Pour les Mélanésiens qui l’habitent depuis des millénaires, c’est le Kanaky.

Pour les français de métropole, c’est un territoire d’outre-mer, avec son statut particulier qui lui accorde beaucoup d’autonomie. Mais c’est aussi, et en particulier pour les dirigeants français, un des signes de la grande puissance française dans le monde.

Pour des raisons aujourd’hui essentiellement géopolitiques (garder la Chine à distance et posséder des eaux territoriales immenses), les autorités semblent vouloir en faire un territoire définitivement partie intégrante de la France. Les Mélanésiens s’opposent à cette vision qui les éloigne de leur souveraineté.

Le projet de réforme électorale a rallumé les braises d’un conflit refoulé. Et le transfert et l’incarcération en métropole de leaders indépendantistes plus radicaux ne peuvent manquer de rappeler ceux du général haïtien Toussaint Louverture emprisonné au fort de Vaux ou en sens inverse ceux de militants kabyles réclamant l’indépendance et envoyés en Nouvelle Calédonie.

On peut craindre d’y voir le signe d’une résurgence coloniale. L’avenir du Kanaky peut encore être pensé de manière harmonieuse entre les leaders mélanésiens traditionnels et la puissance coloniale pour un pays souverain associé à la France.

Encore faut-il commencer à écrire cette nouvelle page.

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Le gouvernement du Premier ministre Imran Khan, au pouvoir depuis août 2018, se déclare en harmonie avec les militaires, ce qui rappelle que ce n’était pas le cas du dernier gouvernement de Nawaz Sharif, au moins pendant un certain temps.

 

Le poids de l’armée

Sharif fut démis de ses fonctions par la Cour suprême et condamné à sept ans de prison pour corruption en 2018 ; il a depuis été autorisé à se rendre au Royaume-Uni pour y recevoir des soins médicaux. Plusieurs dirigeants politiques de l‘opposition sont en détention, comme la fille de Sharif, Maryam Nawaz. Certains furent libérés sous caution comme l‘ancien
président Asif Zardari et l‘ancien Premier ministre Shahid Khaqan Abbasi.

Les exigences actuelles de transparence ont affaibli les principaux partis d‘opposition. Cependant la critique politique à leur égard s’est affaiblie, ce qui leur laisse une chance modeste de reconstruire leur image, comme cela s‘est déjà produit dans de nombreux pays, y compris au Pakistan dans années 1990 lorsque trois gouvernements accusés de corruption virent les charges contre eux retirées et firent un retour en force. Le parti du premier ministre – le Tehrik-e-Insaf, Mouvement pour la justice – est au pouvoir dans la fédération et en coalition dans les deux provinces du Pendjab et du Baloutchistan. Dans celle du Khyber Pakhtunkhwa limitrophe de l‘Afghanistan, il jouit d‘une majorité absolue. De toute évidence la confiance dans le gouvernement trouve sa source dans ses liens avec l’armée.

Politique extérieure

Au plan géopolitique, le Pakistan doit emprunter une voie prudente face au plan américain de retrait d‘Afghanistan. L‘accord signé entre les États-Unis et les Talibans en février 2020 est fragile car fondé sur le seul pouvoir des armes. Le Pakistan doit trouver un équilibre entre son peu d‘influence sur les Talibans afghans, l’appui américain et la méfiance profonde du gouvernement afghan à son égard.

En Inde, la politique du gouvernement dirigé par le Bharatiya Janata Party (du Premier ministre Modi) est devenue très conflictuelle après qu’il ait changé en août le statut spécial de l‘État du Cachemire à majorité musulmane et après la promulgation de modifications au Citizenship Amendment Act en décembre 2019 qui abolissent certains droits des musulmans indiens. Des dizaines de personnes ont été tuées lors de manifestations et d’attaques ciblées contre des musulmans. Le débordement des tensions croissantes en Inde peut affecter gravement le Pakistan.

Ces mesures ont permis d’améliorer l’image du Pakistan à l’échelle internationale, ce que le ministère des Affaires étrangères utilise au maximum. Le Pakistan a réitéré sa demande de résolution au Conseil de sécurité des Nations Unies. Le secrétaire général de l‘ONU s‘est rendu sur place en février 2020. L‘Organisation de coopération islamique a été invitée à convoquer une réunion spéciale sur les développements en Inde. Cependant, sous influence saoudienne, elle était réticente, bien que l‘Iran, la Turquie et la Malaisie aient publié des déclarations demandant à l‘Inde de protéger les droits et intérêts des musulmans indiens.

Droits de l’homme

La situation en Inde permet de reconsidérer la situation des minorités au Pakistan et les droits de l‘homme. Un aspect de cette prise de conscience au niveau gouvernemental est le fait que les ministères de l‘éducation fédéral et provinciaux ont manifesté leurs volontés de traiter certains des problèmes concernant les discriminations religieuses dans le système éducatif. Lors d‘un dialogue organisé par le Center for Social Justice, le ministre fédéral de l‘Éducation, M. Shafqat Mehmood, a annoncé le 3 mars 2020 que, dans le cadre de la nouvelle politique éducative, aucune approche haineuse ne serait plus autorisée dans les manuels scolaires. Cependant, la promotion des droits de l‘homme nécessite une attention constante et des ressources. Le gouvernement a validé la création de la Commission nationale des droits de l‘enfant en mars 2020, alors qu‘il accuse toujours un retard pour le renouvellement du mandat de la Commission nationale de la condition de la femme et de celui de la Commission nationale des droits de l‘homme, créés par les précédents gouvernements. En 2018, en raison de plusieurs lois et politiques pakistanaises restreignant la liberté de religion, le Département d‘État américain a désigné le pays comme « Country of Particular Concern », mais n’a pas recommandé l‘imposition de sanction. Un « pays particulièrement préoccupant » désigne selon le Département d’État des États-Unis un pays violant gravement la liberté religieuse. Il s‘agit d‘un avertissement fort embarrassant car émanant d‘un allié de longue date. C‘est pourquoi le Pakistan souhaite vivement que cette décision soit retirée et s’y emploie par la voie diplomatique.

En ce qui concerne la gouvernance, les mesures politiques sont également limitées par le poids de l’opinion publique, la coordination entre les exécutants ministériels, et le manque de motivation parmi les décideurs, dont les parlementaires. Par exemple, le gouvernement n‘a pas adopté en 2019 les amendements négociés avec les autorités religieuses et la société civile relatifs aux lois sur le mariage et le divorce chrétiens. Une loi vieille de 150 ans est en débat depuis plus de vingt ans. Elle restreint les droits : par exemple la seule cause reconnue pour un divorce entre chrétiens est l’adultère. Le gouvernement ne s’est pas engagé à faciliter un consensus parmi les leaders d‘opinion chrétiens qui sont souvent tentés de suivre les éléments conservateurs de la communauté musulmane majoritaire ou de se censurer par prudence du fait de leur situation de minorité. Le gouvernement a lancé en 2018 le processus Paighame-Pakistan (Un message de paix au Pakistan), dans lequel cinq mille religieux musulmans ont signé une déclaration condamnant l‘extrémisme et l‘intolérance religieuse. Cela marque la volonté de « l‘establishment » pakistanais de rompre avec le passé et de promouvoir plus de coexistence interreligieuse. Un autre geste énergique dans cette direction a été l‘ouverture en novembre 2019 d‘un couloir de passage permettant aux citoyens indiens de visiter Kartarpur, un sanctuaire sikh proche de la frontière.

Relations économiques

Le Groupe d‘action financière – un organisme intergouvernemental de lutte contre le blanchiment d‘argent et le financement du terrorisme créé par le G7 lors du sommet de l‘Arche à Paris en 1989 – a maintenu le Pakistan dans la liste grise des pays qui doivent en faire plus en matière de blanchiment d‘argent et de financement du terrorisme. Le pays s‘est efforcé d’en sortir depuis un an et demi. Cela l’aiderait à mettre à jour ses procédures économiques actuellement réalisées à environ la moitié de ce qu’il faudrait. L‘Union européenne a renouvelé le « statut SPG+ » du Pakistan, autorisant ses exportations en franchise de droits jusqu‘en 2022 sur les marchés européens. (Le régime « SPG+ » est accordé aux pays qui souffrent d’une intégration insuffisante au commerce mondial et d‘un manque de diversité dans leurs exportations. Ils doivent avoir ratifié 27 conventions internationales en matière de droits sociaux environnementaux et les appliquer.) C‘est une motivation positive pour le respect des normes des droits de l‘homme, bien que le Pakistan se soit opposé à la suppression de ses lois problématiques sur le blasphème et la peine de mort.  L’économie reste empêtrée dans le service de la dette et des dépenses administratives ou de défense élevées. Seul un petit budget de 4 % du PIB est disponible pour les plans de développement.

Un avenir incertain

Une compréhension se développe sur le besoin de cohésion sociale et de coexistence pacifique. Le traitement réservé par le gouvernement à l’opposition politique reste oppressif et antidémocratique et des restrictions sur les médias et les organisations de la société civile sont toujours en place. Il est évident que le peuple pakistanais qui a survécu à des régimes militaires prolongés et à l‘oppression doit trouver des moyens de se faire entendre. Par conséquent, il est prévisible que le mouvement pour les droits et pour une démocratie libératrice se poursuivra, tandis que le gouvernement devra s‘attaquer aux problèmes de l‘économie et des libertés fondamentales afin de sortir de la grave situation actuelle.

 

PAKISTAN

» 796 075 km2

» 235 millions d’habitants (70 millions en 1950, probablement plus de 350 millions en 2050) répartis en de nombreux groupes ethniques, Penjâbis 45 %, Pashtouns 15 %, Saraikis 8 %, Muhadjirs, 8 %, etc.

» Les Musulmans sont 95 % de la population, 15 % d’entre eux étant Chiites souvent victimes d’agressions. Les autres sont Chrétiens et Hindous.

» 55 % de la population a moins de 25 ans.

» 900 km de frontières communes avec l’Iran. 2400 km avec l’Afghanistan. 2 900 km avec l’Inde. 520 km avec la Chine. Le Cachemire au Nord-Est est une zone de tensions permanentes avec l’Inde depuis 1947. Le Pakistan a créé et soutenu les Talibans dès le départ des Russes en 1989 afin d’éviter la prise de pouvoir à Kaboul d’un régime pro-indien ; cela reste une constante de sa politique étrangère.

