SOCIALE ET PROXIMITÉ SPATIALE

Comment permettre la distanciation sociale dans la proximité spatiale ? La question se pose de façon tout à fait capitale dans les bidonvilles[2]. Ceux-ci se caractérisent d’abord, au-delà des niveaux de vie de leurs habitants, par des conditions de vie marquées par la proximité des uns et des autres, l’exiguïté des bâtiments, la densité très élevée de l’habitat.

À l’orée de la crise mondiale du Covid-19, en mars 2020, ONU-Habitat, l’agence onusienne en charge de l’urbain, rappelait que près d’un milliard de personnes résidaient dans de tels habitats[3]. La statistique, bien discutable, donne un ordre d’idées. Globalement, un huitième de l’humanité vivrait ainsi. Soit aussi un quart des urbains[4]. Certains sites abritent plusieurs centaines de milliers d’habitants.

Ces morceaux de ville particuliers sont connus et, à certains égards, redoutés pour ce qui concerne la diffusion des virus. C’est le cas pour la peste, endémique à Madagascar, et qui, depuis le début de la décennie 2010, vient frapper en particulier au cœur des bidonvilles de Tananarive. Les rassemblements y sont, en réponse, par moments interdits, mais sans confinement total.

L’épidémie d’Ebola, en Afrique de l’Ouest, entre 2014 et 2016, avait largement pénétré à travers les vastes bidonvilles densément peuplés du Liberia, de la Guinée et de la Sierra Leone[5]. Des bidonvilles entiers avaient alors été détruits à Conakry. West Point, bidonville de Monrovia, avait été mis en quarantaine et encerclé par des barbelés et policiers. À Kroo Bay, signalé comme le plus grand bidonville de Freetown, les habitants s’étaient terrés chez eux, dans leurs baraques de tôle, de bois, et à la mosquée. Ils redoutaient les effets d’Ebola après, quelques années plus tôt, des centaines de morts liées à une épidémie de choléra[6].

Mais qu’est-ce qu’un bidonville ? Si le phénomène a pu concerner les villes des pays riches, notamment la France durant les années de croissance du XXe siècle[7], et s’il connaît un certain regain en Europe, c’est dans les pays en développement qu’il se déploie sous des formes et volumes spectaculaires.

Toute une littérature spécialisée se penche sur ces bidonvilles des pays en développement, objets de monographies et de comparaisons détaillées[8]. Tout comme il existe des new-yorkologues et des tokyologues, spécialistes de ces grandes métropoles, il existe des kiberaologues (Kibera étant l’un des plus grands bidonvilles d’Afrique, à Nairobi) ou des dharaviologues (Dharavi étant l’un des plus grands bidonvilles d’Inde, dans l’agglomération de Mumbai).

Même si des agences internationales (ONU-Habitat en particulier) et des travaux savants en proposent, il n’existe pas de définition indiscutée du bidonville. L’expression désigne, sous des appellations localement variées, plusieurs types d’habitations, d’installations et d’organisations urbaines. Certains instituts statistiques, en Inde notamment, ont en tout cas fait explicitement du bidonville un objet de recensement et d’investigations poussées.

Les définitions et traductions sont en réalité peu assurées. Les termes « taudis », « bidonvilles », « habitats informels », « établissements informels », « quartiers informels », « squats » ou bien « foyers à faibles revenus » sont souvent employés de manière interchangeable dans les travaux académiques et les documents officiels. L’expertise française, à l’université et à l’Agence française de développement (AFD), plutôt réticente quant au terme « bidonville », lui préfère l’expression de « quartier précaire »[9].

À l’échelle internationale, les analyses, données et recommandations de ONU-Habitat prévalent et font autorité, même si elles sont discutées[10]. Le mot « bidonville », tel qu’utilisé par les experts de ONU-Habitat, décrit un « ménage de bidonville » comme un ménage où les habitants souffrent d’une ou plusieurs « privations » dans cinq domaines. Ce sont les conditions de vie qui sont prises en compte lors de l’évaluation de l’état d’un ménage, indépendamment de l’appellation locale, souvent coutumière, de son habitat.

Précisément, selon une définition révisée en 2012, « un bidonville correspond à un groupe d’individus vivant sous un même toit dans une aire urbaine et manquant d’au moins l’une des cinq aménités suivantes :

  1. un logement durable (une structure permanente qui assure une protection contre les conditions climatiques extrêmes) ;
  2. une surface de vie suffisante (pas plus de trois personnes par pièce) ;
  3. un accès à l’eau potable (de l’eau qui puisse être accessible en quantité suffisante, qui soit abordable et sans effort excessif) ;
  4. un accès aux services sanitaires (toilettes privées ou publiques, mais partagées par un nombre raisonnable de personnes) ;
  5. une sécurité et une stabilité d’occupation (protection contre les expulsions) ».

Si l’on reprend ces traits, on repère immédiatement l’extrême vulnérabilité de ces sites face à des maladies contagieuses. La propagation est facilitée et plus probable dans des espaces si denses. De surcroît, les règles et principes de distanciation sociale s’y appliquent très mal.

D’abord, la « durabilité » de l’habitat, qui désigne en réalité sa très faible qualité, est propice à la diffusion des microbes car y assurer un minimum d’hygiène est compliqué. En outre, les bâtiments, lorsqu’ils ne se limitent pas à des amas d’abris de fortune, sont généralement bien plus ouverts sur l’extérieur que les autres logements ailleurs dans la même ville.

Les conditions de surpeuplement sont, bien entendu, des caractéristiques très menaçantes, tant pour contenir le virus que pour pratiquer un confinement humainement tolérable. Relevons simplement que l’approche d’ONU-Habitat n’est pas la même que celle de l’Insee. Pour l’institut français, en 2016, plus de 5 millions de personnes vivent, en France, dans un logement « suroccupé », c’est-à-dire qu’elles vivent à deux ou plus dans un logement où le nombre de pièces est insuffisant au regard de la taille de leur ménage[11]. L’approche de l’agence onusienne est plus rudimentaire mais plus claire : un seuil de trois personnes par pièce, dessinant des conditions de promiscuité et d’impossibilité de vie privée bien plus basiques que la maille Insee des normes de peuplement.

