Pour les Mélanésiens qui l’habitent depuis des millénaires, c’est le Kanaky.

Pour les français de métropole, c’est un territoire d’outre-mer, avec son statut particulier qui lui accorde beaucoup d’autonomie. Mais c’est aussi, et en particulier pour les dirigeants français, un des signes de la grande puissance française dans le monde.

Pour des raisons aujourd’hui essentiellement géopolitiques (garder la Chine à distance et posséder des eaux territoriales immenses), les autorités semblent vouloir en faire un territoire définitivement partie intégrante de la France. Les Mélanésiens s’opposent à cette vision qui les éloigne de leur souveraineté.

Le projet de réforme électorale a rallumé les braises d’un conflit refoulé. Et le transfert et l’incarcération en métropole de leaders indépendantistes plus radicaux ne peuvent manquer de rappeler ceux du général haïtien Toussaint Louverture emprisonné au fort de Vaux ou en sens inverse ceux de militants kabyles réclamant l’indépendance et envoyés en Nouvelle Calédonie.

On peut craindre d’y voir le signe d’une résurgence coloniale. L’avenir du Kanaky peut encore être pensé de manière harmonieuse entre les leaders mélanésiens traditionnels et la puissance coloniale pour un pays souverain associé à la France.

Encore faut-il commencer à écrire cette nouvelle page.

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Rarement une élection française aura suscité autant d’intérêt, de questionnements et d’enthousiasme dans la presse arabe.

 

Programmes et candidats

En effet, la Gazette saoudienne du 22 novembre 2016 s’empressera de délimiter les enjeux électoraux qui lui paraissent les plus incontournables. Les thématiques retenues notamment à l’occasion des Présidentielles, s’articulent autour de dossiers brûlants: l’immigration et les réfugiés, la laïcité, le conflit israélo-palestinien, la guerre en Syrie, les relations de la République avec l’Islam et la lutte contre le terrorisme.

Qu’elle soit saoudienne, émiratie, libanaise, algérienne, la presse arabe va ainsi passer au crible chacun des cinq principaux candidats cherchant à élucider leur positionnement respectif.

Si, à l’aune du premier tour des présidentielles, les médias arabes se sont interrogés sur le sens du vote de la communauté arabe et musulmane de France et sur l’identité du meilleur candidat potentiel à la Présidence, c’est lors de l’entre-deux tours des élections que le candidat Macron s’est imposé comme une évidence en favori des médias arabes.

Jugé meilleur candidat dans l’intérêt de la communauté arabe et musulmane au détriment des partis de gauche habituellement plébiscités, Emmanuel Macron est salué par les médias arabes pour ses propos concernant la guerre d’Algérie et pour sa visite fort appréciée au Liban, contrairement à celle de Marine Le Pen au Dar el Fatwa libanais qui n’a fait que diviser l’opinion arabe.

Par ailleurs et, contrairement à ses rivaux politiques, Le Pen, Mélenchon et Fillon, Emmanuel Macron sera ovationné sur la politique qu’il entend mener en Syrie et notamment sur son refus de s’aligner sur la politique russe dans la région.

 

Second tour des présidentielles

A la veille du second tour des présidentielles, la perspective d’une victoire de Marine le Pen, surnommée la « Trump Française », a préoccupé le monde arabo musulman.
Le quotidien saoudien Asharq al Awsat ira même jusqu’à apparenter les élections présidentielles à un « carrefour à la croisée des chemins» dans lequel les électeurs français ont un choix irréductible à faire entre deux logiques antagonistes : la première, celle du choc des civilisations, du refus de l’autre, de l’islamophobie de Marine Le Pen et la seconde, celle du dialogue, de l’ouverture et de la France des Lumières incarnée par Emmanuel Macron.

Après l’élection

Au lendemain de la victoire d’Emmanuel Macron, le Quotidien égyptien Al Masrawi n’hésite pas à parler du « tsunami Macron » et appelle à tirer les leçons qui en découlent: le triomphe de la mondialisation, du libéralisme économique – chance de renouveau pour la France – la défaite des partis traditionnels de droite et de gauche ainsi que celle du parti d’extrême- droite et des populismes.
Qualifiant cette victoire de « moment historique », les journaux jordanien Al Rai et saoudien Alsharq el Awsat titrent leur Une respective sur les Français qui ont préféré la voie du changement et de la modération à celle de la haine, du rejet de l’étranger et des tentations de repli identitaire.

Soulagée par ce vote qui encourage la pacification de la France avec le monde arabo-musulman, la presse émiratie, Emirates News Agency, qualifie la victoire du président Macron de synonyme de business et de bon augure pour le renforcement des relations économiques entre le monde arabe et une France accueillante aux investissements arabes et étrangers.

 

Le cas syrien

La presse syrienne, quant à elle, adopte une attitude plus nuancée à l’égard des élections françaises qui ont eu un tout autre retentissement auprès de la population syrienne.

Si quelques journalistes de l’opposition au régime exhortent, sur leur page Facebook, les Syriens à mener une « révolution à la française » en Syrie contre le régime de la famille Assad et à reprendre leur destin en main, la presse syrienne soutenant le régime n’hésite pas à rappeler que seules l’armée syrienne et la direction du parti Baath sont les ennemis du terrorisme qui frappe le monde et la France.
Cette presse appelle de ses vœux le nouveau Président élu à revoir la politique syrienne de son prédécesseur.

 

Un espoir, l’unité

La presse arabe tire une derrière leçon des élections françaises, donnée par AlYoumAl Sabi3. Le quotidien égyptien pose en conclusion ultime que les élections françaises signent la victoire de l’unité nationale d’un pays, celle du rassemblement de ses forces politiques au-delà des divergences partisanes, dans le but ultime d’endiguer le danger de l’extrême droite qui guette.

