Pour les Mélanésiens qui l’habitent depuis des millénaires, c’est le Kanaky.

Pour les français de métropole, c’est un territoire d’outre-mer, avec son statut particulier qui lui accorde beaucoup d’autonomie. Mais c’est aussi, et en particulier pour les dirigeants français, un des signes de la grande puissance française dans le monde.

Pour des raisons aujourd’hui essentiellement géopolitiques (garder la Chine à distance et posséder des eaux territoriales immenses), les autorités semblent vouloir en faire un territoire définitivement partie intégrante de la France. Les Mélanésiens s’opposent à cette vision qui les éloigne de leur souveraineté.

Le projet de réforme électorale a rallumé les braises d’un conflit refoulé. Et le transfert et l’incarcération en métropole de leaders indépendantistes plus radicaux ne peuvent manquer de rappeler ceux du général haïtien Toussaint Louverture emprisonné au fort de Vaux ou en sens inverse ceux de militants kabyles réclamant l’indépendance et envoyés en Nouvelle Calédonie.

On peut craindre d’y voir le signe d’une résurgence coloniale. L’avenir du Kanaky peut encore être pensé de manière harmonieuse entre les leaders mélanésiens traditionnels et la puissance coloniale pour un pays souverain associé à la France.

Encore faut-il commencer à écrire cette nouvelle page.

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A l’instar du Portugal, qui accorde un titre de séjour jusqu’au 30 juin, un collectif demande l’obtention d’une carte de résident pour les personnes migrantes afin qu’elles puissent accéder à un travail et à un logement digne.

Tribune. Nous vivons aujourd’hui une situation de crise sanitaire mondiale inédite face à laquelle les plus vulnérables d’entre nous sont les plus exposés. Aujourd’hui environ 500 000 personnes sans-papiers sont présentes sur le sol français, elles sont environ 4 millions sur le territoire de l’Union européenne, vivant souvent dans des conditions précaires inadmissibles et rendant impossible le respect des mesures préconisées par l’Organiation mondiale de la santé (OMS) pour lutter contre la diffusion du coronavirus.

Le Portugal a décidé d’accorder un titre de séjour temporaire (jusqu’au 30 juin) aux migrant·e·s présent·e·s sur son territoire. Une vingtaine de députés français demande également la régularisation temporaire des sans-papiers présents sur le territoire français pendant l’épidémie de coronavirus ; ils invoquent «une mesure de salubrité publique» face à la «situation dramatique des sans-papiers et des sans-abri». Si cette mesure permettra à certain·es personnes sans papiers d’améliorer provisoirement leur situation, elle ne doit pas se faire au détriment de conditions de travail dignes et sécurisées. Nous demandons pour tous les travailleurs et travailleuses l’application du code du travail, en y ajoutant les mesures prescrites par l’OMS.

Pour que le temporaire devienne permanent

Nous soulevons la question éthique posée par l’embauche temporaire de personnes dites «migrantes» pour pallier la pénurie de personnel en France et la diminution de la main-d’œuvre disponible liée à la pandémie et la fermeture des frontières. Nous soutenons cette mesure minimale, mais nous appelons à aller plus loin. Pour que l’autorisation de séjour ne soit pas qu’un instrument pour déléguer le travail durant la pandémie, il faut que le temporaire devienne permanent. C’est pourquoi nous demandons qu’une carte de résident soit attribuée à toutes les personnes migrantes, afin de leur permettre d’accéder à un travail, et donc à un logement digne.

En Belgique, des associations lancent également un appel demandant la régularisation définitive des étranger·e·s présent·e·s dans les pays de l’Union européenne. La régularisation massive et collective des sans-papiers ne génère pas un «appel d’air». Les régularisations massives passées n’ont pas entraîné de mouvement migratoire particulier, car ce sont avant tout les conditions de vie dans les pays d’origine qui déterminent les flux migratoires. Qu’ils soient africains, asiatiques ou latino-américains, la majorité des flux migratoires sont intracontinentaux et seule une minorité arrive aux frontières de l’Union européenne, atteintes par les migrant·e·s au péril de leur vie. L’argument de l’appel d’air est d’autant plus inadapté à la situation actuelle que les frontières sont actuellement fermées.