L’absence ou la défaillance des réseaux d’assainissement, le fait d’avoir à partager, souvent pour de très nombreux ménages, les mêmes toilettes sales, décuplent les risques de contagion. De telles conditions limitent considérablement la possibilité de respecter les gestes barrières que veulent bien mettre en avant les autorités. Comment se laver les mains régulièrement sans eau ni savon, chez soi comme dans l’espace public ? L’Organisation mondiale de la santé (OMS) préconise de se laver fréquemment les mains à l’eau et au savon dans ses conseils au grand public sur les mesures d’hygiène essentielles pour se protéger contre une infection comme le coronavirus. Elle a même publié des directives, rediffusées entre autres par ONU-Habitat, sur la manière dont il faut procéder[12]. Selon des données collectées par la Banque mondiale et communiquées en février 2020[13], au moment où les inquiétudes sur le coronavirus grandissaient, dans quarante-deux pays, moins de la moitié des ménages disposent d’une installation de base pour le lavage des mains. Cet équipement y est plus présent en zone urbaine, même dans les bidonvilles, que dans les zones rurales. Mais les manques sont abyssaux. Pour l’année 2017, en Afrique du Sud, 44 % des ménages pouvaient donc se laver les mains avec du savon, dans leur logement, 35 % au Bangladesh, 20 % en Côte d’Ivoire.

Dernière caractéristique du bidonville soulignée par ONU-Habitat, le fait de ne pas disposer de bail ou de titre de propriété n’est pas forcément une difficulté supplémentaire dans le contexte de la lutte contre le coronavirus. Reste que, pour les municipalités comme pour les États, la tentation peut être grande de profiter des opérations de désinfection pour repousser les habitants en situation illégale ou informelle ailleurs. Il en va de même pour toutes les boutiques, à statut plus que fragile, qui nourrissent souvent l’effervescence économique des bidonvilles. À l’occasion d’interventions sanitaires contre le coronavirus, les petites boutiques sont fermées, déplacées ou détruites. Nombre d’habitants et commerces ont ainsi déjà été délogés, depuis le début de l’année, en raison des craintes attachées au coronavirus, dans des bidonvilles du Sénégal, du Bénin ou de la Côte d’Ivoire. Ces « déguerpissements » (pour prendre le terme consacré par les locaux comme par les experts) sont plutôt classiques. Ils sont légitimés et encouragés au nom du risque épidémique et, surtout, toujours favorisés par la précarité du statut d’occupation des habitants des bidonvilles.

ONU-Habitat ajoute, depuis quelques années, à son approche en cinq dimensions, celle du caractère abordable des coûts du logement. Ce complément s’inscrit dans une floraison de réflexions internationales sur le « logement abordable ». Face au coronavirus et à sa réponse en termes de confinement, le problème essentiel demeure celui du logement convenable. Où les gestes barrières soient praticables et les difficultés du confinement humainement tolérables.

II – QUATRE CAS EN QUATRE COINS DU MONDE

Sans prétendre à la production d’une image d’ensemble des bidonvilles, quatre cas illustrent les problèmes actuels ainsi que ceux qui se profilent en perspective. Des problèmes d’abord sanitaires et humanitaires qui devraient très rapidement se doubler d’une déflagration économique. Pendant l’épidémie, les abris de fortune et les artères de ces sites, plus ou moins dégradés, se peuplent de visages inquiets arborant des masques de fortune, de postes de médecine basiques et de forces de l’ordre chargées de faire respecter, autant que faire se peut, des pratiques de confinement décidées par les autorités nationales et locales.

On passe par quatre cas de bidonvilles « iconiques », de taille très importante, pour lesquels l’information est accessible[14]. Ils permettent un tableau de la situation pour ce qui concerne les « mégabidonvilles » des villes en développement. Globalement, les problèmes rencontrés et à venir sont du même ordre dans tous les quartiers précaires, même si pas forcément avec la même intensité. Certains bidonvilles, proches de métropoles dynamiques, sont plutôt bien connus. C’est le cas de notre échantillon. D’autres, les plus nombreux, provoquent moins d’intérêt. La situation peut y être plus pénible encore, plus périlleuse même face aux épidémies récurrentes ou nouvelles. Dans des cloaques marécageux au Bangladesh, aux Philippines, au Pakistan, dans les camps de réfugiés qui fourmillent sur la planète, les conditions peuvent être plus ardues et plus dangereuses. Les « petits » bidonvilles, disons de moins de 10 000 habitants (ce qui est déjà absolument colossal au regard occidental), sont moins visibles politiquement. Ce sont pourtant eux qui ponctuent la géographie des pays en développement. Face au coronavirus, le confinement peut y être inexistant ou bien plus violent qu’ailleurs. Notre quatre cas n’épuisent pas le sujet, mais forment une entrée pour y pénétrer.

À Dharavi, au cœur de Mumbai, environ un million d’Indiens se tassent sur 250 hectares[15]. La densité, avec des baraquements surpeuplés, des logements indigents et des ruelles dépourvues de sanitaires basiques, y est donc de 400 000 individus au km2, soit vingt fois le niveau parisien, déjà parmi les plus élevés au monde, dix fois la densité de la capitale du Bangladesh, quarante fois celle de New York[16]. Nul besoin d’être agrégé d’épidémiologie pour saisir ce que ceci peut vouloir dire en contexte de forte contagion. À l’arrivée du coronavirus, une partie des Dharaviens sont repartis dans les villages qui font l’âme de l’Inde, dans un important mouvement d’exode urbain qu’a connu le pays. Il est cependant bien difficile d’avoir des chiffres sur le nombre de personnes qui sont ainsi parties afin de ne pas risquer d’être contaminées et pour ne pas subir les rationnements obligés ainsi que les contraintes policières liées au grand confinement du bidonville. Celui-ci, début avril 2020, a même été bouclé par les autorités qui y ont recensé les deux premiers décès liés au virus dans le pays. La propagation exponentielle n’a cependant pas eu lieu. Au total, au 25 avril, seuls 241 cas d’infection au coronavirus et 14 décès étaient recensés. Mais ce foyer – ce « cluster » comme on dit aujourd’hui – inquiète toujours les autorités et les habitants. Des tests y sont pratiqués, mais ils sont critiqués car semblant faire des habitants du bidonville les cobayes pour d’autres populations. Le quotidien y est devenu très compliqué en termes sanitaires, policiers et surtout économiques. Car le nombre de toilettes accessibles reste inférieur à une unité pour vingt ménages. Car la police se doit d’être très présente et se fait parfois violente pour faire respecter des consignes de confinement particulièrement difficiles à vivre. Car la plupart des activités économiques du site ne se télétravaillent pas. Il en va de la mendicité, pratiquée sur zone ou dans d’autres artères de Mumbai, jusqu’à toute une industrie textile dont la production inonde habituellement les marchés mondiaux. Il ne faut d’ailleurs pas verser dans l’image misérabiliste des cas les plus extrêmes. Dharavi peut d’abord s’analyser comme un quartier économique mis à l’arrêt par le confinement.