» En réponse aux essais d‘armes nucléaires indiennes, le Pakistan a effectué ses propres essais à la mi-1998. Les relations indo-pakistanaises se sont améliorées au milieu des années 2000, mais elles ont été instables depuis les attaques de novembre 2008 à Mumbai.

» Imran KHAN a pris ses fonctions de Premier ministre en 2018 avec le parti Tehreek-e-Insaaf. Le Pakistan est engagé dans un conflit armé qui dure depuis des décennies avec des groupes militants.

» Le pays souffre d’une situation économique difficile. Afin de stimuler le développement, le Pakistan et la Chine mettent en œuvre le « couloir économique sino-pakistanais » (CPEC) avec 60 milliards de dollars d‘investissements destinés à l‘énergie et à des projets d‘infrastructure. Ces investissements doivent permettre des taux de croissance de plus de 6 % du PIB et une augmentation des exportations.

1 L‘auteur est un militant des droits de l‘homme, journaliste indépendant et chercheur basé au Pakistan. Il a étudié les sciences politiques, le droit international des droits de
l‘homme et le développement rural. Il a été secrétaire général de la Commission nationale Justice et Paix et est actuellement directeur exécutif du Center for Social Justice, Lahore,
qui mène des recherches et des plaidoyers sur les droits de l‘homme, le développement démocratique, la justice sociale et les groupes marginalisés.
www.csjpak.org
Traduction : Denis Viénot

 

Assemblée plénière du 28 avril 2020 (adoption à l’unanimité moins trois abstentions)

Afin de rendre effectifs les droits des personnes victimes de traite des êtres humains, la CNCDH recommande la création, en France, d’un véritable « mécanisme national de référence » pour la détection, l’identification, l’orientation et l’accompagnement des victimes de traite, présumées ou avérées. La CNCDH se félicite ainsi des démarches entreprises en ce sens par la Mission interministérielle pour la protection des femmes victimes de violences et la lutte contre la traite des êtres humains (Miprof) et les ministères concernés, en début d’année 2020. La mise en place de ce mécanisme est d’autant plus nécessaire et urgente que la pandémie de covid-19 risque de fragiliser encore davantage les personnes susceptibles d’être victimes d’exploitation.
Le mécanisme national de référence vise à garantir le respect des droits fondamentaux des personnes victimes de toutes les formes de traite des êtres humains, et ce, qu’elles soient mineures ou majeures. Il doit permettre l’autonomie et la résilience de ces personnes, en répondant de manière cohérente et protectrice à leurs besoins. Le mécanisme recouvre ainsi trois formes d’action : une identification « préalable » ; une identification « formelle » ; et un accompagnement global.
D’abord, le mécanisme doit donner une place centrale à la protection des victimes, en prévoyant un processus de « double identification » : préalable et formelle. L’identification préalable correspond à la détection de potentielles victimes et à l’évaluation du risque qu’elles soient effectivement dans une situation de traite. La CNCDH recommande de formaliser l’identification préalable, en officialisant la participation des acteurs de terrain par une habilitation à signaler une victime présumée aux autorités compétentes. Elle recommande également que la seconde étape, l’identification formelle, s’appuyant sur la première, soit élargie au-delà des seuls services de police, de gendarmerie et d’inspection du travail, et qu’elle soit détachée de la coopération de la victime présumée dans l’enquête judiciaire, ce qui favorisera sur le moyen terme la poursuite des auteurs.
Ensuite, pour permettre un accompagnement global et protecteur des personnes, il est indispensable de formaliser la coopération entre acteurs et de renforcer les services, puisque les besoins des victimes de traite dépendent de nombreux secteurs de politiques publiques. La création du mécanisme doit ainsi nécessairement débuter par une évaluation approfondie du contexte, mais certaines faiblesses structurelles et problèmes fonctionnels peuvent d’ores et déjà faire l’objet d’une attention particulière. Par exemple, le renforcement et le déploiement des « référents traite des êtres humains » ; l’accès à un hébergement protecteur ; l’application des dispositions existantes en matière de droit au séjour ; ou encore la garantie du principe de non-sanction des victimes de traite des êtres humains.
En plaçant la protection des victimes de traite au cœur de l’identification et en renforçant la coopération entre acteurs et l’accessibilité des services, le mécanisme national de référence permettra non seulement d’améliorer l’effectivité des droits fondamentaux des personnes, mais aussi de renforcer les poursuites des auteurs et donc la lutte contre ce phénomène. La CNCDH réitère l’importance de la création du mécanisme national de référence en France et encourage la Miprof à poursuivre ses efforts de concertation en ce sens, y compris avec la société civile.

1. Dans son avis sur le Second plan d’action national contre la traite des êtres humains (i) (2019-2021) (ii), la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH), notait que la « mise en place d’un mécanisme national de référence » était utilement prévue par ce plan, mais ce uniquement par le biais d’une circulaire, ce qui ne correspond pas aux attentes dans la lutte contre ce phénomène à l’échelle internationale (iii). Afin d’améliorer la politique française de prévention et de lutte contre la traite des êtres humains, la CNCDH recommande la création, en France, d’un véritable « mécanisme national de référence » pour la détection, l’identification, l’orientation et l’accompagnement des victimes de traite, présumées ou avérées. L’actuelle pandémie de covid-19 rend sa mise en place d’autant plus nécessaire et urgente que la situation économique crée de nombreux risques parmi les plus vulnérables de se retrouver en situation d’exploitation ou de traite.
2. La CNCDH se félicite des démarches entreprises en ce sens, depuis le début de l’année 2020, par la Mission interministérielle pour la protection des femmes victimes de violences et la lutte contre la traite des êtres humains (MIPROF) et les ministères concernés. Elle propose ici une explicitation du concept de « mécanisme national de référence » et des observations destinées à guider sa conception et sa mise en œuvre à l’échelle française.
3. Ce mécanisme a en effet pour objectif principal de garantir le respect des droits fondamentaux des personnes victimes de traite et de favoriser leur autonomie et résilience dans la société sur le long terme. Pour ce faire, il doit répondre de manière cohérente et protectrice aux besoins de ces personnes, mineures et majeures, indépendamment du type d’exploitation dont elles sont victimes (exploitation à des fins économiques, sexuelles, d’esclavage domestique, d’obligation à mendier, de contrainte à commettre des délits, etc.)
4. Or, en raison notamment de la dépendance et de l’isolement délibérément créés par les auteurs des faits, les besoins des personnes victimes sont variés et dépendent ainsi de nombreux secteurs de politiques publiques, et donc, de l’intervention de multiples acteurs. L’orientation et l’accompagnement des victimes requièrent donc d’une part l’existence de services adaptés, et d’autre part une coopération efficace entre acteurs : le mécanisme vise à formaliser ces exigences.
5. Les travaux de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) (iv) relèvent qu’un mécanisme recouvre trois formes d’action à l’égard des personnes victimes de traite : une identification « préalable » ou « proactive » ; une identification « formelle » ; et un accompagnement global de la personne, de sa détection à son autonomisation sur le long terme en incluant toute protection nécessaire.
6. L’efficience du mécanisme suppose ainsi, pour la CNCDH, que sa conception puis sa mise en œuvre soient guidées, en premier lieu, par la priorisation de l’enjeu de l’identification des victimes, qui, dans le contexte français, doit être repensée pour donner une place centrale à la protection des victimes présumées ou avérées (première partie) ; et en second lieu par la formalisation de la coopération entre acteurs et le renforcement des services pour permettre un accompagnement global et protecteur sur tout le territoire national, y compris ultra-marin (deuxième partie).

PREMIÈRE PARTIE : PLACER LE PRINCIPE DE PROTECTION AU CŒUR DES IDENTIFICATIONS « PRÉALABLE » ET « FORMELLE »

7. La protection des victimes présumées et avérées constitue un aspect central du mécanisme, dans la mesure où elle favorise largement leur identification. En effet, la protection des victimes permet de créer les conditions de la création d’un lien de confiance afin que la personne puisse livrer son récit et donc être identifiée comme victime et, si elle le souhaite, coopérer dans l’enquête judiciaire. C’est pourquoi la protection d’une victime présumée doit être déclenchée dès l’identification préalable (I) et primer pendant et au-delà de l’identification formelle (II).

I. – L’identification « préalable » : étape de déclenchement de la protection des victimes présumées
A. – L’identification « préalable » : une phase non formalisée en France

8. L’identification « préalable » correspond au processus de détection de victimes présumées, en plusieurs étapes. D’abord la détection d’indices pouvant suggérer qu’une personne se trouve dans une situation de traite des êtres humains ; ensuite l’évaluation de la probabilité que la personne soit effectivement dans cette situation ; et enfin, le cas échéant, l’orientation de la victime présumée, si elle y consent, vers les autorités habilitées à procéder par la suite à son identification formelle.
9. L’identification préalable peut ainsi reposer sur de nombreux acteurs, spécialistes ou non des questions de traite et d’assistance aux victimes. La détection d’indices peut en effet être le fait de tout citoyen témoin d’une situation alarmante, qui observerait par exemple des signes de détresse chez l’employé de maison de ses voisins ou le personnel d’un restaurant. La détection peut aussi être le fait de professionnels non spécialistes, comme du personnel soignant, ou un conducteur de bus international qui s’inquiéteraient de la situation, respectivement, d’un patient ou d’un passager. C’est pourquoi la sensibilisation du grand public et des professionnels non spécialistes, bien que dépassant le concept strict du mécanisme, peut largement contribuer à l’amélioration de la détection de potentielles victimes.
10. L’évaluation de la probabilité que la personne soit effectivement victime, afin de l’identifier comme victime présumée, demande cependant une certaine expertise. Elle doit donc reposer sur des professionnels formés, en mesure d’analyser les faits, d’informer la personne sur ses droits, et d’obtenir le cas échéant son consentement éclairé pour l’orienter vers les autorités procédant à l’identification formelle. Il peut s’agir d’associations spécialistes des questions de traite sous toutes ses formes, de syndicats, mais aussi d’associations spécialistes de la protection de l’enfance, de la santé, d’accompagnement de personnes étrangères, etc.
11. En France, bien qu’en pratique certains professionnels contribuent quotidiennement à la détection de victimes, la phase d’identification préalable n’est pas formalisée. En l’absence de procédures officielles, telle l’habilitation à signaler une victime présumée aux autorités compétentes, aucun poids particulier n’est donné à leur analyse de la situation dans le processus d’identification et de prise de décision concernant le statut de victime d’une personne. L’action de ces acteurs de terrain se limite ainsi officiellement à conseiller la victime sur les démarches à entreprendre et aucun préalable à l’identification formelle par les autorités n’est reconnu.
Recommandation n° 1 : La CNCDH recommande que soit menée, en soutien à la mise en œuvre du mécanisme national de référence, une campagne de sensibilisation du grand public et des professionnels non spécialistes (chauffeurs de bus internationaux, managers d’hôtels, enseignants, professionnels hospitaliers, professionnels de la location de logement, etc.), co-construite avec les personnes concernées et les acteurs de terrain, et en particulier les associations et syndicats impliqués dans la lutte contre la traite. Cette campagne pourrait reposer sur des exemples de situations spécifiques liées aux différents secteurs d’activités afin de familiariser le public avec les indices de situations de traite et de faire connaître les premiers gestes pour la protection d’une potentielle victime, comme les organisations à contacter.