Si les dernières régularisations collectives de sans-papiers en France datent de 1981 et 1997, de telles opérations ont régulièrement eu lieu dans d’autres pays européens : en Belgique (1999, 2009), en Espagne (2005) et en Italie (2012). Ces régularisations massives ont toujours eu des effets bénéfiques, autant pour leurs bénéficiaires directs que pour l’économie du pays accueillant et pour sa cohésion sociale (son «vivre-ensemble»). Nous sortirons bientôt de cette pandémie avec une économie affaiblie, une société en manque de repères et de cohésion, et une crise sociale et humaine dont nous ne pouvons pas encore mesurer l’ampleur.

Egalité de droits avec les autres travailleurs

Parmi les milliers de personnes migrantes présentes sur nos territoires, nombreuses sont celles qui ont une formation et une expérience professionnelles dans des domaines variés et dans lesquels les entreprises de l’Union européenne manquent de main-d’œuvre (bâtiment, industrie, agriculture ou restauration, par exemple). Ces compétences et ces expériences, la France et l’UE en auront besoin à la sortie de la crise que nous traversons. Même sans qualification particulière, ces personnes participeront au redressement économique. Quelles que soient les compétences professionnelles ou la formation des personnes migrantes sur notre territoire, nous souhaitons qu’ils aient la liberté de trouver leur place dans la société, en égalité de droits avec les autres travailleurs.

Les circonstances exceptionnelles actuelles nous engagent à exiger cette mesure et à l’appliquer rapidement, efficacement, sans controverses, et dans l’intérêt de chacun. Alors même que la crise sanitaire que nous traversons exige de toutes et tous de faire preuve d’entraide et de solidarité, nous demandons la régularisation via une carte de résident de l’ensemble des personnes migrantes actuellement présentes sur le sol français ainsi que dans tous les pays de l’Union européenne.

Les signataires : Michel Agier, directeur d’études EHESS, Paul Aries, politologue, rédacteur en chef de la revue les Zindigné(e)s, Esther Benbassa, sénatrice de Paris, EE-LV, Jacques Boutault, maire du IIe arrondissement de Paris, EE-LV, François Bourdillon, ancien directeur Santé publique France, William Bourdon, avocat, Françoise Bressat-Blum, présidente de l’Université populaire de Lyon, Patrick Brody, militant CGT, ancien conseiller confédéral, Julia Cage, économiste, PSE, Damien Carême, député européen, EE-LV,

Leila Chaibi, députée européenne LFI, Johann Chapoutot, historien, Philippe Corcuff, maître de conférences de science politique à Sciences-Po Lyon, Christian Delorme, prêtre du diocèse de Lyon, Didier Fassin, anthropologue et médecin, Institut d’études avancées de Princeton et Collège de France, Eric Fassin, sociologue, Université Paris-8, Guillaume Gontard, sénateur de l’Isère, Roland Gori, professeur émérite de psychopathologie, psychanalyste, André Grimaldi, médecin endocrinologue, APHP, Corinne Iehl, conseillère métropolitaine de Lyon Ensemble !, secrétaire d’Anvita, Thierry Lang, Haut Conseil de la santé publique, Myriam Laidouni-Denis, conseillère régionale, Auvergne-Rhône-Alpes, EE-LV, Gustave Massiah, membre du conseil international du forum social mondial, Dominique Méda, sociologue, Université Paris-Dauphine, El Mouhoub Mouhoud, professeur d’économie, Paris-Dauphine, Nathalie Perrin-Gilbert, maire Ier arrondissement Lyon, Frédéric Pierru, chercheur en sciences sociales et politiques, CNRS, Fabien Roussel, député du Nord, PCF, Michèle Riot-Sarcey, historienne, Alfred Spira, professeur d’épidémiologie, Thomas Piketty, économiste, PSE, Jacques Revel, historien, ancien président EHESS, Sandrine Runel, présidente du groupe socialiste à la Métropole de Lyon, Serge Slama, professeur de droit public, Université de Grenoble, Barbara Stiegler, professeur de philosophie à l’Université de Bordeaux, Marie-Christine Vergiat, militante des droits de l’homme, ex-députée européenne (2009-2019), Stéphane Velut, neurochirurgien et auteur, Jacques Walter, pasteur à Lyon. Le Collectif soutiens/migrants  Croix-Rousse-Collège sans frontières Maurice Scève

Pour ce 3e numéro de la lettre de l’Observatoire de l’état d’urgence sanitaire et du confinement, la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) a estimé nécessaire de s’intéresser plus particulièrement aux difficultés liées au logement par les personnes en situation de pauvreté et aux atteintes aux droits fondamentaux dont elles sont victimes.