Les presses égyptienne et globalement arabe se désolent d’établir le constat que les hommes politiques du monde arabe n’ont pas eu à ce jour, et ce, malgré les dangers du radicalisme religieux, la capacité de renoncer à leurs ambitions politiques personnelles pour le bien-être suprême de la Nation et de l’Etat.

Les élections françaises ont donné un signal fort à la presse arabe : le changement est possible, le renouvellement des élites plausible et les sociétés ne sont jamais vouées à rester sclérosées.

« […] Quand les conditions de puissance économique deviennent trop inégales entre les partenaires du libre-échange, les prix qui se forment ‘librement’ sur le marché peuvent entraîner des résultats iniques » (Populorum Progressio, 58).

 

A savoir

La finance éthique et la finance solidaire constituent deux manières différentes de donner du sens à l’épargne. Dans le premier cas il s’agit de placements dans des entreprises classiques qui mettent en place des pratiques vertueuses en termes de respect de l’environnement et des droits sociaux. Dans le deuxième cas, le placement se fait en faveur des organismes qui ont une finalité d’utilité sociale. La finance éthique est associée à ce que l’on appelle habituellement l’Investissement socialement responsable (ISR). Les critères pour qualifier un fonds comme étant socialement responsable sont très proches de ceux que l’on utilise pour évaluer la responsabilité sociale et environnementale des entreprises (RSE). La communauté financière parle ainsi de critères ESG pour identifier les trois domaines d’évaluation : l’Environnement, le Social et la Gouvernance. Il existe un label ISR attribué par Novethic (organisme de média et de recherche sur l’investissement responsable), qui permet de reconnaître les fonds qui respectent les critères ESG.

Responsabilités sociétales des fonds Il existe quatre manières différentes de classer les fonds selon leurs responsabilités sociétales : – Le critère d’exclusion : consiste à retirer du portefeuille les entreprises qui mènent des activités immorales ou pernicieuses (la pornographie, le jeu, la vente d’alcool, de tabac ou d’armes…), ainsi que celles qui ne respectent pas les conventions internationales concernant les droits de l’homme et les travailleurs;

– Le critère de sélection : consiste à choisir des entreprises qui mènent des pratiques exemplaires par rapport aux critères ESG, et que l’on qualifiera de best in class. La sélection peut être aussi thématique en fonction d’une finalité particulière que l’on entend soutenir, par exemple l’investissement dans la production d’énergie renouvelable; – L’investissement ciblé : consiste à choisir des investissements dans une zone géographique définie (zone, pays ou continent); – L’engagement actionnarial : consiste à investir dans des entreprises afin d’orienter leurs décisions en faveur des principes ESG à travers la participation dans les assemblées générales.

Marché en expansion Le marché ISR a connu une forte croissance ces dernières années, passant de 4 à 170 milliards d’euros entre 2003 et 2013. Pourtant, ce montant reste marginal par rapport à la gestion globale d’actifs en France (5%). Si on prend en compte l’intégration des critères ESG dans la gestion financière, sans que le fonds soit labellisé ISR, on atteint 15% des actifs [1].

Placement solidaire, investissement solidaire A la différence de la finance éthique, la finance solidaire vise à soutenir financièrement les entreprises ou associations qui ont une finalité d’utilité sociale. Quatre grands domaines sont, en ce sens, privilégiés : l’accès au logement, l’accès au travail, la solidarité internationale et l’environnement.

Il existe deux manières principales de faire un placement solidaire : soit à travers des produits d’épargne solidaire, soit en investissant dans le capital de structures solidaires. Le premier type de placement correspond à ce que l’on appelle des fonds de partage. Il s’agit de livrets bancaires dont l’intérêt produit est partiellement partagé avec une structure d’utilité sociale choisie par l’épargnant dans une liste de structures proposée par la banque. Le partage de l’intérêt généré par l’argent placé constitue ainsi une manière de faire un don à l’organisme choisi.

La deuxième modalité est plus risquée que la première, car elle consiste à faire un apport de capital à la structure et à devenir ainsi l’un de ses actionnaires ou sociétaires. Cet apport de capital peut prendre à nouveau deux formes différentes. Une première forme d’apport de capital s’effectue à travers le plan d’épargne salarial de l’entreprise dans laquelle on travaille. Depuis 2010, les entreprises qui proposent un plan d’épargne à leurs salariés ont l’obligation de proposer un fonds commun de placement solidaire parmi les fonds d’épargne à choisir.

La politique des fonds communs de placement solidaire français doit être construite sur un modèle 90/10 : 10% de l’encours sont placés dans des entreprises solidaires (c’est-à-dire celles qui disposent de l’agrément « entreprise solidaire » ou plus exactement « entreprise solidaire à utilité sociale », depuis la loi de 2014). Le reste est généralement géré avec des critères ISR. La deuxième forme d’apport de capital consiste à investir directement, soit dans le capital d’une institution de finance solidaire (ex. La Nef, les Cigales, Garrigue, …), soit dans le capital d’une entreprise solidaire.

A titre d’exemple, dans le domaine du logement, on peut citer Habitat et Humanisme, créé sous forme d’une SCA au capital de 95 millions d’euros : elle est propriétaire de 2300 logements en France et compte 5000 actionnaires. Dans le domaine des énergies renouvelables, on peut citer la structure Energies Partagées Investissements ou encore la foncière Terre de Liens, dans le domaine de l’agriculture.

En 2013, la finance solidaire a permis de créer ou consolider 22 000 emplois, de loger 3 500 personnes, d’approvisionner 8 500 foyers en électricité renouvelable, et de soutenir un millier d’institutions de micro finance dans les pays en développement [2].