B. Formaliser le processus d’identification préalable en France : exigences pour la protection des victimes présumées
Créer les conditions de l’identification : protéger, informer et octroyer un délai de réflexion

12. Les menaces subies, l’anxiété, la dépendance et l’isolement créés par l’exploiteur sont autant d’éléments freinant les capacités d’une personne victime de traite des êtres humains à spontanément s’identifier comme telle au premier contact avec une tierce personne. L’auto identification est ainsi particulièrement rare.
13. Il faut donc créer les conditions pour que la personne puisse livrer son récit et que les acteurs auxquels elle le livre puissent identifier une possible situation de traite. La création de ces conditions suppose d’abord de garantir une protection immédiate de la personne dès l’existence d’un doute raisonnable, c’est-à-dire répondre à ses besoins les plus immédiats, comme, par exemple, un hébergement et un accompagnement médical et psychologique. Elle suppose, ensuite, de l’informer sur ses droits, afin de lui permettre d’entendre que la situation vécue est anormale, que la loi prévoit de sanctionner les auteurs et de protéger les victimes. Elle suppose enfin de lui octroyer un délai de réflexion, pendant lequel elle est orientée vers les organisations et services pertinents pour la protéger, et à l’issue duquel elle peut prendre une décision éclairée en vue d’un éventuel dépôt de plainte ou d’une coopération dans l’enquête judiciaire. Réunies, ces trois conditions encouragent la verbalisation de la situation par la personne victime, et donc, son identification formelle par la suite.
Recommandation n° 2 : La CNCDH recommande que l’ensemble des acteurs institutionnels amenés à être en contact avec de potentielles victimes disposent d’une formation et des outils nécessaires pour l’information de ces dernières sur leurs droits, afin d’améliorer le contenu et la forme des informations délivrées. Cela inclut des professionnels aussi variés que : la police aux frontières, les agents de mairie, les enseignants, les professionnels de santé, les gestionnaires de centres d’hébergement, de foyers de l’enfance, les inspecteurs du travail, les officiers de protection, les magistrats, les avocats, etc.

Les critères d’identification : un premier outil pour la détection

14. L’élaboration de critères d’identification, recommandée par la CNCDH dans de précédents avis et prévue par le Second plan d’action national, peut significativement contribuer à l’amélioration de la détection, en offrant un référentiel aux professionnels appelés à travailler au contact de potentielles victimes. Ces indicateurs peuvent cependant varier, d’une part, en fonction du type d’exploitation dont la personne est victime – les indicateurs d’une situation d’exploitation à des fins économiques pouvant par exemple diverger de ceux d’une situation d’exploitation à des fins de mendicité forcée ; et d’autre part, en fonction du contexte dans lequel un professionnel rencontre la personne – un agent de police, par exemple, ne s’appuiera pas nécessairement sur les mêmes indices qu’un médecin.
15. Le recours à des indicateurs pour la détection doit cependant être conçu de manière flexible. Ces indicateurs ne peuvent pas, en effet, constituer une liste de critères auxquels la personne doit intégralement obéir afin d’être considérée comme potentielle victime. Ces indicateurs, non exclusifs, doivent permettre d’établir un faisceau d’indices précis et concordants de ce qu’il existe un doute raisonnable sur le fait que la personne est victime de traite.
Recommandation n° 3 : La CNCDH recommande d’élaborer des critères d’identification par type d’exploitation, prenant en compte les différences pouvant survenir entre des victimes mineures et majeures ; mais aussi de les adapter aux compétences du professionnel concerné. Ces indicateurs doivent être élaborés en coopération avec les associations et acteurs de terrain qui disposent déjà d’une expertise et d’outils ayant fait leur preuve (v). Il s’agira d’associer les personnes concernées, et d’utiliser les outils déjà existants. Ces critères d’identification devront faire partie intégrante du mécanisme national de référence (vi).

Officialiser la valeur de l’expertise et le rôle des acteurs de terrain : une étape incontournable à l’identification préalable

16. La capacité des acteurs de terrain, comme les associations ou les syndicats, à récolter dans leurs contacts formels ou informels avec de potentielles victimes des informations sur leurs besoins et les risques auxquels elles sont exposées, repose en partie sur leur capacité à établir un lien de confiance avec la personne concernée. Cela peut survenir dans de nombreuses situations : dans le cadre d’une mission de maraude pour une victime d’exploitation à des fins sexuelles ou de mendicité forcée par exemple ; ou lors de l’entretien à l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra) pour une victime étrangère par exemple. Ces acteurs constituent une importante porte d’entrée pour l’identification de victimes, et les informations dont ils disposent peuvent être cruciales, par la suite, dans la phase d’identification formelle de la personne.
17. La prise en compte de ces informations est un élément important pour limiter le risque de traumatisation secondaire de la personne par les demandes multiples, par des acteurs multiples, de partager son récit. La conception du mécanisme en France doit donc avant tout garantir la reconnaissance officielle de cette expertise et de la crédibilité des informations que ces acteurs rassemblent. Cette reconnaissance officielle doit passer par la création d’un système de « double identification » qui formalise la phase d’identification préalable, en amont de l’identification formelle, dans laquelle ces acteurs, et tout professionnel formé à la détection des signes d’une possible situation de traite, joue un rôle déterminé dans l’évaluation des risques auxquels est exposée la personne et est habilité à signaler une victime présumée, avec son consentement, aux autorités compétentes, policières ou non (vii).
Pour l’OSCE (viii), cette approche inclusive de l’identification, complétant l’approche traditionnelle d’identification formelle par les autorités, permet de pallier le problème de non-protection des victimes présumées qui ne peuvent ou ne souhaitent pas coopérer avec les autorités. En effet, en reconnaissant un statut de victime présumée, la création de la phase d’identification préalable permet de déclencher le protocole de prise en charge et de protection dès la détection, et non pas seulement à l’issue de l’identification formelle.
Recommandation n° 4 : La CNCDH recommande que les associations engagées avec des personnes victimes de traite, ainsi que les syndicats et l’ensemble des personnels formés à la détection et à l’évaluation, soient officiellement partie prenante au mécanisme national de référence, au stade de l’identification préalable et habilités à signaler une victime présumée aux autorités compétentes, avec son consentement. Ce rôle officiel, revenant entre autres aux associations, ne peut en aucun cas se limiter aux grands opérateurs associatifs, mais doit bien inclure les associations ayant une expertise de terrain dans ce domaine précis.
Recommandation n° 5 : La CNCDH recommande la création de guides pratiques à destination des professionnels de tous secteurs, qui présentent les moyens et indicateurs de détection, ainsi que le protocole d’orientation et de protection des victimes présumées.
Recommandation n° 6 : La CNCDH recommande que le mécanisme national de référence qui sera créé prévoie explicitement un processus de « double identification », en formalisant une phase d’identification préalable précédant l’identification formelle et marquant le déclenchement du protocole de prise en charge et de protection des victimes présumées, sur la base de l’analyse de ses besoins immédiats et ce jusqu’à ce que, le cas échéant, le doute soit levé.

II. – L’identification formelle : un abandon nécessaire de la condition de coopération de la victime présumée dans l’enquête judiciaire
A. – L’identification formelle : un processus trop restreint en France

19. L’identification formelle est le processus par lequel une personne passe du statut de victime présumée à celui de victime avérée de traite des êtres humains, via la reconnaissance, par les autorités compétentes, que les doutes raisonnables sont suffisamment fondés. Dans certains pays, c’est cette seconde phase de l’identification qui ouvre pour les personnes l’accès aux droits dont peuvent légalement bénéficier les victimes de traite. Pour l’OSCE, cela constitue un frein à l’identification et à la protection dans la mesure où de nombreuses victimes, pour les raisons vues précédemment, ne sont pas en mesure de partager leur récit avec les autorités.
20. Contrairement à l’identification préalable, qui peut être réalisée par un large spectre d’acteurs, spécialisés ou non en traite, l’identification formelle ne concerne généralement qu’un nombre limité de parties prenantes. Ces acteurs doivent être spécialisés et formés et, dans le cadre du mécanisme, préalablement identifiés et désignés comme tels. Il peut s’agir d’une plateforme composée des personnels formés de la police ou de la gendarmerie, mais aussi d’acteurs non policiers, tels les services sociaux, des associations, des syndicats, et autres représentants de la société civile.
21. En France, seuls les services de police et de gendarmerie et de l’inspection du travail sont habilités à constater qu’une personne, quelle que soit sa nationalité, est victime de traite. Du point de vue judiciaire, cette personne bénéficiera de tous les droits garantis à toute victime d’infraction en droit français, y compris le droit à être indemnisée. Pour les victimes étrangères de traite, il existe dans les faits deux niveaux d’identification formelle : d’abord en acceptant de coopérer avec les autorités, ce qui donne droit à un titre de séjour provisoire ; puis, en cas de condamnation définitive de l’auteur, ce qui ouvre le droit à une carte de résident. Si la demande d’un titre de séjour L. 316-1-1 (ix) lève partiellement la nécessité de coopérer pour les personnes victimes de traite à des fins d’exploitation sexuelle, les conditions de son obtention demeurent néanmoins trop difficiles pour rendre ce titre véritablement protecteur (x). De même, si une personne peut également être identifiée comme victime de traite par l’Ofpra ou la Cour nationale du droit d’asile (CNDA) dans le cadre d’une demande d’asile (xi), et par là bénéficier du droit au séjour (xii), la définition du groupe social, appréhendée de manière très limitative, rend difficile la reconnaissance de ce statut, et donc l’identification formelle, par ce biais (xiii). En revanche, pour les victimes françaises, l’identification formelle ne s’accompagne pas de mesures protectrices spécifiques à leur statut de victime de traite, tel qu’un accompagnement social, comme le prévoit pourtant le droit européen.