Aujourd’hui, 4 millions de personnes vivent dans un logement indécent ou sont sans-abri – et leur situation est particulièrement critique depuis la mise en place de mesures pour endiguer l’épidémie de Covid-19, en particulier le confinement. Les informations reçues par la Commission, via ses associations membres, montrent que les inégalités sociales sont exacerbées par la crise sanitaire et aggravent les difficultés liées au mal logement.

LE CONFINEMENT AGGRAVE LES DIFFICULTÉS LIÉES AU LOGEMENT

Vivre en situation de mal logement, à cause d’un logement trop petit, surpeuplé et/ou insalubre est déjà source de souffrances et de difficultés quand on peut passer une grande partie de sa journée en dehors. Mais en situation de confinement, les personnes, vivant seules ou avec leurs proches, se retrouvent prisonnières de ces logis indignes, faisant peser des risques sur leur santé psychique et physique, nombre de ces logements étant insalubres.

En 2016, dans son avis « Logement : un droit pour tous ? », la CNCDH a alerté sur le fait que pour des millions de personnes en France, l’accès à un logement digne était un combat. Début mars 2020, Leilani Farha, rapporteure spéciale des Nations unies sur le droit à un logement convenable, présentait un rapport très critique sur l’accès au droit à un logement décent en France, à la suite de sa visite officielle en avril 2019. Ses constats et recommandations faisaient écho à ceux formulés en 2016 par la CNCDH, notamment la mise en œuvre défaillante de la loi DALO, le manque de logements sociaux, le prix inabordable des logements, la saturation des services d’hébergement d’urgence.

FOCUS

Campements et bidonvilles, une situation sanitaire désastreuse

Les rapports des associations encore présentes sur le terrain sur la situation sanitaire dans les campements non démantelés, notamment à Paris et dans la région de Calais, sont particulièrement préoccupants. Dans les bidonvilles, il est extrêmement difficile de garantir a minima l’accès à l’eau et à des sanitaires. À Paris, une mobilisation militante a été nécessaire pour faire rouvrir les arrivées d’eau fermées dans le nord et l’est de la ville. À Calais, la mairie fait obstacle aux distributions alimentaires et refuse l’installation de points d’eau. La crise renforce la stigmatisation et les discriminations à l’égard des personnes migrantes, des refus d’accès aux transports en commun et la mise en place de files d’attente distinctes dans certains magasins, ainsi que des contrôles des
forces de l’ordre dans les files d’attente pour les distributions alimentaires ont été rapportés. La Commission s’inquiète aussi des rapports de harcèlement de migrants et de bénévoles qui lui ont été communiqués, avec des verbalisations des acteurs associatifs, alors même que les déplacements pour l’aide aux plus démunis sont autorisés. La CNCDH attire l’attention sur la motivation du jugement rendu par le tribunal administratif de Melun, le 14 avril 2020, faisant droit au référé déposé par un habitant d’un campement, dénonçant les carences des autorités quant au maintien de l’hygiène et exigeant que soient mises en place des mesures assurant l’existence digne, saine et sûre que notre pays doit garantir dans le respect de ses engagements.

Le 18 mars, Leilani Farha a exhorté les gouvernements « à prendre des mesures extraordinaires pour garantir le droit au logement pour tous et se protéger contre la pandémie ». En effet, alors que le logement est devenu la protection première contre le coronavirus SARS-CoV-2, les personnes vivant dans des logements inadéquats ou sans-abri deviennent particulièrement vulnérables à la contraction du virus. Il en résulte des difficultés d’existence insurmontables et des dommages physiques et psychologiques considérables. Les perturbations portées à l’éducation des enfants peuvent être dramatiques, voire irréversibles, en raison de la promiscuité et, fréquemment, de l’impossibilité de se livrer convenablement au travail scolaire dit « à domicile ». Les taux de perte de contact avec les élèves dénoncés par les enseignants et diffusés par leurs syndicats, variables selon les quartiers, peuvent monter jusque dans les 50% dans les zones les plus défavorisées. La CNCDH se félicite ainsi du report de deux mois de la trêve hivernale, permettant d’éviter toute remise à la rue de personnes dans le contexte sanitaire actuel. La CNCDH salue aussi la décision de certains bailleurs sociaux de proposer des reports et étalements de paiement, ou l’aménagement des charges. Elle les encourage à aller plus loin et à proposer une gratuité exceptionnelle et temporaire pour les ménages en grande difficulté. La Commission regrette néanmoins qu’il n’y ait pas de consignes nationales données par le ministère du Logement, la diversité des acteurs et des mesures prises rendant l’information peu accessible aux locataires, d’autant que tous les bailleurs ne sont pas facilement joignables.