Les monnaies sociales Outre les produits d’épargne et d’investissement associés à la finance éthique et solidaire, il existe une autre manière de rapprocher l’argent d’une finalité sociale à travers ce que l’on appelle les monnaies sociales, également qualifiées de solidaires, locales ou citoyennes. Ce sont des monnaies complémentaires à la monnaie officielle, qui n’ont pas pour but de la remplacer mais de favoriser la production et l’échange de biens et de services dans le périmètre d’un territoire donné, avec une finalité bien identifiée d’insertion sociale et de respect environnemental. Elles se sont développées autour des réseaux comme celui des SEL (Système d’échange local), ou celui, plus récent, des Accorderies. Dans les deux cas, il s’agit de favoriser l’échange des savoir-faire qui ne sont pas valorisés par le marché classique. Ainsi on pourra échanger par exemple, des heures de cuisine contre des heures de danse.

Le service rendu est évalué selon le nombre d’heures passées pour le réaliser. Chaque personne associée au réseau dispose alors d’un compte en heures qui est crédité chaque fois qu’elle rend un service, et débité chaque fois qu’elle en achète. Ce système a récemment pris une dimension plus territoriale avec l’émergence des monnaies locales qui visent à favoriser un développement durable et solidaire dans le cadre d’une communauté locale. Le « Palmas » utilisé dans une favela au Brésil ou la « pêche » mise en place par la Mairie de Montreuil en France en constituent de bons exemples. Le but de ces monnaies locales est le développement local : soutenir la production locale, générer du travail pour les habitants du territoire et privilégier la consommation des biens et services de proximité. Des modalités différentes ont été mises en place pour la création et la gestion de ces monnaies locales, qui permettent dans tous les cas d’inclure dans la circulation des biens et des services des personnes qui en sont habituellement exclues. Or, elles jouent également un rôle important au niveau financier car ce sont des monnaies « fondantes », c’est-à-dire qu’à la différence de la monnaie officielle, elles perdent de la valeur si elles ne sont pas utilisées. Les monnaies sociales sont ainsi une manière de lutter contre les effets pervers de l’accumulation et de la spéculation.

La finance éthique, la finance solidaire et les monnaies sociales sont des dispositifs très différents mais qui ont un objectif commun : remettre la finance au service de l’économie réelle et d’un développement durable et solidaire.

L’approche de Justice et Paix

La finance éthique et solidaire offre la possibilité de placer l’argent d’une manière responsable et solidaire. Elle répond ainsi à deux principes majeurs de la pensée sociale de l’Eglise : le principe du bien commun et celui de la destination universelle des biens.

Bien commun
Le bien commun est défini dans l’encyclique Caritas in Veritate comme le bien de « nous tous ». C’est-à-dire qu’il vise le bien de tous les humains et de toutes les dimensions de la vie humaine. Du moment que l’argent est placé, non seulement en fonction de l’intérêt généré, mais également en tenant compte de la manière dont les entreprises choisies respectent les droits de l’homme et l’environnement, on peut dire que ce placement contribue au bien commun. Dans le cas de la finance solidaire, cette contribution est encore bien plus radicale car il ne s’agit pas seulement du respect de certains principes, mais de soutenir des activités qui ont une finalité d’utilité sociale. Et c’est justement la finance solidaire qui peut aussi être mise en lien avec le principe de destination universelle des biens. A travers le partage de l’intérêt généré par l’épargne ou l’investissement dans des entreprises solidaires, on reconnaît que la richesse produite à travers le placement financier nous appartient à « nous tous » et doit par conséquent bénéficier en priorité à ceux qui, aujourd’hui, n’arrivent pas à satisfaire leurs besoins essentiels.

Fraternité
En ce qui concerne les monnaies sociales, elles contribuent également au bien commun qui, en l’occurrence, prend la forme concrète du bien de la communauté locale, c’est-à-dire du quartier ou du village auquel chaque personne est rattachée, du fait de son lieu d’habitation ou de travail. La monnaie sociale rend ainsi plus visible la vocation sociale et sociétale de la finance. On voit bien que l’argent n’est pas seulement un moyen pour subvenir aux besoins, mais qu’il est également un moyen pour créer des liens et entrer en relation avec autrui.
En ce sens, la monnaie sociale s’inscrit bien dans la logique de la pensée sociale de l’Eglise d’une économie au service de la fraternité humaine.

Tous concernés
Jean-Paul II dans l’encyclique Centesimus Annus appelle à construire « un style de vie dans lequel les éléments qui déterminent les choix de consommation, d’épargne et d’investissement soient la recherche du vrai, du beau et du bon, ainsi que la communion avec les autres hommes pour une croissance commune » (CA, 36). C’est-à-dire que notre identité chrétienne se manifeste à travers nos choix économiques. Placer l’argent dont nous disposons, même s’il ne s’agit que d’un petit capital, en ne tenant pas compte uniquement de l’intérêt proposé, c’est choisir la communion et le bien de tous. Les produits de la finance éthique et solidaire, ainsi que les monnaies sociales, constituent aujourd’hui des propositions concrètes en faveur du bien-être de la communauté humaine, et notamment de ceux qui en sont exclus. Une finance durable et solidaire ne relève pas seulement de la décision des grands gestionnaires de la finance, mais de la décision de chacun de nous, en ce qui concerne notre épargne et nos investissements.