B. – Elargir le processus d’identification formelle en France pour mieux protéger les victimes
Détacher l’identification formelle de la coopération dans l’enquête judiciaire : un prérequis de l’approche fondée sur les droits de l’homme

22. Dès 2004, le groupe d’experts sur la traite des êtres humains de la Commission européenne (xiv), soulignait que l’approche fondée sur les droits de l’homme se traduit notamment par « la reconnaissance des victimes de la traite en tant que titulaires de droits, ce qui signifie que les droits à la protection, à l’assistance et à la réparation « ne sont pas conditionnés à la volonté ou la capacité de la victime de la traite à coopérer dans les procédures judiciaires ou à fournir des preuves. » (xv) L’OSCE rappelle également que la voie à privilégier pour l’identification formelle est celle d’une approche inclusive, qui « implique l’attribution du statut de victime de traite des êtres humains : par des services désignés de protection sociale ; en dehors du contexte de poursuites judiciaires ; indépendamment de la volonté d’une victime présumée de collaborer avec les autorités policières. » (xvi)
23. Cette dissociation est indispensable dans la mesure où l’émancipation de la personne de sa situation de dépendance économique, affective et souvent légale, vis-à-vis de son exploiteur, et donc, la dénonciation des faits, ne sont possibles que si un cadre protecteur de substitution est proposé à la personne. Les conditions de reconstruction et de partage du récit doivent être créées, et donc la personne doit être protégée avant qu’elle ne soit formellement identifiée. Son éventuelle coopération avec la police par la suite dépendra en partie de cette capacité à protéger et à créer un lien de confiance. La création de ce lien de confiance repose sur une coopération étroite entre les acteurs de terrain, actifs dans l’identification préalable, et les autorités. C’est pourquoi cette coopération doit être formalisée dans le cadre du mécanisme, en reconnaissant ces acteurs comme parties prenantes officielles dans le processus d’identification préalable.
Recommandation n° 7 : La CNCDH recommande que l’identification formelle d’une victime de traite soit détachée de sa capacité et sa volonté à coopérer avec les autorités, et ce indifféremment du type d’exploitation dont elle est victime.

Renverser les perspectives : protéger les victimes, même sans leur coopération préalable avec les autorités, favorise sur le moyen terme la poursuite des auteurs

24. En favorisant la création d’un lien de confiance, en protégeant la victime et en lui octroyant un temps de reconstruction, on favorise également, sur le moyen terme, le dépôt de plainte ou de manière générale la coopération dans l’enquête judiciaire, et donc la poursuite des auteurs. Dès lors, conditionner l’identification formelle à la coopération avec les autorités est contreproductif en matière de lutte contre la traite. Ainsi, si la participation des victimes aux poursuites judiciaires doit être rendue possible, l’existence de poursuites judiciaires ne doit pas conditionner la possibilité de se voir reconnaître le statut de victime de traite.
25. Afin de pallier cette difficulté, il faut prévoir deux processus distincts d’identification formelle, l’un dans le cadre de la coopération judiciaire pour les victimes en capacité de coopérer immédiatement, et l’autre hors coopération judiciaire pour les victimes qui ne le peuvent ou ne le désirent pas. Ces deux processus doivent aboutir à la reconnaissance d’un même statut de victime de traite et ouvrir les mêmes droits, dans le respect du principe de non-discrimination.
26. C’est par exemple ce qui est fait en Géorgie où, si la victime souhaite coopérer, elle est signalée à la police par le primo identifiant (par exemple, une association), ce qui entraine l’ouverture d’une enquête judiciaire, et il revient au procureur de retenir la qualification de traite, reconnaissant par là à la personne son statut de victime. Dans l’hypothèse où la victime ne peut ou ne souhaite pas coopérer, il existe un organisme dédié à l’instruction de ces dossiers et disposant d’un groupe permanent de cinq personnes représentant des organisations internationales et locales (xvii). Le primo identifiant signale la victime présumée à l’organisme, un entretien est conduit par un groupe restreint, composé d’un psychologue et d’un juriste, qui communiquent les informations au groupe permanent, lequel prend sous 48h, la décision d’octroyer ou non le statut de victime de traite.
Recommandation n° 8 : La CNCDH recommande que soient créés deux processus distincts d’identification formelle, reconnaissant le même statut de victime de traite et ouvrant aux mêmes droits : un processus dans le cadre de la coopération judiciaire, et un processus hors coopération judiciaire, pour les victimes n’étant pas en capacité, ou n’ayant pas la volonté, de coopérer avec les autorités. Ces deux processus doivent aboutir à la reconnaissance d’un même statut, ouvrant les mêmes droits.
Recommandation n° 9 : La CNCDH recommande que, dans le cadre de la conception du mécanisme, soit envisagée la création d’une plateforme multi-acteurs, disposant d’un rôle opérationnel et déclinée aux échelons départementaux, et procédant aux études de dossiers de victimes hors coopération judiciaire. Ces plateformes pourraient comprendre dans leurs membres décisionnaires des représentants institutionnels et de la société civile (syndicats, associations, médecins, psychologues, etc.) Leur composition devra être précisée, dans le cadre de la création du mécanisme, en coopération avec l’ensemble des acteurs concernés. Il pourrait également être imaginé la désignation d’un coordinateur local de lutte contre la traite, qui présiderait la plateforme et dont la mission consisterait à coordonner les acteurs locaux de lutte contre la traite sous toutes ses formes et à recevoir les signalements de cas de victimes présumées par les acteurs de terrain habilités à le faire.

DEUXIÈME PARTIE : FORMALISER LES PROCÉDURES DE COOPÉRATION ENTRE ACTEURS ET RENFORCER LES SERVICES POUR ASSURER UN ACCOMPAGNEMENT GLOBAL ET PROTECTEUR

27. Le mécanisme national de référence doit permettre de garantir, parallèlement au processus de double identification préalable et formelle d’une victime, un accompagnement global. La cohérence de cet accompagnement repose sur l’existence de services fonctionnels, et sur une coordination formalisée entre acteurs (I). Si la conception du mécanisme en France doit nécessairement débuter par une évaluation approfondie du contexte et des besoins, certaines faiblesses structurelles et problèmes fonctionnels peuvent d’ores et déjà faire l’objet d’une attention particulière (II).

I. – Services fonctionnels et coopération formalisée par le mécanisme national de référence : garanties de la cohérence d’un accompagnement global

28. L’accompagnement global des victimes de traite des êtres humains repose sur la prise en compte de leurs besoins immédiats (par exemple l’hébergement, le soutien médical et psychologique, etc.) mais aussi sur les moyen et long termes afin de procurer une sécurité matérielle, physique et psychologique favorisant leur reconstruction et autonomisation.
29. Ces besoins sur les court, moyen et long termes sont donc aussi variés que : la reconnaissance du statut de victime, la protection et parfois l’éloignement géographique du lieu d’exploitation, l’obtention d’un hébergement, l’apprentissage de la langue française pour une victime étrangère, la formation professionnelle, la réparation du préjudice moral par la justice mais aussi la réparation du préjudice matériel visant à compenser les salaires non perçus durant l’exploitation, etc. L’appui aux victimes repose donc sur plusieurs secteurs de politiques publiques (social, santé, justice, etc.).
Recommandation n° 10 : La CNCDH recommande que la conception du mécanisme national de référence prenne en compte la dimension intersectorielle de l’appui aux victimes de traite et continue à inclure dans les discussions l’ensemble des secteurs concernés. Parmi eux, celui de la justice doit veiller à la réparation de l’ensemble des préjudices subis par les victimes de traite.
30. Afin d’orienter efficacement les personnes victimes vers les services adaptés à leur situation, les interventions des professionnels de ces différents secteurs doivent être coordonnées. Le mécanisme doit ainsi prévoir la formalisation de la mise en réseau de ces acteurs et de leur coopération, qui doit être organisée depuis la détection d’une potentielle victime, jusqu’à son autonomisation sur le long terme.
31. Il est indispensable que ces différents professionnels puissent conseiller et orienter une victime de manière cohérente, et non contradictoire, lorsqu’ils lui indiquent les démarches à suivre. La cohérence de leurs actions et de leurs discours dépend d’une part de la clarté des orientations et procédures définies au niveau national, pour être déclinées sur l’ensemble du territoire, et d’autre part de l’existence et de l’accessibilité des services vers lesquels les professionnels orientent les victimes.
Recommandation n° 11 : La CNCDH recommande que le mécanisme repose sur une base juridique plus contraignante qu’une simple circulaire. A cette fin, elle considère que la lutte contre toutes les formes d’exploitation et de traite des êtres humains devrait faire l’objet d’une loi appréhendant ce sujet dans toutes ses composantes (préventive et répressive, administrative et judiciaire, juridique et sociale) et permettant une mise en œuvre complète des instruments internationaux et européens en la matière. De plus, une coordination du mécanisme au niveau national doit être prévue, afin de garantir la cohérence du protocole sur l’ensemble du territoire.
32. Enfin, si les services et structures vers lesquels les professionnels orientent les victimes ne sont pas accessibles, cela constitue d’abord une entrave à l’accès aux droits, mais cela compromet également le fonctionnement du mécanisme sur les moyen et long termes. En effet, si un professionnel de santé constate par exemple que la structure vers laquelle il lui est indiqué d’orienter la victime pour une prise en charge hébergement n’est pas en capacité d’héberger cette dernière, il n’y aura plus recours par la suite. Il convient absolument d’éviter, chez les professionnels, des discours contradictoires à destination des victimes qui entrainent une confusion néfaste pour leur prise en charge effective.
33. Il paraît donc indispensable, dans la conception du mécanisme en France, de débuter par une évaluation approfondie des besoins nationaux en matière d’appui aux victimes, afin d’identifier les faiblesses et les failles actuelles. L’objectif de l’évaluation est en effet de s’assurer que le mécanisme ne soit pas créé ex nihilo, mais s’appuie sur les structures nationales déjà existantes, afin de prévenir la création d’infrastructures ou de procédures superflues. De nombreux outils régionaux et internationaux (xviii) ont été développés pour accompagner les Etats dans ces démarches.
Recommandation n° 12 : La CNCDH recommande que le travail de conception du mécanisme en France débute par la conduite d’une évaluation approfondie des parties prenantes, services et infrastructures, incluant une analyse des initiatives qui ont déjà pu être prises à l’échelle locale. Il conviendrait, pour ce faire, de solliciter l’expertise d’organismes régionaux spécialisés, tel le Bureau des institutions démocratiques et des droits de l’homme (BIDDH) de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) pour accompagner la Miprof dans les démarches qu’elle a d’ores et déjà entreprises.
Recommandation n° 13 : La CNCDH recommande que soit développé un protocole – dans l’esprit des standard operating procedures recommandées par l’OSCE (xix) – déclinant les procédures spécifiques dans le processus d’appui aux victimes, de leur identification préalable à leur accompagnement global. Ce protocole devra inclure chaque étape de l’orientation des victimes, en détaillant des procédures claires, comportant des délais pour chacune de ces étapes (par exemple, délai pour la prise de décision dans l’identification formelle) et décrivant les parties prenantes impliquées et leur rôle respectif. Les critères d’identification pour la détection des victimes pourraient être inclus comme annexes à ce protocole.