LE CONFINEMENT : DES CHARGES ACCRUES POUR LES MÉNAGES PRÉCAIRES

Lorsque l’on vit avec quelques centaines d’euros par mois, la moindre dépense supplémentaire ou perte de revenu a des conséquences immédiates. Les mesures de confinement actuelles ont un impact fort sur le budget des ménages précaires : présence permanente au domicile, voire augmentation du nombre de personnes dans le logement due au retour de certains membres (élèves en pension, étudiants) et souci d’assurer la continuité pédagogique entraînent une augmentation des dépenses d’énergie, d’alimentation (plus de cantine le midi pour les enfants qui y avaient accès, souvent avec des tarifs adaptés), mais aussi d’équipement (achat de matériel et de fourniture pour l’école à la maison, forfait téléphonique pour garder le lien avec l’école ou les démarches administratives…). Ces impasses financières peuvent aggraver encore les problèmes de logement. Beaucoup de familles seront alors dans l’incapacité de payer les prochains loyers et craignent de perdre leur logement. La CNCDH salue les multiples efforts des collectivités publiques, des associations et des bénévoles qui, au prix souvent d’efforts financiers collectifs ou personnels encore plus lourds que d’ordinaire, s’efforcent d’apporter secours aux personnes en danger. Mais ces efforts ont leurs propres limites budgétaires et matérielles ; ainsi les distributions de vivres et de produits d’hygiène ne peuvent souvent s’effectuer que dans des conditions incompatibles avec les règles de protection liées au confinement. La CNCDH considère indispensable que les pouvoirs publics apportent à ces actions un soutien budgétaire et logistique à la hauteur de leurs besoins.

FOCUS

Confinées dans la rue : le drame des personnes sans-abri

Pour les 150 000 (Insee) à 250 000 (associations) personnes sans-abri, le choc du confinement a été dramatique : réduction du nombre de maraudes et de distributions alimentaires (à tel point que des milliers de personnes sont menacées par la faim, et que des bénévoles ont rencontré des personnes qui n’avaient rien mangé depuis plusieurs jours), fermeture de nombreux bains douches et toilettes publiques. La CNCDH est bien consciente que de nombreuses avancées ont été réalisées depuis quatre semaines, grâce à la mobilisation des pouvoirs publics et des associations :

  • l’accès à l’alimentation s’est réorganisé, difficilement ;
  • 9 000 places d’hébergement ont été créées en urgence, mobilisant hôtels, pensionnats et villages de vacances ;
  • 80 centres d’hébergement spécialisés (CHS) ont ouvert pour accueillir des personnes sans-domicile touchées par le Covid-19 ;
  • le ministère de la Cohésion des territoires a débloqué 65 millions d’euros supplémentaires et consulte régulièrement le monde associatif.

Pour autant, l’ampleur du sans-abrisme depuis des années en France est telle que cette mobilisation ne suffit pas pour proposer à toute personne à la rue une solution d’hébergement ; des milliers de personnes sont encore la rue, et quand les solutions d’hébergement existent, elles ne sauraient constituer une solution à long terme pour les personnes. Il s’agit de mise à l’abri, ne permettant souvent pas le respect du confinement (plusieurs personnes par chambre à l’hôtel ou dans des centres, voire dans des gymnases), et de surcroît prévue pour un temps court (absence de cuisine ou d’espace pour les enfants). La CNCDH exhorte le gouvernement à poursuivre les efforts engagés. Elle demande plus de lisibilité sur les places d’hébergement supplémentaires annoncées, alors que les acteurs de terrain, notamment le Samu social à Paris, n’ont pas de visibilité sur les 7 800 nuitées d’hôtel mobilisées et les 15 000 personnes supplémentaires hébergés, annoncées par le ministre chargé de la Ville et du Logement le 7 avril dernier.