Les problèmes quotidiens et les perspectives très angoissantes en cas de virus sont comparables dans les différents quartiers qui composent Kibera, au sud de Nairobi, avec une densité qui, selon des données encore plus indéterminées, approche celle de Dharavi[17]. Des estimations courantes font état d’une densité qui irait de 200 à 400 000 habitants au km2 (dix à vingt fois Paris donc). Dans ce qui est souvent présenté comme « le plus grand bidonville d’Afrique », encore moins d’assainissement et de WC qu’en Inde, mais, aujourd’hui, de stricts dispositifs de quarantaine qui brident toute activité économique formelle et qui conduisent à des files d’attente pour de la distribution alimentaire et à des révoltes sporadiques violemment maîtrisées. Nairobi, qui est par ailleurs le siège de ONU-Habitat, a été spécialement confinée. Un couvre-feu a été mis en place. Ces restrictions de liberté et ces assignations à résidence – pour le dire avec un vocabulaire de droit français – ont rapidement et considérablement réduit les ressources des résidents les plus pauvres de la capitale kenyane, en particulier ceux vivant à Kibera. Il en a résulté des controverses, des violences et une situation alimentaire qui préoccupe. Des polémiques viennent, entre autres, du gouverneur de Nairobi qui a offert des vivres à certaines familles pauvres, mais avec de l’alcool dans les colis, censément pour lutter contre le virus. Des violences, entre communautés et avec la police[18], ont été relayées à l’occasion des distributions de secours qui ont été débordées par les demandes. La plus grande crainte est celle de difficultés d’approvisionnement qui s’accentuent, pouvant aller, tels que certains cris d’alarmes le relaient, jusqu’à une famine. Les images de chaos et de brutalité policière ne désignent qu’une partie d’un quotidien surtout rempli d’inquiétudes. Mais qui bénéficie aussi de la vitalité d’organisations et d’habitants habitués à la débrouille et à l’auto-organisation. Sur le plan des données, quelques cas d’infections et quelques décès ont été recensés. Mais au total, dans tout le Kenya, ce sont au 25 avril 2020 environ 350 cas et une vingtaine de morts.

Moins densément peuplé que Dharavi et Kibera, Khayelitsha s’étend sur plusieurs kilomètres de long, à l’est du Cap. C’est au Cap que le premier mort lié au Covid-19, en Afrique du Sud, a été signalé. Le premier cas, dans un bidonville, a été repéré à Khayelitsha. Avec une population se situant autour de 400 000 habitants, la densité y est inférieure au niveau parisien, mais les conditions de logement y sont, dans certains des secteurs, plus dégradées encore qu’à Kibera. Certains quartiers sont bâtis et connectés aux réseaux. D’autres sont faits d’un amoncellement de cabanons de tôle (shacks) aux rares connexions et protections, le tout généralement dans la plus grande illégalité. Alors que l’Afrique du Sud a établi, en théorie, l’un des confinements les plus stricts du monde (il s’accompagne même de la prohibition de la vente d’alcool[19]), il est extrêmement difficile à faire respecter dans ces entrelacs de cabanes de bric et de broc. Les habitants doivent rester chez eux et limiter les sorties. Écoles, coiffeurs, boutiques, bazars et bouis-bouis, formels ou dans la plupart des cas totalement informels, doivent rester impérativement fermés. Les autorités cherchent à calmer les esprits, face à une maladie vue comme venant des riches et des Blancs[20], et à atténuer les craintes en distribuant quelques masques, avec quelques visites symboliques. Mais ce sont surtout la désorganisation des services, les violences avec les forces de police, les accusations de corruption et les mises à sac qui sont rapportées. Sont également déplorées de nombreuses expulsions de shaks nouvellement implantés[21]. Des cas de contamination, dans des commerces et au sein de la police, ont alimenté des craintes importantes, la fermeture des boutiques et la limitation des patrouilles de sécurité. Sporadiquement, des heurts ont éclaté et des pillages ont été déplorés. Les angoisses portent sur les manques, déjà signalés et encore à venir, de nourriture. Sur le plan épidémiologique, 147 cas (à la date du 25 avril 2020) ont été officiellement recensés à Khayelitsha, avec une progression en accélération. Ce qui alimente les craintes, avec toujours un confinement qui pèse lourdement sur les habitants.