II. – Ruptures dans l’accompagnement des victimes de traite des êtres humains : quelques illustrations de faiblesses structurelles et problèmes fonctionnels

34. A défaut d’une évaluation exhaustive qui ne peut être conduite que dans les conditions susmentionnées, sont proposées ci-dessous quelques pistes de consolidation qui devront être prises en compte dans les discussions sur la conception du mécanisme national de référence. En effet, au-delà des structures et procédures qui pourraient être créées (xx), certaines structures et procédures déjà existantes se doivent d’être renforcées.

Les « référents traite des êtres humains » en préfectures et parquets : un potentiel à renforcer, déployer et faire connaître sur tout le territoire

35. Le recours à la désignation de « référents traite des êtres humains » dans les préfectures, prévu par la circulaire du 19 mai 2015 (xxi), ou au sein des parquets ou encore des Directions régionales des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi (Direccte) comme le prévoit le Second plan d’action national, constitue une démarche très positive d’amélioration du partage d’informations, de coopération entre acteurs et d’harmonisation des pratiques.
36. En l’état actuel, le rôle joué par ces référents demeure cependant limité et inégal pour plusieurs raisons. D’abord, faute de liste les répertoriant, ils sont inconnus des différents acteurs qui pourraient avoir recours à eux, ce qui entrave leur rôle de liaison. Une certaine transparence est donc nécessaire afin de rendre leur rôle effectif. Ensuite, pour les référents en préfectures, comme les référents au sein des parquets, tous n’ont pas été désignés : un grand nombre de préfectures ne disposent pas à l’heure actuelle de référents, et au niveau des parquets, seules les juridictions inter-régionales spécialisées (JIRS) en disposent, ce qui revient à huit référents. De plus, si les missions des référents en préfectures sont détaillées par le second plan d’action national, ce n’est pas le cas des référents en parquets. Une clarification de leur rôle et de la délimitation précise de leur mission et de leurs compétences s’impose pour faciliter la coordination. Enfin, la valeur ajoutée de la présence d’un référent au sein des préfectures et parquets, aujourd’hui trop dépendante de la personne désignée pour ce rôle, fluctue au gré des mutations qui, fréquentes, posent des difficultés dans la continuité de la coopération entre acteurs à l’échelle locale.
Recommandation n° 14 : La CNCDH recommande que des « référents traite des êtres humains » soient nommés dans toutes les préfectures, comme le prévoit le second plan d’action national, et que la désignation de référents au sein des parquets soit élargie au-delà des JIRS.
Recommandation n° 15 : La CNCDH recommande que, dans le cadre du mécanisme national de référence, le rôle et les compétences des « référents traite des êtres humains » en préfectures et au sein des parquets et des Direccte, soient clairement définis. Les moyens nécessaires doivent leur être accordés pour qu’ils assurent un rôle à part entière de liaison et de coordination, ainsi que de contribution à l’amélioration de la compréhension des dispositions prises au niveau national.
Recommandation n° 16 : La CNCDH recommande que les « référents traite des êtres humains » soient formés conformément aux rôles et compétences qui leur auront été dévolus afin de permettre la mise en place effective des procédures prévues et la garantie du respect des droits des personnes victimes de traite.
Recommandation n° 17 : La CNCDH recommande que les listes de « référents traite des êtres humains » soient rendues publiques et actualisées afin de permettre la coordination effective des acteurs, selon les rôles et les compétences qui auront été définis.

L’accès à un hébergement protecteur pour les victimes de traite des êtres humains : un service sous-dimensionné

37. En matière d’infrastructures, l’hébergement illustre la nécessité de conduire une évaluation précise des besoins à l’échelle nationale. Si le dispositif national Ac.Sé a démontré son efficacité, il comporte néanmoins d’importantes limites. Son bon fonctionnement, pour les personnes effectivement prises en charge, démontre néanmoins l’intérêt de former le personnel de structures d’hébergement généralistes ou plurielles à la prise en charge spécifique des personnes victimes de traite. Cependant, il est largement sous-dimensionné en termes de capacité d’accueil, et ne concerne, d’une part que les personnes victimes de traite à des fins d’exploitation sexuelle, d’autre part que les personnes majeures. En outre, il est très difficile d’y accéder lorsque la personne étrangère victime de traite des êtres humains n’est pas en possession d’un titre de séjour.
38. Récemment, comme le prévoyait le Second plan d’action national, 300 places du dispositif national d’accueil pour les demandeurs d’asile ont été dédiées aux femmes victimes de traite. Malgré la pertinence de cette démarche de spécialisation des dispositifs existants d’hébergement, elle ne peut se faire sans une augmentation des capacités d’accueil de ces dispositifs, au risque, sinon, de priver d’autres publics vulnérables d’un hébergement qui leur est tout autant indispensable (xxii).
Recommandation n° 18 : La CNCDH recommande que l’évaluation qui sera conduite dans le cadre de la conception du mécanisme inclue une analyse à la fois quantitative et qualitative des solutions d’hébergement utilisées jusqu’à ce jour pour les personnes victimes de traite, afin de les adapter au mieux. Cela peut impliquer, le plus souvent, la formation du personnel de structures d’hébergement non spécialisées comme – dans des cas précis – la création de structures d’hébergement spécialisées.
Recommandation n° 19 : La CNCDH recommande de porter une attention particulière, lors de l’élargissement de l’offre d’hébergement pour les victimes de traite, aux point suivants : d’abord la présence de cette offre sur tout le territoire, pour toutes les formes d’exploitation, sans condition de séjour, sans mixité des personnes majeures et mineures, à l’exception de parents avec enfants ; et ensuite la présence de professionnels formés dans ces structures, qu’il s’agisse d’hébergement généraliste, pluriel ou spécialisé.
Recommandation n° 20 : La CNCDH recommande que le choix de la solution d’hébergement pour une personne victime soit opéré sur la base de sa situation spécifique et avec son consentement. Cet hébergement peut par exemple nécessiter, en fonction des situations, d’être exclusivement dédié à ce public ou au contraire d’être mixte ; de permettre un éloignement géographique ou au contraire de garantir un maintien des repères de la personne.
Recommandation n° 21 : La CNCDH recommande que l’accès à un hébergement pour une personne victime de traite ne soit pas conditionné à sa coopération avec les autorités : l’hébergement, est central dans la protection que requièrent de nombreuses victimes et ne saurait être repoussé jusqu’à l’identification formelle de l’une d’elles.

Le droit au séjour : une nécessaire application des dispositions existantes, afin de lever les obstacles à l’accès aux droits

39. La délivrance des titres de séjour sur le fondement des dispositions de l’article L. 316-1 (xxiii), et le respect des conditions de cette délivrance, font partie des éléments sur lesquels le renforcement du rôle des référents en préfectures pourrait avoir un impact positif. Le Second plan d’action national prévoit en effet que ces référents procurent une « aide aux agents des services étrangers pour l’instruction d’un dossier de demande de titre de séjour sur le fondement des dispositions des articles L. 316-1 et L. 316-1-1 ou de l’admission exceptionnelle au séjour ».
40. Or l’on constate qu’un rappel de ces conditions de délivrance semble aujourd’hui nécessaire pour harmoniser les pratiques des préfectures et assurer l’application stricte des dispositions prévues par la loi. L‘on peut d’abord noter que le nombre de titres de séjour délivrés sur le fondement de l’article L. 316-1 (xxiv) reste faible, puisque seuls 89 l’ont été en 2018. Par ailleurs, les auditions menées par la CNCDH ont fait état de pratiques inadaptées, comme le refus d’octroyer, sous prétexte que les faits s’étaient déroulés en Italie, un titre de séjour à des personnes reconnues victimes de traite et ayant coopéré dans l’enquête judiciaire. De même, le fait que les infractions indiquées sur les récépissés de dépôt de plainte en commissariat ne soient pas toujours précises ou ne correspondent parfois pas à une qualification juridique adéquate, constitue un obstacle à l’obtention d’un titre de séjour dans la mesure où les préfectures se fondent principalement sur ce récépissé. Ce constat d’un nécessaire rappel des conditions de délivrance semble d’ailleurs partagé, puisque le Second plan d’action national le prévoyait.
Recommandation n° 22 : La CNCDH recommande que, dans le cadre de l’évaluation qui sera conduite, une analyse approfondie soit faite de ces barrières à la délivrance des titres de séjour sur le fondement des articles L. 316-1 et L. 316-1-1 (xxv) afin de garantir une harmonisation des pratiques et le respect des droits des victimes de traite. Elle recommande également que le rôle des référents soit renforcé en ce sens et explicité dans le mécanisme.