RECOMMENDATIONS EN S’APPUYANT SUR LES RECOMMANDATIONS FORMULÉES DANS DIFFÉRENTS DE SES AVIS, ET EN LES ADAPTANT AU CONTEXTE ACTUEL, LA CNCDH RECOMMANDE :

  • de prendre en compte, dans l’application des mesures visant à mettre fin à la pandémie de Covid-19, et notamment les mesures de confinement et quarantaine, la situation particulière desb personnes en situation de vulnérabilité et d’allouer des moyens adaptés pour leur permettre de respecter le confinement (mise à l’abri digne de toutes les personnes, possibilité de réquisitionner des locaux vacants – publics, internats, diocèses…- pour pallier les conditions de confinement trop précaires (surface trop petite, pas d’accès à l’hygiène, violences familiales…) de certaines personnes et familles ;
  •  de reconduire la trêve hivernale pendant 3 mois et d’interdire les remises à la rue des personnes hébergées temporairement dans les hôtels, en veillant à ce que des consignes claires soient transmises aux SIAO et au 115, et partagées avec les bénéficiaires, afin de s’assurer de l’effectivité de ces mesures ;
  • d’interdire des expulsions de campements ou bidonvilles sans proposition de relogement adapté ;
  •  de mettre en place un accès effectif à l’eau potable et à des sanitaires à proximité de tous les campements et bidonvilles, et de veiller au respect de l’inconditionnalité de l’accès aux services essentiels, notamment pour les nourrissons et les enfants (alimentation, soins médicaux, circulation des informations sur la crise sanitaire pour les personnes, y compris en leur fournissant de quoi recharger leur téléphone si nécessaire…) ;
  •  d’inciter les bailleurs sociaux, mais plus largement l’ensemble des bailleurs, à aménager ou différer les paiements des loyers, des prêts ou des emprunts hypothécaires.

L’Observatoire de l’état d’urgence sanitaire et du confinement. La mise en place de l’état d’urgence sanitaire et de mesures de confinement pour lutter contre le Covid-19 peut soulever, dans son application, un certain nombre de difficultés en termes de respect des droits et libertés. La Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH), en tant qu’institution indépendante de contrôle du respect par la France de ses engagements internationaux en matière de droits de l’homme, a donc décidé de mettre en place un Observatoire de l’état d’urgence sanitaire et du confinement pour les recenser et produire des recommandations à destination des pouvoirs publics. L’Observatoire publie chaque semaine son analyse et ses recommandations, basées sur les informations collectées par ses membres et de leurs réseaux, sur les situations qui soulèvent des questions en terme de respect des droits humains.

Il y a peut-être quelque chose d’inconvenant à se projeter dans l’après crise alors que le personnel de santé est, comme on dit, « sur le front », que des millions de gens perdent leur emploi et que beaucoup de familles endeuillées ne peuvent même pas enterrer leurs morts.

Et pourtant, c’est bien maintenant qu’il faut se battre pour que la reprise économique, une fois la crise passée, ne ramène pas le même ancien régime climatique contre lequel nous essayions jusqu’ici, assez vainement, de lutter. En effet, la crise sanitaire est enchâssée dans ce qui n’est pas une crise — toujours passagère — mais une mutation écologique durable et irréversible. Si nous avons de bonne chance de « sortir » de la première, nous n’en avons aucune de « sortir » de la seconde. Les deux situations ne sont pas à la même échelle, mais il est très éclairant de les articuler l’une sur l’autre. En tous cas, ce serait dommage de ne pas se servir de la crise sanitaire pour découvrir d’autres moyens d’entrer dans la mutation écologique autrement qu’à l’aveugle. La première leçon du coronavirus est aussi la plus stupéfiante : la preuve est faite, en effet, qu’il est possible, en quelques semaines, de suspendre partout dans le monde et au même moment, un système économique dont on nous disait jusqu’ici qu’il était impossible à ralentir ou à rediriger.