Des pistes pour agir

– Guide pratique : Les placements solidaires, Alternatives Economiques, Poche n°55 bis, juin 2012. Comment placer utilement son argent. Plus de 120 produits d’épargne passés au crible.
– Finansol : label des produits d’épargne solidaire : www.finansol.org
– La Nef : société coopérative des finances solidaires : www.lanef.com
– Les cigales : Club d’Investisseurs pour une Gestion Alternative et Locale de l’Epargne Solidaire : www.cigales.asso.fr
– Association Ethique et Investissement : association en faveur d’un investissement éthique en accord avec les principes de la doctrine sociale de l’Eglise : www.ethinvest.asso.fr
– La SIDI (CCFD Terre Solidaire) : épargne de partage et investissement solidaire en faveur de la solidarité internationale avec les pays plus pauvres : www.sidi.fr

Pour aller plus loin

• Est-ce que je sais comment ma banque utilise l’argent que je lui confie ?
• Est-ce que je sais si ma banque propose des produits d’épargne solidaire ?
• Quels critères implicites ou explicites sont utilisés pour la gestion des ressources familiales ?
• Quels sont ces mêmes critères pour les finances de ma paroisse, de mon diocèse ?

ANNEXE

La finance contemporaine requiert-elle un enseignement social-chrétien spécifique ? (Extraits) Jean-Yves Calvez Jésuite, décédé en janvier 2010. Membre du Ceras, il enseignait au Centre Sèvres à Paris. Ce texte est issu de son intervention au colloque de juin 2008 (Institut catholique de Paris) sur Ethique et finance.

« Je fais d’abord une double réponse rapide à la question posée, avant de préciser un peu plus ensuite. D’une part, il est clair pour moi qu’il n’y a qu’un seul enseignement social chrétien parce qu’il n’y a qu’une société humaine, avec ses diverses spécifications : il n’y a pas de secteur isolé, hors morale, l’économie par exemple, échappant aux relations humaines fondamentales. Mais, d’autre part, il me semble tout à fait indispensable à l’enseignement social-chrétien de réfléchir spécialement sur la finance comme telle.

Un principe pour tous les échanges Ensuite, je dirai qu’il y a des aspects des échanges financiers qui relèvent des points de vue généraux de l’enseignement social-chrétien concernant tous les échanges, par exemple de ce principe fondamental : « Les avantages de la règle de libre-échange sont évidents quand les partenaires ne se trouvent pas en conditions trop inégales de puissance économique […] Il n’en est plus de même quand les conditions deviennent trop inégales entre eux, les prix qui se forment ‘librement’ sur le marché peuvent entraîner [alors] des résultats iniques » (Paul VI). Il faut, bien entendu, en ce cas, apporter des compensations à l’inégalité entre ceux qui échangent, s’assurer contre les effets injustes qu’on vient d’indiquer, créer des situations de suffisante égalité de chances. Les applications au domaine financier ne manquent pas, dès qu’on a affaire, directement ou indirectement, aux petits déposants, aux petits emprunteurs, petits débiteurs, etc.

Le domaine financier Le domaine financier a été compris par l’Eglise –quand elle en a parlé– comme comprenant tout le monde où des biens –biens et services– sont évidemment en cause mais indirectement, c’est-à-dire à travers des signes les représentant, à distance d’eux : monnaie, actions, titres. Le principe fondamental est alors qu’agissant sur les signes, on tienne compte des effets réels : des effets sur les personnes réelles. Je puis, par telle opération boursière, mettre en faillite une entreprise, mettre aussi dans le dénuement les familles des personnes y travaillant. En spéculant massivement à la baisse de la valeur d’une monnaie, injustement appréciée à nouveau, on peut faire tomber dans la pauvreté toute une classe sociale dépendant de cette monnaie.

Les prises de position du Concile Vatican II Le Concile Vatican II, qui n’est pas entré en détail dans l’économie financière, d’ailleurs encore dans l’enfance alors (nous sommes en 1965), a du moins formulé ces points : • D’abord : « Ceux qui décident d’investissements (individus, groupes, pouvoirs publics) doivent avoir ces buts à cœur et se montrer conscients de leurs graves obligations : prendre des dispositions tendant à faire face aux besoins d’une vie décente tant pour les individus que pour la communauté entière ; prévoir l’avenir, assurer un juste équilibre entre les besoins de la consommation actuelle […] et les exigences d’investissement pour la génération qui vient ». Cela implique par exemple de laisser ses disponibilités investies à assez long terme, de ne pas voltiger d’une finalité à une autre. S’ajoutaient ces mots, au titre de la responsabilité de toute l’humanité : « On doit également toujours avoir en vue les besoins pressants des nations et des régions économiquement moins avancées ». Est ici impliqué le co-développement, dans l’un au moins des sens de ce terme ; on en parle beaucoup aujourd’hui, on le pratique trop peu. • Deuxième point : « En matière monétaire, il faut se garder d’attenter au bien de son propre pays, ou à celui d’autres nations. On doit s’assurer que ceux qui sont économiquement faibles ne soient pas injustement lésés par des changements dans la valeur des monnaies ». Pensons ici à Georges Soros tentant de mettre à genoux la Banque d’Angleterre, il y a une quinzaine d’années. Pensons de même à tout ce qui s’est passé en Argentine en 2001-2002, par la dévaluation des deux tiers, n’atteignant évidemment pas tout de monde de la même manière, n’atteignant pas ceux qui pouvaient prendre le large. Dévaluation dramatique qui faisait suite assurément à une folle surévaluation antérieure… On doit peut-être évoquer aussi le très conscient glissement du dollar ces dernières années, il a bien coûté à quelqu’un.

L’éthique s’étend à ces aspects structurels La question posée à tous dans notre colloque, « La finance contemporaine requiert-elle un enseignement social-chrétien spécifique ? », appelle la considération attentive de ces divers aspects, sectoriels, ou disons mieux, structurels. Il ne suffit pas de recommander aux responsables d’observer une bonne éthique personnelle, prudente éthique de père de famille, se gardant de toute espèce d’attention à des réformes structurelles. S’en garder c’est donner la réponse : « Non, la finance ne requiert pas d’enseignement social-chrétien spécifique ». « Je ne vole pas »… pour employer l’expression simple… Mais puis-je m’arrêter là, doit-on répondre, si le système vole pour moi ? Ne fût-ce que le système courant qui attribue au propriétaire du capital tout le revenu. L’enseignement social-chrétien s’interroge, lui, sur des structures « de péché », comme disait Jean-Paul II, et sur des propriétés carrément « illégitimes », celles qui ne servent pas au travail (à nouveau selon Jean-Paul II). Il y a vraiment à se mettre au travail.