Un nécessaire renforcement de l’application du principe de non-sanction des victimes de traite des êtres humains contraintes à commettre une infraction

41. La Convention de Varsovie et la Directive 2011/36/UE prévoient toutes deux la possibilité que ne soient pas sanctionnées les victimes de traite (xxvi), pour avoir commis des infractions alors qu’elles y ont été contraintes dans le cadre de leur exploitation. Ce principe, qui vise à protéger les victimes et à créer les conditions nécessaires à leur éventuelle coopération avec les services enquêteurs, et donc les conditions nécessaires à la poursuite des auteurs, a vocation à s’appliquer à toutes les victimes contraintes de commettre une infraction, qu’elles soient majeures ou mineures. Son application est d’autant plus pertinente pour les mineurs qu’ils sont particulièrement visés par les auteurs de traite pour l’exploitation à des fins de commettre des délits. Dans le cas des personnes victimes de traite des êtres humains à des fins de commettre tout crime ou délit, l’identification de la victime et la reconnaissance de ce motif particulier d’exploitation rend la contrainte manifeste, et par conséquent doit permettre l’application du principe de non-sanction et empêcher le déclenchement de poursuites. Il convient que les services d’enquête judiciaire, officiers de police judiciaire et magistrats soient formés à l’identification des victimes de cette forme d’exploitation, afin de reconnaître au plus tôt leur irresponsabilité pénale.
42. Pour les victimes de traite des êtres humains à d’autres fins qui auraient par ailleurs commis des infractions, dans le cadre de leur exploitation, l’article 122-2 du code pénal trouverait à s’appliquer. Cet article, qui prévoit l’irresponsabilité pénale d’une « personne qui a agi sous l’empire d’une force ou d’une contrainte à laquelle elle n’a pu résister » (xxvii), ne paraît toutefois pas assurer le principe de non-sanction des victimes de traite qui auraient commis des infractions dans le cadre de leur exploitation, tel que le prévoit le droit international et européen, comme le rappelait le GRETA en 2017 (xxviii). En effet, la conception de la contrainte, telle que définie par l’article 122-2 du code pénal, est aujourd’hui trop restrictive pour garantir la non-sanction des victimes de traite. En outre, il revient à la victime poursuivie d’en rapporter la preuve. Par ailleurs, dans le cadre de l’asile, la jurisprudence tend de manière inquiétante à parfois refuser la protection internationale aux personnes victimes de traite – et reconnues comme telles- si elles ont participé à l’exploitation d’autres personnes, quand bien même elles y auraient été contraintes par le réseau dont elles sont victimes (xxix). La CNCDH recommande que le code pénal prévoie une présomption simple et autonome d’irresponsabilité de la victime ayant commis des infractions dans le cadre de son exploitation.
43. A cet égard, la CNCDH s’alarme de la situation particulière des mineurs victimes de traite et contraints à commettre des délits, qui, en dépit du principe de non-sanction, font l’objet de mesures coercitives. En l’état, les difficultés liées au manque d’adhésion de certains mineurs à une prise en charge, en raison de l’emprise dans laquelle ils se trouvent, conduisent parquets et juges des enfants à prononcer des mesures coercitives et répressives. L’augmentation du nombre de mineurs en détention est particulièrement inquiétante à cet égard (xxx). Les auditions conduites par la CNCDH ont par ailleurs fait état de mineurs détenus sans être reconnus comme victimes, alors même que leurs parents, condamnés pour des faits de traite sur mineurs, sont incarcérés dans la même prison. La CNCDH rappelle qu’une mesure de privation de liberté ne peut en aucun cas être considérée comme une mesure de protection, quand bien même les alternatives feraient défaut.
Recommandation n° 23 : La CNCDH recommande un renforcement de l’application du principe de non-sanction des victimes de traite et invite les ministères de la Justice et de l’Intérieur à publier une circulaire rappelant les éléments susceptibles de caractériser une situation de « contrainte » au sens de l’article 225-4-1 du code pénal (modus operandi, éléments propres à la victime de traite laissant présumer qu’elle a été en réalité contrainte à commettre une infraction, etc.), afin d’identifier au plus tôt les victimes de traite des êtres humains à des fins de commettre tout crime ou délit et empêcher qu’elles fassent l’objet de poursuite. Pour les autres formes d’exploitation, la CNCDH invite le législateur à prévoir une présomption simple et autonome d’irresponsabilité pour la victime ayant commis des infractions dans le cadre de son exploitation. Les services d’enquête judiciaire, officiers de police judiciaire et magistrats devront être sensibilisés à ces dispositifs d’irresponsabilité pénale par le biais de formations. Cela doit faire l’objet d’une attention particulière dans les discussions pour la conception du mécanisme national de référence.
Recommandation n° 24 : La CNCDH recommande que les victimes de traite, lorsqu’elles ont été contraintes de commettre des délits dans le cadre de leur exploitation, ne soient pas sanctionnées par un refus de protection internationale.
44. En conclusion, la CNCDH souligne que la conception et la mise en œuvre du mécanisme national de référence supposent des démarches complexes du fait de l’exhaustivité des secteurs et des acteurs concernés par l’appui aux victimes de traite des êtres humains. C’est pourquoi ces conception et mise en œuvre du mécanisme national de référence doivent être perçues de manière dynamique. La formalisation du mécanisme peut être progressive : un certain nombre de procédures peuvent être mises en place et renforcées, puis complétées progressivement au gré des résultats de l’évaluation du contexte et des besoins. Le suivi de la mise en œuvre du mécanisme avec l’ensemble des parties prenantes jouera en ce sens un rôle-clef.
45. La CNCDH rappelle enfin qu’en plaçant la protection au cœur d’un système de double identification – préalable et formelle – et en renforçant la coopération entre acteurs et l’accessibilité des services d’appui aux victimes, le mécanisme national de référence permettra non seulement d’améliorer l’effectivité des droits des personnes, mais aussi, grâce à des données robustes, de renforcer les poursuites des auteurs et d’améliorer les connaissances du phénomène. Réunis, ces trois éléments permettront une amélioration considérable de la lutte contre ce phénomène et ouvriront la voie à un renforcement de la coopération transnationale. La CNCDH réitère l’importance de la création du mécanisme en France et encourage donc la Miprof à poursuivre ses efforts de concertation en ce sens. Comme souligné en introduction, la mise en place du mécanisme est rendue d’autant plus urgente et nécessaire par la pandémie actuelle de covid-19 et ses conséquences sur la société dans son ensemble.