À tous les arguments des écologistes sur l’infléchissement de nos modes de vie, on opposait toujours l’argument de la force irréversible du « train du progrès » que rien ne pouvait faire sortir de ses rails, « à cause », disait on, « de la globalisation ». Or, c’est justement son caractère globalisé qui rend si fragile ce fameux développement, susceptible au contraire de freiner puis de s’arrêter d’un coup. En effet, il n’y an pas que les multinationales ou les accords commerciaux ou internet ou les tour operators pour globaliser la planète : chaque entité de cette même planète possède une façon bien à elle d’accrocher ensemble les autres éléments qui composent, à un moment donné, le collectif. Cela est vrai du CO2 qui réchauffe l’atmosphère globale par sa diffusion dans l’air ; des oiseaux migrateurs qui transportent de nouvelles formes de grippe ; mais cela est vrai aussi, nous le réapprenons douloureusement, du coronavirus dont la capacité à relier « tous les humains » passe par le truchement apparemment inoffensif de nos divers crachotis.

A globalisateur, globalisateur et demi : question de resocialiser des milliards d’humains, les microbes se posent un peu là ! D’où cette découverte incroyable : il y avait bien dans le système économique mondial, caché de tous, un signal d’alarme rouge vif avec une bonne grosse poignée d’acier trempée que les chefs d’État, chacun a son tour, pouvait tirer d’un coup pour stopper « le train du progrès » dans un grand crissement de freins. Si la demande de virer de bord à 90 degrés pour atterrir sur terre paraissait encore en janvier une douce illusion, elle devient beaucoup plus réaliste : tout automobiliste sait que pour avoir une chance de donner un grand coup de volant salvateur sans aller dans le décor, il vaut mieux avoir d’abord ralenti…

Malheureusement, cette pause soudaine dans le système de production globalisée, il n’y a pas que les écologistes pour y voir une occasion formidable d’avancer leur programme d’atterrissage. Les globalisateurs, ceux qui depuis le mitan du 20ème siècle ont inventé l’idée de s’échapper des contraintes planétaires, eux aussi, y voient une chance formidable de rompre encore plus radicalement avec ce qui reste d’obstacles à leur fuite hors du monde. L’occasion est trop belle, pour eux, de se défaire du reste de l’État providence, du filet de sécurité des plus pauvres, de ce qui demeure encore des réglementations contre la pollution, et, plus cyniquement, de se débarrasser de tous ces gens surnuméraires qui encombrent la planète. N’oublions pas, en effet, que l’on doit faire l’hypothèse que ces globalisateurs sont conscients de la mutation écologique et que tous leurs efforts, depuis cinquante ans, consiste en même temps à nier l’importance du changement climatique, mais aussi à échapper à ses conséquences en constituant des bastions fortifiés de privilèges qui doivent rester inaccessibles à tous ceux qu’il va bien falloir laisser en plan. Le grand rêve moderniste du partage universel des « fruits du progrès », ils ne sont pas assez naïfs pour y croire, mais, ce qui est nouveau, ils sont assez francs pour ne même pas en donner l’illusion.

2 Ce sont eux qui s’expriment chaque jour sur Fox News et qui gouvernent tous les États climato-sceptiques de la planète de Moscou à Brasilia et de New Delhi à Washington en passant par Londres. Ce qui rend la situation actuelle tellement dangereuse, ce n’est pas seulement les morts qui s’accumulent chaque jour davantage, c’est la suspension générale d’un système économique qui donne donc à ceux qui veulent aller beaucoup plus loin dans la fuite hors du monde planétaire, une occasion merveilleuse de « tout remettre en cause ». Il ne faut pas oublier que ce qui rend les globalisateurs tellement dangereux, c’est qu’ils savent forcément qu’ils ont perdu, que le déni de la mutation climatique ne peut pas durer indéfiniment, qu’il n’y a plus aucune chance de réconcilier leur « développement » avec les diverses enveloppes de la planète dans laquelle il faudra bien finir par insérer l’économie. C’est ce qui les rend prêts à tout tenter pour extraire une dernière fois les conditions qui vont leur permettre de durer un peu plus longtemps et de se mettre à l’abri eux et leurs enfants. « L’arrêt de monde », ce coup de frein, cette pause imprévue, leur donne une occasion de fuir plus vite et plus loin qu’ils ne l’auraient jamais imaginé.

3 Les révolutionnaires, pour le moment, ce sont eux. C’est là que nous devons agir. Si l’occasion s’ouvre à eux, elle s’ouvre à nous aussi. Si tout est arrêté, tout peut être remis en cause, infléchi, sélectionné, trié, interrompu pour de bon ou au contraire accéléré. L’inventaire annuel, c’est maintenant qu’il faut le faire. A la demande de bon sens : « Relançons le plus rapidement possible la production », il faut répondre par un cri : « Surtout pas ! ». La dernière des choses à faire serait de reprendre à l’identique tout ce que nous faisions avant.