L’international désormais fondamental Les problèmes financiers ont une dimension internationale, peu abordée encore au plan éthique. Exemple : on a beaucoup dit ces dernières décennies que la rémunération du capital a été privilégiée en de nombreux pays (le nôtre entre autres) par rapport à celle du travail. On a régulièrement fait observer à ce sujet que, s’il n’en était pas ainsi, le capital se déplacerait vers les lieux où il est plus facilement rémunéré. Mais… c’est clairement aussi en rapport avec une sous-rémunération du travail (fût-ce en Chine, en Inde). Chacun peut ainsi réaliser qu’il n’y a de justice possible qu’au moyen d’accords internationaux permettant par exemple de freiner l’invasion des marchés des pays les plus riches par les produits des pays émergents en échange d’une aide à l’élévation des salaires et surtout de la protection sociale dans ces mêmes pays. Le capital ne s’enfuirait pas si facilement vers ceux-ci.

Un certain équilibre s’établirait peu à peu dans la confiance mutuelle. Sans qu’il fît ce genre de proposition précise, c’est cette question qui apparaissait dans ce que l’on peut appeler le dernier message en ces matières du pape Jean-Paul II : un discours à l’Académie pontificale des Sciences sociales en 1997 concernant l’exploitation du travail bon marché des pays émergents. Jean-Paul II nous a en somme laissé en héritage de répondre à ce type de question, question « spécifique », peut-on dire à nouveau, pour se référer à notre titre, l’économie financière étant largement en cause en cela. C’est dans ce contexte aussi que Jean-Paul II se référait à un Etat « social », ce que ne doit jamais cesser d’être en effet l’organe de notre communauté politique humaine : pas simplement Etat « de bien-être » ou Etat « providence », mais Etat juste et assurant la justice autant qu’il se peut. Bien entendu sur un fond de société civile tendant aussi à la justice, tous ceux qui y peuvent quelque chose assumant leur responsabilité sans attendre l’Etat. Nous avons vraiment –c’est ma très simple conclusion – à faire entrer tout ce secteur en éthique, bien davantage qu’on ne l’a fait jusqu’à maintenant. »

1 -Etude réalisée par Novethic : Chiffres 2013 de l’investissement responsable en France.
2 -Selon le Baromètre de la Finance solidaire élaboré annuellement par FINANSOL et publié par le journal La Croix.

«Remets-nous nos dettes, comme nous-mêmes nous remettons leurs dettes à nos débiteurs.» (Matthieu 6, 12)

 

A savoir

La dette crée un système de dépendance entre un prêteur et un emprunteur. Les emprunteurs peuvent être des particuliers (ménages et/ou entreprises) ; on parle alors de dette privée. Ils peuvent être des Etats ou des institutions internationales : on parle de dette publique. Si l’emprunteur est entré dans ce système de dépendance, c’est qu’il avait des besoins financiers pour acquérir certains biens ou services, mais aussi pour rembourser d’autres dettes restées impayées.

Si le prêteur accepte ce contrat, c’est qu’il y trouve des avantages : des intérêts qui rémunèrent son risque, une bonne allocation de ses actifs financiers en excédent, un pouvoir de domination. Les ménages empruntent pour financer des achats (immobilier, biens de consommation, etc.), pour payer des loyers ou rembourser des crédits plus anciens. D’autres encore empruntent pour investir dans des créations d’entreprises ou pour acheter des actions ou obligations. Ces acteurs se tournent vers leurs banquiers (ou leurs amis si ces derniers sont à l’abri du besoin). Les entreprises se livrent à des pratiques semblables pour investir dans du matériel, acheter leurs matières premières, pour leur trésorerie et leur développement, voire pour produire ou fonctionner, tout simplement.

C’est là la fonction traditionnelle des banques : financer des demandes d’emprunteurs. Elles signent un contrat avec leurs clients qui s’engagent à rembourser (extinction de l’endettement) à des périodes précises avec un surplus (l’intérêt). Cette forme de dette contractée auprès de banquiers, stimule l’économie, sauf si l’emprunteur n’est pas en mesure de rembourser à temps ce qu’il doit ou la totalité de ce qu’il doit. Ainsi, en 2016 la dette des ménages en France a dépassé 1225 milliards d’Euros (55,9% du PIB, Produit intérieur brut) et a représenté près de 87% de leur revenu disponible.

La France présente une situation modérée en comparaison des USA, du Danemark où les ménages vivent souvent surtout à crédit. En parallèle, les entreprises (non financières) ont contracté des dettes pour un montant de plus de 1500 milliards d’Euros en 2016, soit 68,7% du PIB. Les taux d’intérêt faibles, qui ont suivi la crise financière, poussent à emprunter. Ils augmentent donc le risque d’un trop fort taux d’endettement. Ces deux types de dettes sont communément appelés Dette privée. Si un emprunteur accumule les défauts de paiement, vient un moment où il ne parvient plus à vivre : il a dépassé le seuil du surendettement. Un cadre législatif, via la Commission de Surendettement, permet d’effacer une partie ou la totalité des dettes de certains ménages, mais 842 000 dossiers de surendettement étaient toujours en cours de traitement en France à la fin de 2015, ce qui représente plus de 34 milliards d’Euros de dette. Emprunter pour investir est un bon réflexe pour l’économie, mais les investissements doivent être efficaces et permettre, outre un profit, une possibilité de remboursement des capitaux empruntés.