Liste des recommandations

Recommandation n° 1 : La CNCDH recommande que soit menée, en soutien à la mise en œuvre du mécanisme national de référence, une campagne de sensibilisation du grand public et des professionnels non spécialistes (chauffeurs de bus internationaux, managers d’hôtels, enseignants, professionnels hospitaliers, professionnels de la location de logement, etc.), co-construite avec les personnes concernées et les acteurs de terrain, et en particulier les associations et syndicats impliqués dans la lutte contre la traite. Cette campagne pourrait reposer sur des exemples de situations spécifiques liées aux différents secteurs d’activités afin de familiariser le public avec les indices de situations de traite et de faire connaître les premiers gestes pour la protection d’une potentielle victime, comme les organisations à contacter.
Recommandation n° 2 : La CNCDH recommande que l’ensemble des acteurs institutionnels amenés à être en contact avec de potentielles victimes disposent d’une formation et des outils nécessaires pour l’information de ces dernières sur leurs droits, afin d’améliorer le contenu et la forme des informations délivrées. Cela inclut des professionnels aussi variés que : la police aux frontières, les agents de mairie, les enseignants, les professionnels de santé, les gestionnaires de centres d’hébergement, de foyers de l’enfance, les inspecteurs du travail, les officiers de protection, les magistrats, les avocats, etc.
Recommandation n° 3 : La CNCDH recommande d’élaborer des critères d’identification par type d’exploitation, prenant en compte les différences pouvant survenir entre des victimes mineures et majeures ; mais aussi de les adapter aux compétences du professionnel concerné. Ces indicateurs doivent être élaborés en coopération avec les associations et acteurs de terrain qui disposent déjà d’une expertise et d’outils ayant fait leur preuve. Il s’agira d’associer les personnes concernées, et d’utiliser les outils déjà existants. Ces critères d’identification devront faire partie intégrante du mécanisme national de référence.
Recommandation n° 4 : La CNCDH recommande que les associations engagées avec des personnes victimes de traite, ainsi que les syndicats et l’ensemble des personnels formés à la détection et à l’évaluation, soient officiellement partie prenante au mécanisme national de référence, au stade de l’identification préalable et habilités à signaler une victime présumée aux autorités compétentes, avec son consentement. Ce rôle officiel, revenant entre autres aux associations, ne peut en aucun cas se limiter aux grands opérateurs associatifs, mais doit bien inclure les associations ayant une expertise de terrain dans ce domaine précis.
Recommandation n° 5 : La CNCDH recommande la création de guides pratiques à destination des professionnels de tous secteurs, qui présentent les moyens et indicateurs de détection, ainsi que le protocole d’orientation et de protection des victimes présumées.
Recommandation n° 6 : La CNCDH recommande que le mécanisme national de référence qui sera créé prévoie explicitement un processus de « double identification », en formalisant une phase d’identification préalable précédant l’identification formelle et marquant le déclenchement du protocole de prise en charge et de protection des victimes présumées, sur la base de l’analyse de ses besoins immédiats et ce jusqu’à ce que, le cas échéant, le doute soit levé.
Recommandation n° 7 : La CNCDH recommande que l’identification formelle d’une victime de traite soit détachée de sa capacité et sa volonté à coopérer avec les autorités, et ce indifféremment du type d’exploitation dont elle est victime.
Recommandation n° 8 : La CNCDH recommande que soient créés deux processus distincts d’identification formelle, reconnaissant le même statut de victime de traite et ouvrant aux mêmes droits : un processus dans le cadre de la coopération judiciaire, et un processus hors coopération judiciaire, pour les victimes n’étant pas en capacité, ou n’ayant pas la volonté, de coopérer avec les autorités. Ces deux processus doivent aboutir à la reconnaissance d’un même statut, ouvrant les mêmes droits.
Recommandation n° 9 : La CNCDH recommande que, dans le cadre de la conception du mécanisme, soit envisagée la création d’une plateforme multi-acteurs, disposant d’un rôle opérationnel et déclinée aux échelons départementaux, et procédant aux études de dossiers de victimes hors coopération judiciaire. Ces plateformes pourraient comprendre dans leurs membres décisionnaires des représentants institutionnels et de la société civile (syndicats, associations, médecins, psychologues, etc.) Leur composition devra être précisée, dans le cadre de la création du mécanisme, en coopération avec l’ensemble des acteurs concernés. Il pourrait également être imaginé la désignation d’un coordinateur local de lutte contre la traite, qui présiderait la plateforme et dont la mission consisterait à coordonner les acteurs locaux de lutte contre la traite sous toutes ses formes et à recevoir les signalements de cas de victimes présumées par les acteurs de terrain habilités à le faire.
Recommandation n° 10 : La CNCDH recommande que la conception du mécanisme national de référence prenne en compte la dimension intersectorielle de l’appui aux victimes de traite et continue à inclure dans les discussions l’ensemble des secteurs concernés. Parmi eux, celui de la justice doit veiller à la réparation de l’ensemble des préjudices subis par les victimes de traite.
Recommandation n° 11 : La CNCDH recommande que le mécanisme repose sur une base juridique plus contraignante qu’une simple circulaire. A cette fin, elle considère que la lutte contre toutes les formes d’exploitation et de traite des êtres humains devrait faire l’objet d’une loi appréhendant ce sujet dans toutes ses composantes (préventive et répressive, administrative et judiciaire, juridique et sociale) et permettant une mise en œuvre complète des instruments internationaux et européens en la matière. De plus, une coordination du mécanisme au niveau national doit être prévue, afin de garantir la cohérence du protocole sur l’ensemble du territoire.
Recommandation n° 12 : La CNCDH recommande que le travail de conception du mécanisme en France débute par la conduite d’une évaluation approfondie des parties prenantes, services et infrastructures, incluant une analyse des initiatives qui ont déjà pu être prises à l’échelle locale. Il conviendrait, pour ce faire, de solliciter l’expertise d’organismes régionaux spécialisés, tel le Bureau des institutions démocratiques et des droits de l’homme (BIDDH) de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) pour accompagner la Miprof dans les démarches qu’elle a d’ores et déjà entreprises.
Recommandation n° 13 : La CNCDH recommande que soit développé un protocole – dans l’esprit des standard operating procedures recommandées par l’OSCE – déclinant les procédures spécifiques dans le processus d’appui aux victimes, de leur identification préalable à leur accompagnement global. Ce protocole devra inclure chaque étape de l’orientation des victimes, en détaillant des procédures claires, comportant des délais pour chacune de ces étapes (par exemple, délai pour la prise de décision dans l’identification formelle) et décrivant les parties prenantes impliquées et leur rôle respectif. Les critères d’identification pour la détection des victimes pourraient être inclus comme annexes à ce protocole.
Recommandation n° 14 : La CNCDH recommande que des « référents traite des êtres humains » soient nommés dans toutes les préfectures, comme le prévoit le second plan d’action national, et que la désignation de référents au sein des parquets soit élargie au-delà des JIRS.
Recommandation n° 15 : La CNCDH recommande que, dans le cadre du mécanisme national de référence, le rôle et les compétences des « référents traite des êtres humains » en préfectures et au sein des parquets et des Direccte, soient clairement définis. Les moyens nécessaires doivent leur être accordés pour qu’ils assurent un rôle à part entière de liaison et de coordination, ainsi que de contribution à l’amélioration de la compréhension des dispositions prises au niveau national.
Recommandation n° 16 : La CNCDH recommande que les « référents traite des êtres humains » soient formés conformément aux rôles et compétences qui leur auront été dévolus afin de permettre la mise en place effective des procédures prévues et la garantie du respect des droits des personnes victimes de traite.
Recommandation n° 17 : La CNCDH recommande que les listes de « référents traite des êtres humains » soient rendues publiques et actualisées afin de permettre la coordination effective des acteurs, selon les rôles et les compétences qui auront été définis.
Recommandation n° 18 : La CNCDH recommande que l’évaluation qui sera conduite dans le cadre de la conception du mécanisme inclue une analyse à la fois quantitative et qualitative des solutions d’hébergement utilisées jusqu’à ce jour pour les personnes victimes de traite, afin de les adapter au mieux. Cela peut impliquer, le plus souvent, la formation du personnel de structures d’hébergement non spécialisées comme – dans des cas précis – la création de structures d’hébergement spécialisées.
Recommandation n° 19 : La CNCDH recommande de porter une attention particulière, lors de l’élargissement de l’offre d’hébergement pour les victimes de traite, aux point suivants : d’abord la présence de cette offre sur tout le territoire, pour toutes les formes d’exploitation, sans condition de séjour, sans mixité des personnes majeures et mineures, à l’exception de parents avec enfants ; et ensuite la présence de professionnels formés dans ces structures, qu’il s’agisse d’hébergement généraliste, pluriel ou spécialisé.
Recommandation n° 20 : La CNCDH recommande que le choix de la solution d’hébergement pour une personne victime soit opéré sur la base de sa situation spécifique et avec son consentement. Cet hébergement peut par exemple nécessiter, en fonction des situations, d’être exclusivement dédié à ce public ou au contraire d’être mixte ; de permettre un éloignement géographique ou au contraire de garantir un maintien des repères de la personne.
Recommandation n° 21 : La CNCDH recommande que l’accès à un hébergement pour une personne victime de traite ne soit pas conditionné à sa coopération avec les autorités : l’hébergement, est central dans la protection que requièrent de nombreuses victimes et ne saurait être repoussé jusqu’à l’identification formelle de l’une d’elles.
Recommandation n° 22 : La CNCDH recommande que, dans le cadre de l’évaluation qui sera conduite, une analyse approfondie soit faite de ces barrières à la délivrance des titres de séjour sur le fondement des articles L.316-1 et L. 316-1-1 afin de garantir une harmonisation des pratiques et le respect des droits des victimes de traite. Elle recommande également que le rôle des référents soit renforcé en ce sens et explicité dans le mécanisme.
Recommandation n° 23 : La CNCDH recommande un renforcement de l’application du principe de non-sanction des victimes de traite et invite les ministères de la Justice et de l’Intérieur à publier une circulaire rappelant les éléments susceptibles de caractériser une situation de « contrainte » au sens de l’article 225-4-1 du code pénal (modus operandi, éléments propres à la victime de traite laissant présumer qu’elle a été en réalité contrainte à commettre une infraction, etc.), afin d’identifier au plus tôt les victimes de traite des êtres humains à des fins de commettre tout crime ou délit et empêcher qu’elles fassent l’objet de poursuite. Pour les autres formes d’exploitation, la CNCDH invite le législateur à prévoir une présomption simple et autonome d’irresponsabilité pour la victime ayant commis des infractions dans le cadre de son exploitation. Les services d’enquête judiciaire, officiers de police judiciaire et magistrats devront être sensibilisés à ces dispositifs d’irresponsabilité pénale par le biais de formations. Cela doit faire l’objet d’une attention particulière dans les discussions pour la conception du mécanisme national de référence.
Recommandation n° 24 : La CNCDH recommande que les victimes de traite, lorsqu’elles ont été contraintes de commettre des délits dans le cadre de leur exploitation, ne soient pas sanctionnées par un refus de protection internationale.

(i) Code pénal, Article 225-4-1 : « I. – La traite des êtres humains est le fait de recruter une personne, de la transporter, de la transférer, de l’héberger ou de l’accueillir à des fins d’exploitation dans l’une des circonstances suivantes : 1° Soit avec l’emploi de menace, de contrainte, de violence ou de manœuvre dolosive visant la victime, sa famille ou une personne en relation habituelle avec la victime ; 2° Soit par un ascendant légitime, naturel ou adoptif de cette personne ou par une personne qui a autorité sur elle ou abuse de l’autorité que lui confèrent ses fonctions ; 3° Soit par abus d’une situation de vulnérabilité due à son âge, à une maladie, à une infirmité, à une déficience physique ou psychique ou à un état de grossesse, apparente ou connue de son auteur ; 4° Soit en échange ou par l’octroi d’une rémunération ou de tout autre avantage ou d’une promesse de rémunération ou d’avantage. L’exploitation mentionnée au premier alinéa du présent I est le fait de mettre la victime à sa disposition ou à la disposition d’un tiers, même non identifié, afin soit de permettre la commission contre la victime des infractions de proxénétisme, d’agression ou d’atteintes sexuelles, de réduction en esclavage, de soumission à du travail ou à des services forcés, de réduction en servitude, de prélèvement de l’un de ses organes, d’exploitation de la mendicité, de conditions de travail ou d’hébergement contraires à sa dignité, soit de contraindre la victime à commettre tout crime ou délit. […] ».

(ii) CNCDH, Avis sur le 2nd plan d’action national contre la traite des êtres humains (2019-2021), 19 novembre 2019. Accessible en ligne : https://www.cncdh.fr/sites/default/files/191119_avis_2e_plan_contre_la_teh.pdf

(iii) Voir pour plus de détails l’avis op. cité.

(iv) Voir notamment : OSCE, Bureau des institutions démocratiques et des droits de l’homme (BIDDH), Les mécanismes nationaux d’orientation – Renforcer la coopération pour protéger les droits des victimes de la traite – Un manuel pratique. Accessible en ligne : https://www.osce.org/fr/odihr/13972?download=true

(v) Dont ceux du Collectif « Ensemble contre la traite des êtres humains » coordonné par le Secours Catholique – Caritas France et de ses 28 associations membres. www.contrelatraite.org

(vi) Voir Deuxième partie, I. Services fonctionnels et coopération formalisée par le mécanisme national de référence : garanties de la cohérence d’un accompagnement global.

(vii) Voir II. B. Elargir le processus d’identification formelle en France pour mieux protéger les victimes.

(viii) OSCE, Uniform Guidelines for the Identification and Referral of Victims of Human Trafficking within the Migrant and refugee Reception Framework in the OSCE Region, 2019. Accessible en ligne : https://www.osce.org/mission-to-bosnia-and-herzegovina/413123?download=true

(ix) Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (Ceseda), Article L. 316-1. Accessible en ligne : https://www.legifrance.gouv.fr/affichCodeArticle.do?idArticle=LEGIARTI000032171485&cidTexte=LEGITEXT000006070158&dateTexte=20161101

(x) La délivrance de titres de séjour sur le fondement de l’article L. 316-1-1 pour les victimes de traite des êtres humains à des fins d’exploitation sexuelle reste faible.

(xi) La CNDA a pu prendre des décisions concernant les demandes d’asile de personnes victimes de servitude et d’esclavage (CNDA, 23 septembre 2011, M. D., n° 11007337 puis CNDA, 29 avril 2015, N°14032437). Elle a aussi protégé des personnes qu’elle considère comme victimes de traite des êtres humains. A partir de 2011, les instances de protection ont ainsi commencé à octroyer le statut de réfugié aux victimes sur la base de leur crainte fondée de persécution du fait de leur appartenance à un certain groupe social.