Moins étalée, mieux éclairée et connue pour sa criminalité et ses couleurs bariolées, Rocinha compte parmi les favelas de Rio les plus célèbres[22]. Ce morceau de ville, désigné souvent comme l’un des plus grands bidonvilles d’Amérique latine, rassemble environ 70 000 habitants, mais avec une densité trois fois supérieure à celle de Paris. Avec des ruelles étroites, des maisons voisines et fragiles, qui ne comportent généralement pas plus de deux pièces, la quarantaine et l’éloignement social sont un défi d’ampleur. Face au coronavirus, les résidents ont rendu hommage aux soignants – un peu comme en France – par des acclamations nocturnes. Des ONG proposent des tests gratuits. Des équipes de nettoyage ont cherché à désinfecter les rues. Le confinement généralisé n’a pas été total, d’autant plus que le président Jair Bolsonaro a soutenu publiquement des manifestants anti-confinement. C’est la quarantaine, c’est-à-dire l’isolement des malades, qui est mise en avant en tant que pratique à suivre. La recommandation est évidemment impraticable dans des logements si petits et si surpeuplés. Il faut signaler, au-delà des réactions des autorités et des ONG, celles des gangs. Ils contribuent, à leur manière, à la régulation de l’épidémie, en instaurant, dès fin mars dernier, de fait des couvre-feux[23]. Comme dans la vie courante, ils marquent leur territoire à l’occasion de la mobilisation « favela contre corona ». Les trafiquants peuvent aussi distribuer des biens de première nécessité. Au sortir de la crise se posera la question de la responsabilité de l’introduction du virus dans les favelas, à Rocinha en particulier. Il semble que le Covid-19 ait été rapporté au Brésil par des vacanciers de classes moyennes et supérieures, revenant chez eux, dans des quartiers favorisés, là où des habitants de Rocina et d’autres favelas travaillent. En tout cas, pendant l’épidémie, les habitants de Rocinha, inquiets, sont ressortis pour travailler à nouveau, en particulier dans les autres quartiers qui ont besoin des services assurés par les favelados. Au total, moins d’une centaine de cas et moins de dix décès y ont été enregistrés, à la date du 25 avril 2020.

III – QUELQUES LEÇONS

À ce stade de la pandémie, les bidonvilles du monde en développement n’ont pas connu la progression exponentielle catastrophique du virus. Ils y ont même plutôt très bien résisté, au regard de ce que sont leurs caractéristiques physiques, sanitaires et sociales. Espaces de haute densité et de pauvreté, ils sont naturellement l’objet de toutes les inquiétudes possibles[24]. De façon originale et détournée, les bidonvilles semblent rappeler que la densité urbaine ne veut pas systématiquement dire contagion, quand elle veut toujours dire concentration et efficacité économiques. Le scénario d’une expansion rapide du coronavirus pourrait tout de même s’y avérer tragique. Si ce n’est pas le cas, pour le moment, trois raisons méritent d’être avancées.

Première raison, les chiffres ne sont pas vraiment les bons. Le système de santé, sur zones, est bien incapable de recensements rigoureux. Aux échelles nationales, au Brésil notamment, des polémiques ont éclaté sur la qualité de données qui pourraient être manipulées. Les informations sur les bidonvilles, en général, sont très discutables. En contexte très chahuté, elles doivent être prises avec encore plus de précautions. Les données rassemblées ici ne sont certainement que des minorants, bien des décès et, surtout, bien des cas passant en dehors des radars. Mais ce minorant est un plancher très faible. Moins d’un millier de cas dans quatre des principaux bidonvilles du monde ! La réalité doit se situer à un étiage bien plus important. Mais, même si le nombre de cas était dix fois supérieur, il demeurerait sans aucune commune mesure avec la diffusion du coronavirus en Occident. Cette observation, de toutes les manières, se confirme par les statistiques nationales sur la pandémie (au 25 avril 2020) : 27 000 cas en Inde, 4 500 en Afrique du Sud, 59 000 au Brésil, moins de 400 au Kenya, contre plus de 940 000 aux États-Unis (dont 155 000 pour la seule ville de New York), 161 000 en France[25]. Les mêmes problèmes d’enregistrement se posent aux échelles nationales, bien entendu. Mais les différences d’ampleur sont, de toutes les façons, considérables. Le temps du bilan est cependant encore loin. Puisque l’épidémie affecte continents et pays selon un calendrier différent, la submersion et les hécatombes, qui ont pu être redoutées, ne sont pas forcément complètement éloignées.

Deuxième raison – point capital –, l’espérance de vie est bien plus faible dans ces quartiers que dans les villes occidentales. Et les personnes très âgées, dans des bidonvilles très jeunes, sont rares. Bien plus rares que dans les pays occidentaux qui vieillissent vite et, mutatis mutandis, plutôt bien. Les chiffres n’existent pas pour les bidonvilles. Contentons-nous des informations nationales[26]. Aujourd’hui, l’âge médian est de vingt ans au Kenya, vingt-huit ans en Inde et en Afrique du Sud, trente-quatre ans au Brésil, trente-huit ans aux États-Unis, quarante et un ans en France. Cette variable est moins importante que le volume et la proportion des personnes âgées. En France, les personnes de plus de soixante-quinze ans sont plus de six millions et représentent 10 % de la population. Aux États-Unis, elles sont 22 millions et représentent 7 % de la population. Au Brésil, elles sont plus de 7 millions, mais ne représentent que 4 % de la population. En Inde, elles sont 28 millions, pour 2 % de la population ; 1 million pour 2 % de la population sud-africaine ; moins d’un demi-million pour 1 % de la population kenyane. Ces proportions ne sauraient expliquer les différentiels de morbidité liés au coronavirus, encore moins la très grande disparité du nombre de cas. En tout cas, elles sont à prendre en considération comme des informations essentielles sur la densité de la population âgée. Ceci entretenant un lien important avec la mortalité des aînés. Une faible densité de personnes âgées, conjuguée à l’absence de maisons de retraite où elles sont concentrées, n’explique pas tout. Mais c’est une variable à considérer sérieusement.

Troisième raison – point à ne pas oublier –, le confinement a certainement des effets. Aussi frustes et brutales soient ses conditions, dans les bidonvilles, l’opération limite assurément la propagation. Comme partout dans le monde, mais avec une acuité toute particulière, se pose la même question : à quel prix ?

L’ultime observation, au terme de cette analyse, relève des perspectives. Certes, rien n’est définitivement écrit en matière sanitaire, mais la catastrophe qui pouvait s’envisager dans ces bidonvilles n’est, à ce stade, pas arrivée. Elle s’y profile, en revanche, avec force, sur le plan économique. La tragédie économique qui s’y déroule d’ores et déjà double les deux tragédies sanitaire et humanitaire. Avec une violence que ne compensent pas des États providence très incomplets, voire inexistants.