Ce n’est pas toujours le cas : en moyenne 61 000 entreprises (surtout des micro et petites entreprises) font faillite chaque année en France. Les entreprises, en particulier les plus importantes, ont cependant d’autres moyens pour se financer que de faire appel au crédit des banques, néanmoins, en juillet 2016 la BCE a racheté des créances des grandes entreprises (cotées au CAC 40) pour un total européen de 10 milliards d’ d’euros. Les banques sont donc fragilisées devant cette situation de non-remboursement. Face à ce risque, le prêteur qui a étudié un dossier (avec des critères communs à la profession) va prendre des mesures pour se couvrir des pertes éventuelles liées à celui-ci. Il va demander des cautions, des garanties, des assurances ou prendre des hypothèques, mais cela peut parfois ne pas suffire. C’est cette situation qui a entraîné en 2007 la crise des subprimes1 : les banques n’ont pas pu récupérer les crédits qu’elles avaient accordés trop largement à des emprunteurs peu solvables. Pour éviter une nouvelle crise, la profession bancaire s’est dotée de critères limitant le volume de crédits autorisés par rapport à leurs dépôts et les Etats ou la BCE sont intervenus pour éviter des faillites de banques.

L’importance de la dette privée reste mal mesurée car il existe des circuits informels. La situation dans les pays en voie de développement est encore plus difficile à évaluer. La dette privée reste forte en raison de la pauvreté, parfois de certaines pratiques sociales (mariage, funérailles qui requièrent des dépenses importantes) ou encore de la pratique de certains taux usuraires : elle conduit parfois le débiteur en situation de dépendance envers le prêteur, à des situations d’esclavage (travail des enfants…), voire à des violences. Les plans d’ajustement et d’austérité auxquels doivent se soumettre les pays trop endettés peuvent aussi avoir des impacts sur les ménages. Ils ont alors conduit à des « révoltes de la faim ».

L’approche de Justice et Paix

Tout emprunt doit être remboursé ; ceci est un des principes de la justice, mais lorsque l’endettement conduit à des situations non respectueuses de la dignité de la personne humaine, Justice et Paix ne peut que dénoncer ces réalités. L’endettement est autant source de pauvreté que le résultat de celle-ci. Il faut alors négocier et trouver des solutions de rééchelonnement ou de réduction de la dette par des moyens légaux, car l’obligation d’honorer une dette ne peut pas être systématiquement outrepassée : une dette doit être remboursée. Il en va de la justice commutative comme l’affirme le catéchisme de l’Eglise catholique aux points 2407 et 24112.

L’Eglise ne peut cependant pas accepter que l’endettement conduise à l’assujettissement d’un être humain, à l’esclavage, à la destruction des familles, à l’exclusion dans la misère. Jésus appelle à aimer les plus petits, les plus fragiles ; il délie les humains de toutes les chaines et la dette est bien souvent une chaîne qui condamne les plus pauvres sur plusieurs générations. L’Eglise se préoccupe donc de libérer ceux qui sont écrasés pour leur rendre leur dignité de fils et filles de Dieu. La Bible connait ces situations d’endettement et elle appelle à des attitudes de compassion. Le Jubilé est le temps par excellence d’annulation des dettes (Lev 25) et de libération des esclaves.

Le livre de l’Exode (ch 22,25) limite le prêt à gages. L’Evangile présente le prêt comme une manière d’aider les plus pauvres : « A qui te demande, donne ; à qui veut t’emprunter, ne tourne pas le dos » (Mt 5, 42) Jésus n’hésite cependant pas à raconter des paraboles où le Maître (Dieu) remet des dettes (Mt 18 ; Lc 16), mais il appelle aussi à payer ce qui est dû. Si Saint Paul affirme qu’il ne faut avoir de dette que celles de l’amour (Rm 13,8), il veut par-là signifier que nos relations ne doivent pas se restreindre à des rapports selon la logique économique.

Le taux d’intérêt imposé aux emprunteurs est, lui aussi, l’objet des préoccupations de la Doctrine sociale de l’Eglise, à la suite des débats théologiques sur l’illégitimité du taux d’intérêt pris par le créancier (cf. fiche Finances & Ethique n°1 : Argent. Ce que dit la Bible ). La conception moderne concerne l’interdiction d’un taux usuraire entendu comme taux trop élevé. L’interdit du taux d’intérêt (Vix Pervenit3, n’a pas été formellement annulé) visait à protéger le pauvre qui devait emprunter pour survivre. L’endettement des entreprises ou de certains particuliers à des fins spéculatives pose d’autres problèmes comme la question de l’éthique de l’investisseur. L’Etat doit aider des entrepreneurs à prendre des risques et faciliter leur recours au crédit, mais pas à spéculer.

L’Etat a des obligations pour faciliter l’accès au crédit pour des opérations qui servent l’économie nationale ; il doit soutenir l’investissement en particulier dans des zones défavorisées. Le crédit et l’endettement (quand il est supportable) ne doivent pas être diabolisés : ils sont nécessaires à la dynamique économique. Justice et Paix invite aussi à ne pas tomber dans le piège de l’endettement à cause de la fascination de la société de consommation. Face aux sollicitations des publicités, il est fréquent que les plus faibles succombent et s’endettent pour acheter des biens non essentiels. Une consommation responsable et critique participe à une société plus juste. La dette ne désigne-t-elle pas le péché en araméen et ne demandons-nous pas dans le Notre Père que nos dettes nous soient remises comme nous- mêmes nous les remettons à ceux qui nous doivent ? (Lc 11 ; Mt 6)

Des pistes pour agir

• Plusieurs initiatives en matière de dette ont été prises par les citoyens pour faciliter le crédit à ceux qui sont exclus des systèmes de crédit. Les initiatives de micro-crédit qui existent en Europe (comme dans les autres continents) participent à ce soutien à l’investissement et à la prise en main de leur vie par les groupes sociaux les plus fragiles. Participer à l’épargne solidaire et faire des prêts à des acteurs locaux ou porteurs de projets à dimension éthique forte, à des conditions plus favorables que celles du marché, va dans le même sens : la dette n’est pas un mal en soi. • Lorsque la dette résulte d’emprunts visant à spéculer, à des détournements de biens sociaux ou à d’autres pratiques illégales, elle n’est pas éthiquement justifiable et ne doit pas être effaçable car elle est le produit d’une injustice.