Par exemple, l’autre jour, on présentait à la télévision un fleuriste hollandais, les larmes aux yeux, obligé de jeter des tonnes de tulipes prête à l’envoi qu’il ne pouvait plus expédier par avion dans le monde entier faute de client. On ne peut que le plaindre, bien sûr ; il est juste qu’il soit indemnisé. Mais ensuite la caméra reculait montrant que ses tulipes, il les fait pousser hors sol sous lumière artificielle avant de les livrer aux avions cargo de Schiphol dans une pluie de kérosène ; de là, l’expression d’un doute : « Mais est-il bien utile de prolonger cette façon de produire et de vendre ce type de fleurs ? ». De fil en aiguille, si nous commençons, chacun pour notre compte, à poser de telles questions sur tous les aspects de notre système de production, nous devenons
d’efficaces interrupteurs de globalisation — aussi efficaces, millions que nous sommes, que le fameux coronavirus dans sa façon bien à lui de globaliser la planète. Ce que le virus obtient par d’humbles crachotis de bouches en bouches — la suspension de l’économie mondiale —, nous commençons à l’imaginer par nos petits gestes insignifiants mis, eux aussi, bout à bout : à savoir la suspension du système de production. En nous posant ce genre de questions, chacun d’entre nous se met à imaginer des gestes barrières mais pas seulement contre le virus : contre chaque élément d’un mode de production dont nous ne souhaitons pas la reprise.

C’est qu’il ne s’agit plus de reprendre ou d’infléchir un système de production, mais de sortir de la production comme principe unique de rapport au monde.4 Il ne s’agit pas de révolution, mais de dissolution, pixel après pixel. Comme le montre Pierre Charbonnier,5 après cent ans de socialisme limité à la seule redistribution des bienfaits de l’économie, il serait peut-être temps d’inventer un socialisme qui conteste la production elle-même. C’est que l’injustice ne se limite pas à la seule redistribution des fruits du progrès, mais à la façon même de faire fructifier la planète. Ce qui ne veut pas dire décroître ou vivre d’amour ou d’eau fraîche, mais apprendre à sélectionner chaque segment de ce fameux système prétendument irréversible, de mettre en cause chacune des connections soi-disant indispensable, et d’éprouver de proche en proche ce qui est désirable et ce qui a cessé de l’être.

D’où l’importance capitale d’utiliser ce temps de confinement imposé pour décrire, d’abord chacun pour soi, puis en groupe, ce à quoi nous sommes attachés ; ce dont nous sommes prêts à nous libérer ; les chaines que nous sommes prêts à reconstituer et celles que, par notre comportement, nous sommes décidés à interrompre. Les globalisateurs, eux, semblent avoir une idée très précise de ce qu’ils veulent voir renaître après la reprise : la même chose en pire, industries pétrolières et bateaux de croisière géants en prime. C’est à nous de leur opposer un contre-inventaire. Si en un mois ou deux, des milliards d’humains sont capables, sur un coup de sifflet, d’apprendre la nouvelle « distance sociale », de s’éloigner pour être plus solidaires, de rester chez soi pour ne pas encombrer les hôpitaux, on imagine assez bien la puissance de transformation de ces nouveaux gestes barrières dressés contre la reprise à l’identique, ou pire, contre un nouveau coup de butoir de ceux qui veulent échapper pour de bon à l’attraction terrestre.

1 Voir l’article sur les lobbyistes déchainés aux Etats Unis par Mark Stoller, “The coronavirus relief bill
could turn into a corporate coup if we aren’t careful”, The Guardian, 24-3-20 https://bit.ly/3ac2btn .

2 « Nous ne vivons pas sur la même planète » AOC 18 12 2019. 3 Danowski, Deborah, and Eduardo Viveiros de Castro. « L’arrêt de monde. » De l’univers clos au monde
infini (textes réunis et présentés). Ed. Hache, Emilie. Paris: Editions Dehors, 2014. 221-339.

4 Voir Dusan Kazic Plantes animées- de la production aux relations avec les plantes, thèse Agroparitech,
2019.

5 Pierre Charbonnier, Abondance et liberté. Une histoire environnementale des idées politiques. Paris: La
Découverte, 2020.
P-202- AOC 4