Les mégabidonvilles du monde en développement sont, d’abord, des lieux d’activité économique. Constitués des résidences des travailleurs qui font vivre le reste de la ville, d’ateliers industriels et d’échoppes informelles, ils ne peuvent s’arrêter longtemps, économiquement s’entend. Leur assèchement et leur fermeture économiques ont des impacts immédiats sur leurs habitants et des conséquences pour l’ensemble de la vie économique des métropoles dans lesquelles ils se situent. Ces quartiers doivent se comprendre, en quelque sorte, comme le « back office » des grandes villes[27]. Ce sont les lieux de résidence de ceux qui font les « sales boulots ». Ce sont aussi des lieux, ouverts, sur l’économie mondialisée.

Les habitants y savent ce que sont les risques vitaux liés à une épidémie, qu’ils peuvent craindre plus qu’ailleurs en raison de l’indigence des infrastructures, et à un confinement qui tarit immédiatement leurs sources de revenus. Un dilemme est clair : sortir de chez soi et risquer la contagion ; rester chez soi et risquer la malnutrition. La concurrence entre les deux angoisses frappe certainement les esprits. C’est néanmoins, malgré le confinement, la sortie pour la survie qui prévaudra. Pour les autorités, il s’agit de prévenir le chaos.

De fait, ces quartiers, lorsqu’ils ne sont pas barricadés par des forces de l’ordre érigées en cordons sanitaires, ne sont pas, avec le coronavirus, spécialement mis au ban. En tout cas, pas forcément plus qu’avant. Ils sont mis en arrêt économique, ce qui est leur drame. Davantage victimes du confinement que du Covid-19, ils pâtiront de la récession globale. Avec moins d’emplois et de revenus formels, ils devront recourir à plus d’informel et d’illégalité. Avec moins d’interventions publiques, pour cause de tensions budgétaires, ils devront aussi recourir à plus d’ingéniosité et d’imagination pour s’en sortir. Tout en devenant des espaces plus propices encore à l’organisation criminelle et à la « mafiaïsation », pour le dire d’une formule claire. Ces dernières années, les conditions de vie s’étaient plutôt améliorées. Le monde d’après, dans les bidonvilles du monde en développement, risque fortement d’être le monde d’avant, significativement détérioré. Ce sera aussi là un legs de la crise du coronavirus[28].

A la lecture des diverses informations reçues, la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) s’inquiète de ce que la gestion de la crise sanitaire due au Covid-19 révèle sur l’état de notre système de santé, et en particulier sur l’effectivité de l’accès aux soins pour tous, sans discrimination.

La crise actuelle accentue la tension du système de santé et révèle avec une intensité nouvelle les inégalités et ruptures de droits dans l’accès aux soins et les parcours de santé. Certains phénomènes sont spécifiques à la crise actuelle, mais d’autres témoignent d’une aggravation de difficultés déjà connues et documentées, notamment dans les précédents avis de la Commission.

LA CRISE LIÉE AU COVID, REFLET DES INÉGALITÉS SOCIALES DE SANTÉ.

La Commission est particulièrement inquiète de l’ampleur de la fracture sociale dans l’accès aux soins révélée par la crise sanitaire. Ainsi, plusieurs éléments montrent une plus grande vulnérabilité des personnes en situation de précarité face au Covid-19. Parmi les personnes qui ont dû continuer à travailler en dehors de leur domicile, on retrouve de nombreux emplois précaires et, ou, mal rémunérés. Leur nombre a été multiplié par le fait que le Gouvernement n’a pas défini les secteurs essentiels, laissant de fait les entreprises continuer ou reprendre leur activité, exposant les travailleurs au risque de contamination dans les transports ou sur le lieu de travail, quand les protections nécessaires n’étaient pas fournies. Par ailleurs les personnes pauvres sont généralement de santé plus fragile, à cause de renoncements aux soins, de conditions de logement insalubres, de conditions de travail pénibles ou d’une alimentation de piètre qualité. Elles ont une plus forte probabilité d’être en surpoids, de développer diabète ou hypertension artérielle, qui sont autant de facteurs aggravants du Covid-19. Cette inégalité sociale est souvent renforcée par une inégalité territoriale. Le cas du département de Seine-Saint-Denis est éclairant : malgré une population plus jeune que la moyenne, le nombre de malades du Covid-19 y est particulièrement élevé, avec une surmortalité de 101,8% constatée entre le 1er mars et le 6 avril (source INSEE). Ce département, un des moins riches de France, souffre d’un fort déficit de structures de prise en charge hospitalière. L’indispensable contribution de la médecine de ville se trouve entravée par la baisse de la démographie médicale dans ce territoire. Dans le cas du Covid-19, les patients ont pu être traités grâce à des transferts vers des hôpitaux d’autres départements, mais la mauvaise santé globale de la population est une des causes de la surmortalité. Par ailleurs, la situation dans les Outre-mer, et en particulier à Mayotte ou en Guadeloupe (depuis l’incendie du Centre hospitalier universitaire il y a deux ans), est aussi tout à fait critique – et ce même hors période d’épidémie.

La Commission s’inquiète d’un potentiel renforcement de ces inégalités sociales et territoriales lors du déconfinement. En effet, un des dispositifs essentiels pour lutter contre la propagation de l’épidémie est le port généralisé des masques. Mais en l’absence de remboursement ou de distribution gratuite, les masques sont inaccessibles à une partie de la population, avec un budget qui peut s’élever à plus d’une centaine d’euros pour les familles. Comment vont faire les personnes défavorisées ? Comment pourront-elles accéder aux transports en commun dont elles dépendent pour se rendre à leur travail ?