• Organiser un rééchelonnement de certaines dettes est une stratégie qui est au service de la vie (tant des entreprises que des ménages), si cela inclut un accompagnement pour favoriser des attitudes de dépenses moins irraisonnables ou plus prudentes. L’aide pour lutter contre des taux d’intérêt trop élevés ou usuraires va dans le même sens. Il s’agit de permettre de trouver des moyens pour restaurer des espaces de liberté face à l’étranglement causé par la dette, afin que l’endetté puisse se relever peu à peu. • Dans tous les cas, prendre position en tant que chrétien consiste à rechercher ce qui va permettre que la vie l’emporte et que l’endetté puisse assumer ses responsabilités d’emprunteur. Il ne s’agit pas de faire de l’assistanat, mais de chercher les moyens, souvent progressivement, d’honorer les contrats d’emprunt qui ont été sollicités. La dignité de la personne passe par là.

Pour aller plus loin Il existe plusieurs outils de formation et de conseil (voir les sites internet des associations de consommateurs et des organismes publics d’aide aux consommateurs) aux candidats à l’accession à la propriété, aux locataires qui ne peuvent plus faire face à leur loyer… On peut aussi trouver des conseils auprès des banques. Ils peuvent être utiles s’ils sont comparés avec ceux donnés par d’autres acteurs. La prudence face aux conseillers financiers, sans pour autant verser dans la paranoïa, est toujours de mise. Questions : • Suis-je un accro de la consommation ? Dans quels secteurs ? Jusqu’où peut aller ma fascination pour l’achat de biens ? • Ai-je connaissance d’organismes de micro-crédit ou d’aide financière près de chez moi ? Me suis-je renseigné pour participer à des groupes d’économie solidaire ?

 

ANNEXE

Remets-nous nos dettes ? Falk van Gaver, journaliste et écrivain. Les familiers du latin liturgique sauront tout de suite de quoi je parle : la Vulgate, plus proche du grec évangélique que notre fade version française, porte : « Et dimitte nobis debita nostra, sicut et nos dimittimus debitoribus nostris. » En bon français : « Et remets-nous nos dettes comme nous remettons à nos débiteurs. » Ce que chacun entend en rite vernaculaire, dans une traduction qui est autant une émasculation qu’une spiritualisation : « Et pardonne-nous nos offenses comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensé. » Alors que la nouvelle traduction liturgique de la Bible porte justement : « Remets-nous nos dettes, comme nous-mêmes nous remettons leurs dettes à nos débiteurs. » (Matthieu 6, 12) Tout laisse cependant penser que nous ne réciterons pas ainsi la prière dominicale avant longtemps. Dans cet écart entre l’original christique et la prière liturgique, il y a davantage qu’une simple sensibilité ni même qu’une spiritualité : c’est de toute une anthropologie qu’il s’agit.

L’introduction d’une philosophie spiritualiste et spiritualisante, issue entre autres du« cogito ergo sum » de René Descartes, a largement imprégné le christianisme occidental – catholique comme protestant –, depuis largement désincarné et désincorporé, en quelque sorte. Et ce partant, désocialisé et dépolitisé. Si le « Remets-nous nos dettes » comprend et l’acception littérale – et donc politique et sociale – et l’acception spirituelle, le « Pardonne-nous nos offenses » gomme la première dimension – pourtant centrale dans la doctrine sociale de l’Église, comme le rappelle son Compendium avec les préceptes bibliques de l’année sabbatique et de l’année jubilaire : « Parmi les multiples dispositions qui tendent à rendre concret le style de gratuité et de partage dans la justice inspirée par Dieu, la loi de l’année sabbatique (célébrée tous les sept ans) et de l’année jubilaire (tous les cinquante ans)4 se distingue comme une orientation importante — bien que jamais pleinement réalisée — pour la vie sociale et économique du peuple d’Israël. En plus du repos des champs, cette loi prescrit la remise des dettes et une libération générale des personnes et des biens: chacun peut rentrer dans sa famille d’origine et reprendre possession de son patrimoine.

Cette législation veut établir que l’événement salvifique de l’Exode et la fidélité à l’Alliance représentent non seulement le principe fondateur de la vie sociale, politique et économique d’Israël, mais aussi le principe régulateur des questions inhérentes aux pauvretés économiques et aux injustices sociales. Il s’agit d’un principe invoqué pour transformer continuellement et de l’intérieur la vie du peuple de l’Alliance, afin de la rendre conforme au dessein de Dieu. Pour éliminer les discriminations et les inégalités provoquées par l’évolution socio-économique, tous les sept ans, la mémoire de l’Exode et de l’Alliance est traduite en termes sociaux et juridiques, de façon à rapporter les questions de la propriété, des dettes, des prestations et des biens à leur signification la plus profonde. » (24)

« Les préceptes de l’année sabbatique et de l’année jubilaire constituent une doctrine sociale « in nuce ». Ils montrent que les principes de la justice et de la solidarité sociale sont inspirés par la gratuité de l’événement du salut réalisé par Dieu, qu’ils n’ont pas seulement une valeur de correctif d’une pratique dominée par des intérêts et des objectifs égoïstes, mais qu’ils doivent plutôt devenir, en tant que « prophetia futuri », la référence normative à laquelle chaque génération en Israël doit se conformer si elle veut être fidèle à son Dieu.