(xii) En tant que bénéficiaire de protection internationale (protection subsidiaire ou réfugié).

(xiii) La définition du groupe social est appréhendée de manière extrêmement limitative pour les victimes de traite à des fins d’exploitation sexuelle en raison d’une part de l’exigence imposée aux victimes d’avoir réussi à s’extraire du réseau et d’autre part, de l’insistance sur l’origine géographique précise des requérantes.

(xiv) Décision 2003/209/CE de la Commission, du 25 mars 2003, portant création d’un groupe consultatif dénommé « Groupe d’experts sur la traite des êtres humains ».

(xv) Voir France Expertise Internationale (FEI, ministère des Affaires étrangères), EuroTrafGuID, Lignes directrices pour l’identification préalable des victimes de la traite en Europe, juin 2013. Accessible en ligne : www.astree.ch/pdf/131003_Guidelines-FRA.pdf

(xvi) OSCE, Uniform Guidelines for the Identification and Referral of Victims of Human Trafficking within the Migrant and refugee Reception Framework in the OSCE Region, 2019. Accessible en ligne : https://www.osce.org/mission-to-bosnia-and-herzegovina/413123?download=true

(xvii) En l’occurrence : l’Organisation internationale des migrations en Géorgie ; International Centre for Migration Policy Development in Georgia ; Georgian Young Lawyers’ Association ; Informational Medical-Psychological Centre ‘Tanadgoma’ ; Anti-Violence Network of Georgia.

(xviii) Voir notamment le BIDDH de l’OSCE et l’Organisation internationale des migrations (OIM).

(xix) OSCE, Uniform Guidelines for the Identification and Referral of Victims of Human Trafficking within the Migrant and refugee Reception Framework in the OSCE Region, 2019. Accessible en ligne : https://www.osce.org/mission-to-bosnia-and-herzegovina/413123?download=true

(xx) Voir notamment Première partie, I. L’identification « préalable » : étape de déclenchement de la protection des victimes présumées.

(xxi) Ministère de l’intérieur, Instruction relative aux conditions d’admission au séjour des ressortissants étrangers victimes de la traite des êtres humains ou de proxénétisme, 19 mai 2015, n° NOR INTV1501995N. Accessible en ligne : http://circulaire.legifrance.gouv.fr/pdf/2015/05/cir_39619.pdf.

(xxii) Voir pour plus de détails : CNCDH, Avis sur le second plan d’action national (2019-2021), 19 novembre 2019. Accessible en ligne : https://www.cncdh.fr/sites/default/files/191119_avis_2e_plan_contre_la_teh.pdf

(xxiii) Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (Ceseda), Article L. 316-1. Accessible en ligne : https://www.legifrance.gouv.fr/affichCodeArticle.do?idArticle=LEGIARTI000032171485&cidTexte=LEGITEXT000006070158&dateTexte=20161101

(xxiv) Ceseda, Article L. 316-1, op. cité.

(xxv) Ceseda, Article L. 316-1 et L. 316-1-1, op. cité.

(xxvi) Convention du Conseil de l’Europe sur la lutte contre la traite des êtres humains, Article 26. Accessible en ligne : https://www.coe.int/en/web/conventions/full-list/-/conventions/rms/0900001680083731 ; Directive 2011/36/UE du Parlement européen et du Conseil du 5 avril 2011 concernant la prévention de la traite des êtres humains et la lutte contre ce phénomène ainsi que la protection des victimes, Article 8. Accessible en ligne : https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/HTML/?uri=CELEX:32011L0036.

(xxvii) Code pénal, Article 122-2. Accessible en ligne : https://www.legifrance.gouv.fr/affichCodeArticle.do?idArticle=LEGIARTI000006417214&cidTexte=LEGITEXT000006070719&dateTexte=19940301

(xxviii) Conseil de l’Europe, Groupe d’experts sur la lutte contre la traite des êtres humains (GRETA), Rapport concernant la mise en œuvre de la Convention du Conseil l’Europe sur la lutte contre la traite des êtres humains par la France, 6 juillet 2017, pp. 64-65. Accessible en ligne : https://rm.coe.int/rapport-concernant-la-mise-en-oeuvre-de-la-convention-du-conseil-de-l-/168073c728

(xxix) CNDA, 25 juin 2019, N° 18027385 : dans cette décision, la grande formation de la Cour nationale du droit d’asile (CNDA) se positionne sur le sort des demandes de protection présentées par des personnes victimes d’un réseau de traite qui se révèlent finalement coupables de faits de proxénétisme.

(xxx) Voir notamment : Le Contrôleur général des lieux de privation de liberté (CGLPL), Rapport d’activité 2018, 27 mars 2019. Accessible en ligne : https://www.cglpl.fr/wp-content/uploads/2019/05/CGLPL_Rapport-annuel-2018_web.pd

Monsieur le Premier ministre,

La CNCDH a toujours souligné la nécessité d’un encadrement strict des différentes formes d’état d’exception et l’obligation d’y mettre un terme dès que leur maintien n’est plus strictement nécessaire. Alors que sont annoncées une levée progressive du confinement et une reprise de l’activité à partir du 11 mai, la CNCDH s’inquiète de la prorogation annoncée de l’état d’urgence sanitaire jusqu’au 24 juillet.

Elle estime qu’il est indispensable cependant de lever dès à présent toutes les mesures restrictives dont la nécessité n’est pas ou plus strictement établie. La reprise de l’activité économique doit s’accompagner d’une levée des dérogations temporaires apportées au droit du travail1. Les juridictions administratives, judiciaires et constitutionnelle doivent retrouver un fonctionnement normal sans délai, ce qui implique notamment le plein rétablissement de toutes les garanties d’un procès équitable, la levée des mesures prises en matière de détention provisoire et d’assistance éducative.

Je ne peux que déplorer que le projet de loi ne comporte aucune disposition en ce sens. Ce projet de loi suscite par ailleurs de nouvelles inquiétudes. La CNCDH note particulièrement les dispositions donnant compétence au préfet pour édicter des mesures de mise à l’écart (quarantaine ou placement à l’isolement) des personnes revenant de certaines zones à l’étranger, ainsi que de celle se rendant en Corse ou dans les Outre-mer. Au vu de la gravité de l’atteinte qu’elle porte à la liberté individuelle, cette mise à l’écart s’analyse, quel qu’en soit le lieu, comme une mesure privative de liberté au sens de l’article 5 §1 de la Convention européenne des droits de l’homme, qui sont de nature judiciaire, et doit donc être conforme aux conditions et garanties qui doivent l’encadrer.

Or ces mesures ne reposent pas sur une base légale satisfaisant aux impératifs de sécurité juridique et de prévisibilité de la loi, puisqu’elles peuvent aller jusqu’à interdire toute sortie de l’intéressé, mais sans déterminer les cas dans lesquels une telle privation de liberté est encourue. Il est certes exigé la présence d’un certificat médical en cas de placement à l’isolement, mais outre que rien n’est indiqué s’agissant du placement en quarantaine, la CNCDH s’inquiète des conditions de forme et de fond qui seront exigées pour l’établissement du certificat médical constatant l’infection, notamment au regard du secret médical. Il aurait notamment dû être exigé (conformément à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme2) que la privation de liberté soit le moyen de dernier recours, après constatation qu’aucune autre mesure envisageable ne suffirait. La CNCDH déplore plus encore l’insuffisance des contrôles prévus, notamment l’absence d’intervention du juge judicaire, gardien de la liberté individuelle, dans la décision initiale de privation de liberté, alors qu’il devrait, dès lors que la privation de liberté dépasse 12 heures par jour, intervenir en amont pour l’autoriser 3.

L’information du Procureur de la République ne paraît pas envisagée. Le juge des libertés et de la détention ne peut être saisi que dans le seul cas d’une privation absolue de liberté (interdiction de toute sortie), tandis qu’est supprimée toute possibilité de recours au juge administratif des référés, privant ainsi la personne de tout recours effectif. Enfin, même dans les rares cas où elle est possible, l’intervention du juge n’est assortie d’aucune précision sur l’effectivité de son contrôle ni sur les conditions de prolongation de la mesure. Il n’est pas non plus prévu qu’il doive statuer par ordonnance motivée. L’on risque donc de voir les personnes les plus vulnérables particulièrement soumises à ces mesures, sans moyen efficace de se défendre. Enfin l’intervention du juge est supprimée si l’intéressé consent à la prolongation de la mesure au-delà de 14 jours. Or cette intervention aurait pu assurer que ce consentement est bien libre et éclairé par une information loyale, claire et adaptée de la personne sur son état, les investigations et soins proposés, les mesures envisagées et les conséquences d’un refus. Faute d’un tel contrôle, une particulière attention devra être accordée aux difficultés de recueil du consentement des personnes vulnérables ou en situation de précarité. Les juges des tutelles doivent pouvoir être saisis si nécessaire, ce qui n’est aucunement garanti à ce jour dans un grand nombre de tribunaux. Quant à l’article 6, la CNCDH craint également un effet cliquet par l’accoutumance au recours aux outils numériques légitimés dans le contexte de protection de la santé publique, ouvrant à l’avenir l’usage de ce même type de mesures pour d’autres fins et justifiant une critiquable interconnexion élargie des fichiers.

La CNCDH rappelle en outre que l’éventuelle conformité à la réglementation sur la protection des données à caractère personnel n’équivaut pas à un respect des droits et libertés fondamentaux. Les mesures de suivi numérique et la constitution des fichiers mentionnés seraient susceptibles de présenter un risque transversal d’atteinte aux droits de l’homme. Outre les risques induits par la multiplicité d’acteurs qui pourront accéder aux fichiers, les données sensibles collectées pourront être partagées sans le consentement des personnes intéressées, ce qui appelle un contrôle indépendant et un suivi dans le temps de ces mesures. Les mesures d’identification des personnes présentant un risque d’infection notamment par collecte des informations relatives aux contacts présentent un fort risque de stigmatisation et d’atteinte aux droits et libertés fondamentaux.

La CNCDH regrette enfin que le projet de loi envisage l’habilitation du gouvernement à prendre par ordonnance des mesures dérogeant à la loi informatique et libertés et à certaines règles relatives aux dossiers médical et pharmaceutique.

Je vous prie de croire, Monsieur le Premier ministre, en l’assurance de ma haute considération.