La CNCDH insiste donc pour que des études plus approfondies soient menées sur le lien entre pauvreté, trajectoires de vie et surmortalité due au Covid-19 afin d’en tirer les enseignements pour l’amélioration de l’accès à la santé de toutes les populations. Elle considère inacceptable le fait que les populations vivant en France ne bénéficient pas d’un accès égalitaire aux soins et voient leur espérance de vie varier en fonction de leur lieu de résidence. Une fois la crise en voie de résolution, il faudra veiller à rétablir la capacité de notre système de santé, notamment dans le domaine des soins primaires et des hôpitaux, pour répondre aux besoins de santé de toutes les populations. Ces inégalités se poursuivent jusque dans la fin de vie. La haute contagiosité du virus et le nombre important de décès liés au Covid-19 ont parfois empêché de bien accompagner les malades en fin de vie, en ne permettant en particulier pas aux malades d’être entourés de leurs proches. De plus, l’organisation des obsèques s’en est trouvée plus complexe : interdictions faites aux proches d’y participer, obligations de crémation, manque de place dans les cimetières pour les personnes de confession musulmane, facturation de frais supplémentaires pour la garde des corps à Rungis alors que le coût d’un enterrement est déjà trop élevé pour certaines familles…. La Commission souligne que tout doit être mis en œuvre pour permettre aux malades de dire adieu à leurs proches et à ceux-ci d’organiser les obsèques conformément à la volonté du défunt.

UNE CRISE SANITAIRE ACCENTUÉE PAR LA PAUPÉRISATION DE NOTRE SYSTÈME DE SANTÉ.

Dans un avis de mai 2018, « Agir contre les maltraitances dans le système de santé, une nécessité pour respecter les droits fondamentaux », la CNCDH avait analysé un certain nombre des problèmes auxquels le système de santé français est confronté et qui se trouvent exacerbés par la crise actuelle. Les politiques de réduction des dépenses de santé menées depuis plus d’une dizaine d’années, n’alignant pas le montant des dépenses de santé sur les besoins croissants de la population, en particulier ceux liés à son vieillissement, ont laissé un système hospitalier exsangue et d’autant moins armé pour affronter la crise actuelle. Il en va de même dans le secteur médico-social pour les personnes handicapées ou âgées. Depuis des années le personnel soignant, les syndicats, les Organisations non gouvernementales (ONG) tirent les signaux d’alarme sur l’état de notre système de santé. L’année 2019 a été marquée par les mouvements sociaux d’ampleur inédite dans les services d’urgence, dans l’hôpital public et dans les services médico-sociaux. En janvier 2020, 1 100 médecins hospitaliers démissionnaient de leurs fonctions administratives pour revendiquer l’ouverture de réelles négociations sur le budget de l’hôpital et l’augmentation des salaires. Grâce à une mobilisation remarquable, que la CNCDH salue, les professionnels de santé ont su trouver des ressources, répartir et allouer des moyens pour faire face à l’afflux de patients, et éviter que le drame actuel ne se joue sur une toute autre échelle. Néanmoins, cela s’est fait dans des conditions dégradées, tant sur le plan des conditions du travail du personnel que de l’accueil des patients, et ramenant la pratique médicale à une gestion de la pénurie, voire de l’indisponibilité. Les personnels soignants doivent faire face tout à la fois à une sollicitation intense, à des conditions de travail difficiles et à des risques accrus pour leur propre sécurité, amplifiés par le manque de matériel médical nécessaire (masques, surblouses, visières, etc..). Ainsi, le 12 avril, l’Assistance publique – Hôpitaux de Paris (AP-HP) annonçait que 3 800 professionnels de santé de ses hôpitaux étaient contaminés. Ceci explique la colère des professionnels qui découvrent que des centaines de millions de masques ont été mis en vente le 4 mai par la grande distribution, alors même qu’ils n’ont toujours accès qu’à un nombre très limité de masques. La crise met aussi en lumière la concentration du système de santé sur l’hôpital et non sur toute la chaîne de soins : des auxiliaires de vie à domicile en passant par les personnels des établissements médico-sociaux qui ont peiné à être reconnus et intégrés dans la distribution de masque ou pour l’accueil de leurs enfants à l’école.

La crise sanitaire actuelle met en lumière les limites de l’offre et de la disponibilité dans notre système de santé

L’Agence régionale sanitaire (ARS) d’Ile-de-France a ainsi été contrainte de construire un cadre conceptuel et éthique pour l’accompagnement des soignants, dans le cas où « l’équilibre entre les besoins médicaux et les ressources disponibles serait rompu.» Plusieurs articles de presse font état de refus de prise en charge hospitalière ou de transfert en réanimation de personnes atteintes du Covid-19 (ou susceptibles de l’être), en situation de handicap ou âgées de plus de 80 ans. Si des décisions médicales peuvent bien sûr être à l’origine de ces choix, la Commission s’inquiète que parfois des considérations autres que médicales aient pu être prises en compte. Ainsi, la Croix-Rouge a identifié des instructions écrites locales contraires aux consignes ministérielles, demandant de l’hospitaliser que les résidents d’EHPAD relevant d’une intubation pour ne pas saturer le système hospitalier, les formes sévères et critiques non intubables devant être prises en charge de manière symptomatique dans les établissements médicaux-sociaux alors même qu’ils ne disposent pas de l’équipement nécessaire. De tels comportements sont une atteinte aux droits fondamentaux, et en particulier au droit à la protection de la santé qui ne doit souffrir d’aucune forme de discrimination liée à l’âge, à l’état de santé, à la situation de handicap, à la nationalité, au statut administratif ou à l’origine sociale. Les installations, les biens et les services en matière de santé – y compris l’accès aux tests de dépistage, les soins, vaccins et traitements qui seront mis au point contre le Covid-19 – doivent être médicalement pertinents et de bonne qualité, disponibles en quantité suffisante sur le territoire national ; accessibles à toutes et tous, sans discrimination ; respectueux de l’éthique médicale et adaptés sur le plan socio-culturel.

PERMETTRE À CHACUN DE PROTÉGER SA SANTÉ

La CNCDH regrette que les informations publiques mises à disposition sur les moyens de se protéger contre le virus aient été insuffisantes, voire contradictoires, notamment en ce qui concerne l’utilisation des masques pour le grand public, ou la disponibilité des tests. Ces contradictions pouvant être interprétées par certains comme relevant d’une volonté de ne pas mettre en lumière, au moins temporairement, des carences de l’offre de moyens de protection, ce qui nuit à la responsabilisation de la population. Par ailleurs, les informations ne sont pas accessibles et compréhensibles par toutes et tous. Si la Commission note qu’un effort a été fait pour traduire les messages sanitaires en plusieurs langues, elle regrette que les campagnes de communication ne soient pas adaptées en fonction des différentes populations cibles, et que les médias utilisés ne soient pas assez diversifiés. Actuellement, l’information officielle passe surtout par les médias traditionnels (grandes chaines télévisées et radios, affichage sur la voie publique…), alors qu’une partie très importante de la population s’informe par d’autres canaux comme les réseaux sociaux. Le vocabulaire utilisé et la complexité des messages délivrés sont peu accessibles pour certaines catégories de la population : ils gagneraient à être reformulés avec des médiateurs en santé. La Commission salue le travail réalisé en ce sens par des associations et collectivités locales, mais souligne qu’il devrait en être de même des messages gouvernementaux.

La CNCDH s’alarme par ailleurs de la stigmatisation des malades du Covid-19. Une des conséquences du discours centré sur la mal nommée « distanciation sociale » et le « restez chez vous » est qu’après huit semaines de confinement, certains soupçonnent « les autres » d’être responsables des contaminations. Ce préjugé a été renforcé par de malheureuses déclarations publiques comme celle du préfet de police de Paris. Ce glissement d’une responsabilité publique, collective, vers une responsabilité individuelle est porteur de conséquences dramatiques à court et à moyen terme. Des élus des arrondissements du nord de Paris signalent ainsi que de plus en plus de personnes malades, en proie à la honte, n’osent plus prévenir un médecin pour se faire soigner de peur d’être stigmatisées. Dans ce contexte, la Commission alerte sur les mesures envisagées pour la sortie du confinement : la mise à l’isolement, sans précision sur la manière d’assurer le ravitaillement en produits de première nécessité ou la prise en charge de la famille, et le discours sur des « brigades » chargées d’investigations risquent de conduire de plus en plus de gens à renoncer à se signaler et à se soigner, sans parler de l’instauration d’un climat de suspicion délétère. La Commission invite les pouvoirs publics à mettre la priorité sur la pédagogie et l’instauration d’un lien de confiance plutôt que d’instaurer des mesures répressives. Pour éviter que les personnes, notamment les plus vulnérables se retrouvent mal informées et mal préparées face à la pandémie, à cause de dispositifs inadaptés, la CNCDH insiste sur l’utilité de la contribution de la société civile à la prise en compte de tous les aspects sanitaires, économiques et sociaux de la crise du Covid-19, comme elle l’a rappelé dans son avis « État d’urgence sanitaire et État de droit » adopté le 28 avril 2020. La protection des populations les plus fragiles passe par la promotion de l’information et des moyens de protection collective pour chacun quelle que soit sa situation sociale ou son statut administratif. La prévention et l’éducation à la santé sont des maillons faibles de notre système de santé : la CNCDH souligne la nécessité de les repenser, en collaboration avec les populations et les acteurs de terrain et de leur accorder des moyens financiers adaptés.

Pour ce 4e numéro de la lettre de l’Observatoire de l’état d’urgence sanitaire et du confinement, la Commission nationale consultative des droits de l’homme a souhaité évoquer plus particulièrement les difficultés rencontrées par les personnes en situation de pauvreté et aux atteintes aux droits fondamentaux dont elles sont victimes.

Aujourd’hui, 8,9 millions de personnes pauvres (vivant avec moins de 1 041 euros par mois), dont 2,2 millions de personnes en situation d’extrême pauvreté (moins de 694 euros par mois)

1 – pour lesquelles le respect effectif des droits fondamentaux est déjà fragile en temps normal – se retrouvent dans des situations dramatiques. Les informations reçues par la Commission, via ses associations membres, montrent que les inégalités sociales sont exacerbées par la crise sanitaire en France métropolitaine et dans les Outre-mer. Cette situation précarise davantage les personnes en situation de vulnérabilité ou marginalisées qui doivent faire face, au quotidien, à des difficultés plus nombreuses et plus importantes. Les familles monoparentales et les jeunes de moins de trente ans sont particulièrement concernés.

UNE PRIME POUR LES DESTINATAIRES DES MINIMAS SOCIAUX

Le confinement a entraîné une hausse non négligeable des dépenses pour les ménages les plus pauvres : hausse des dépenses en énergie, impossibilité de bénéficier de certaines distributions alimentaires, obligation de se ravitailler dans des commerces de proximité aux prix plus élevés, besoin de fournitures pour assurer la continuité pédagogique. La Commission s’inquiète aussi d’une hausse des prix de certaines denrées, en particulier dans les Outre-mer.

Dans ce contexte, la CNCDH se félicite que la proposition des associations de verser une prime aux destinataires de minima sociaux ait été reprise par le Président de la République dans son allocution du 13 avril. Elle constate cependant que de nombreux ajustements sont encore nécessaires pour assurer une plus grande équité, à la hauteur de l’enjeu pour l’ensemble des familles et des personnes isolées en situation de vulnérabilité (comme cela a pu être mis en place dans le sud de l’Italie). Elle attend des précisions sur les modalités de versement et leur effectivité. Cette aide devrait être renouvelée tout au long de la crise pour soutenir toutes celles et ceux qui vivent au bas de l’échelle des revenus et ne peuvent plus accéder à certaines aides (distribution alimentaire, soutien à la cantine). Par ailleurs, le montant annoncé de la prime demeure insuffisant pour couvrir l’étendue des besoins des personnes au quotidien. Enfin, cette prime laisse de côté des catégories de personnes en situation de précarité tout aussi touchées par la crise sanitaire : les personnes âgées bénéficiaires de l’ASPA (minimum vieillesse), souvent les plus impactées par la hausse de la facture alimentaire, tout comme les bénéficiaires de l’Allocation adulte handicapé (AAH), qui vivent majoritairement seuls et sont souvent dans des situations d’isolement ainsi que l’ensemble des jeunes précaires de moins de 25 ans, étudiants ou non, qui ne peuvent pas bénéficier du RSA. La Commission salue la mise en place des chèques services, et encourage à ce qu’ils soient acceptés par le plus grand nombre de commerces.

La CNCDH salue également l’annonce, par le secrétaire d’État chargée de la lutte contre la pauvreté, du déblocage de 39 millions d’euros supplémentaires pour l’aide alimentaire aux plus modestes, qui devraient «venir soutenir les associations et répondre en urgence à des territoires en souffrance ». Un autre enjeu important est l’accès à l’information sur les aides sociales disponibles et sur le maintien du contact avec les services sociaux. À ce titre, la Commission regrette que la plupart des appels téléphoniques aux services, en particulier depuis un portable, soient payants. Elle recommande de rendre ces appels gratuits, au moins jusqu’à la rentrée scolaire, d’autant que les services étant surchargés, les temps d’attente sont souvent très longs.

LES DIFFICULTÉS D’ACCÈS AUX SERVICES BANCAIRES ET AUX SERVICES PUBLICS

Les difficultés d’accès aux services bancaires et financiers mettent en situation indigne des mères ou pères de famille, des personnes isolées, parfois des personnes sans abri. Clientèle stigmatisée, considérée à risque et pas assez rentable, déjà en temps ordinaire, les plus pauvres sont doublement en peine du fait du contexte de crise sanitaire. Certains ont perdu leur travail ou activité rémunératrice et craignent de ne pas pouvoir redémarrer avant de nombreuses semaines, voire pas du tout. En raison de la crise, celles et ceux qui sont dans une situation précaire, mais arrivent à « se maintenir sur le fil », risquent de basculer vers des situations financières inextricables. Les personnes qui sont sans carte bancaire ont beaucoup de difficultés actuellement pour effectuer leurs paiements, et d’autres personnes n’ont pas accès à la monnaie. Malgré les dispositifs présentés par les banques publiques et privées à la veille du versement des allocations, la fermeture de nombreuses agences bancaires et bureaux de poste de proximité, ou l’éloignement de ceux restés ouverts posent de graves problèmes à de nombreuses familles au quotidien : celles et ceux qui n’ont pas de carte bancaire ont besoin de monnaie pour acheter les denrées alimentaires, les produits frais ou aller à la laverie automatique, ou régler certaines factures en ligne, d‘autres auraient besoin d’aide pour éviter les incidents bancaires à l’heure où des frais nouveaux apparaissent. Des situations d’exploitation sont dues au fait que des personnes sont condamnées à faire du troc pour obtenir des pièces et avoir accès à des denrées de base ou pour payer sur internet des factures qui seront augmentées. La question de l’accès aux moyens de paiement et à l’inclusion bancaire doit rester une priorité pour l’après – confinement (mécanisme de sortie d’endettement, accès à des prêts à taux zéro ou faible…).

LES DIFFICULTÉS PROPRES AUX FAMILLES MONOPARENTALES

Le confinement est particulièrement difficile pour les familles monoparentales, majoritairement des femmes seules avec enfants. Des comportements discriminatoires, visant notamment les enfants, les affectent singulièrement. L’interdiction de sortir de la chambre par des responsables d’hôtels sociaux, parce qu’ils pourraient diffuser le Covid-19, ou l’interdiction d’accès à un parent accompagné de ses enfants à des supermarchés sont des abus de pouvoir qui ne sont pas acceptables. Il est inadmissible et illégal que des agents de sécurité ou des responsables de magasins interdisent l’accès à des besoins de première nécessité ou obligent les femmes à laisser leur enfant à la porte des magasins ou au niveau des caisses. Refuser à des enfants d’entrer dans des magasins alimentaires ne fait pas partie des mesures restrictives relatives à la propagation du virus Covid-19 telles que détaillées dans la loi du 23 mars 2020 relative à l’état d’urgence sanitaire et les ordonnances d’application. Ces pratiques portent atteinte aux droits des parents isolés et à l’intérêt supérieur de leurs enfants qui doivent être protégés contre toute forme de violence, y compris celle provoquée par de tels comportements. Leur situation est d’autant plus difficile que nombre de parents seuls ont été obligés d’arrêter de travailler pour garder leurs enfants. La situation est particulièrement délicate pour les salariés ayant moins d’un an ancienneté, puisque, contrairement aux annonces gouvernementales relayées dans les médias, les salaires ne leur ont pas été entièrement versés à leur grande surprise, mettant en danger leur maigre budget.

LES PERSONNES EXERÇANT DES ACTIVITÉS INFORMELLES

 

Les personnes occupant des emplois précaires sont souvent affectées de manière disproportionnée par la pandémie. Il s’agit notamment des travailleuses et travailleurs migrants (en situation régulière ou irrégulière), des personnes occupant un emploi précaire, y compris des « petits boulots », des personnes travaillant dans le secteur informel, des travailleuses et travailleurs indépendants ou sans statut. Bien souvent, ces personnes n’ont pas de couverture sociale ou ne bénéficient pas de prestations sociales satisfaisantes, ce qui signifie que leur perte de revenus n’est pas couverte quand elles sont mises en quarantaine et qu’elles ne touchent pas d’indemnités maladie. Une baisse importante ou une perte de revenus peut avoir des répercussions dramatiques sur la capacité de ces personnes à subvenir à leurs besoins élémentaires en termes de santé et d’hygiène et à payer les services et biens de première nécessité tels que le loyer, l’eau, le gaz et l’électricité et la nourriture. En conséquence, elles peuvent également avoir plus de mal à se protéger de l’exposition au virus, notamment si elles ne peuvent pas acheter des soins préventifs, tels que le gel hydroalcoolique, ou si elles se retouvent expulsées à la suite de la perte d’emploi (arriérés de loyer, retard dans les versements hypothécaires, etc.). Elles peuvent également se heurter à des obstacles supplémentaires pour se faire dépister et se soigner quand elles sont malades. La CNCDH est donc particulièrement préoccupée par la situation de ces personnes et souligne la nécessité de leur garantir le droit à un niveau de vie satisfaisant.