« (25) Non seulement, il y a une obligation de remise des dettes, mais une obligation de prêt sans intérêt qui est qualifié par la doctrine sociale de l’Église de droit du pauvre : « Du Décalogue découle un engagement concernant non seulement ce qui touche à la fidélité envers l’unique vrai Dieu, mais aussi les relations sociales au sein du peuple de l’Alliance. Ces dernières sont réglées, en particulier, par ce qui a été qualifié de : « Se trouvet-il chez toi un pauvre, d’entre tes frères…?

Tu n’endurciras pas ton cœur ni ne fermeras ta main à ton frère pauvre, mais tu lui ouvriras ta main et tu lui prêteras ce qui lui manque« (Deutéronome 15, 7-8). Tout ceci vaut aussi à l’égard de l’étranger: « Si un étranger réside avec vous dans votre pays, vous ne le molesterez pas. L’étranger qui réside avec vous sera pour vous comme un compatriote et tu l’aimeras comme toi-même, car vous avez été étrangers au pays d’Égypte. Je suis le Seigneur votre Dieu » (Lévitique 19, 33-34). »

(23) Donc, contre une traduction appauvrie qui nous permet d’être catholiques pratiquants le dimanche et athées pratiques la semaine (en société, en politique, en économie…), comprenons toujours le « dimitte nobis » comme il se doit, comme l’injonction à remettre toutes les dettes. Et à régler également les dettes que nous avons, la première dette envers notre prochain et envers le plus pauvre étant de lui donner mon superflu qui n’est pas envers lui un don mais un dû : « Le riche, dira plus tard saint Grégoire le Grand, n’est qu’un administrateur de ce qu’il possède; donner le nécessaire à celui qui en a besoin est une œuvre à accomplir avec humilité, car les biens n’appartiennent pas à celui qui les distribue. Celui qui garde les richesses pour lui n’est pas innocent; les donner à ceux qui en ont besoin signifie payer une dette. » (328) « L’enseignement de l’Église revient constamment sur le rapport entre charité et justice: « Quand nous donnons aux pauvres les choses indispensables, nous ne faisons pas pour eux des dons personnels, mais nous leur rendons ce qui est à eux.

Plus qu’accomplir un acte de charité, nous accomplissons un devoir de justice ». Les Pères conciliaires recommandent fortement d’accomplir ce devoir « de peur que l’on n’offre comme don de la charité ce qui est déjà dû en justice ». » (184) Valable dans l’ordre de la charité et de la justice personnelles, ce principe devient criant dans l’ordre de la charité et de la justice sociales, politiques et économiques, et doit contribuer à renverser les « structures de péché » que sont les échanges inégaux entre les peuples et à les remplacer par des structures de solidarité. La question de la dette extérieure y est centrale et dramatique, comme le rappelle avec force le Compendium de la doctrine sociale de l’Église : « Dans les questions liées à la crise de l’endettement de nombreux pays pauvres, il faut avoir présent à l’esprit le droit au développement.

À l’origine de cette crise se trouvent des causes complexes et de différentes sortes, tant au niveau international — fluctuation des changes, spéculations financières, néocolonialisme économique — qu’à l’intérieur des différents pays endettés — corruption, mauvaise gestion de l’argent public, utilisation non conforme des prêts reçus. Les plus grandes souffrances, qui se rattachent à des questions structurelles mais aussi à des comportements personnels, frappent les populations des pays endettés et pauvres, qui n’ont aucune responsabilité. La communauté internationale ne peut pas négliger une telle situation: tout en réaffirmant le principe que la dette contractée doit être remboursée, il faut trouver des voies pour ne pas compromettre le « droit fondamental des peuples à leur subsistance et à leur progrès ». »(450)

L’Église catholique s’est ainsi beaucoup investie dans le combat pour l’annulation de la dette du tiers-monde. À la fin des années 1990, l’Église catholique et plusieurs Églises réformées ont donné un nouvel élan à la campagne internationale contre la dette des pays du Tiers Monde, en vue du Jubilé de l’an 2000, puisque selon la Bible, tous les cinquante ans, une remise exceptionnelle de dettes doit être effectuée. Cela a donné lieu à de nombreuses manifestations, ainsi qu’au dépôt de la plus grande pétition de l’histoire de l’humanité (24 millions de signatures collectées entre 1998 et 2000), à Cologne lors du sommet du G7. Sous la pression populaire, celui-ci a opté pour une nouvelle stratégie basée sur l’annulation des dettes jugées « insoutenables ».

Mais la remise générale des dettes, le grand « jubilé » biblique, reste une exigence à réaliser toujours davantage. Une révolution des consciences est à opérer, qui verrait dans la dette plutôt un don qu’un dû : « Le principe de la solidarité implique que les hommes de notre temps cultivent davantage la conscience de la dette qu’ils ont à l’égard de la société dans laquelle ils sont insérés: ils sont débiteurs des conditions qui rendent viable l’existence humaine, ainsi que du patrimoine, indivisible et indispensable, constitué par la culture, par la connaissance scientifique et technologique, par les biens matériels et immatériels, par tout ce que l’aventure humaine a produit.

Une telle dette doit être honorée dans les diverses manifestations de l’action sociale, de sorte que le chemin des hommes ne s’interrompe pas, mais demeure ouvert aux générations présentes et futures, appelées ensemble, les unes et les autres, à partager solidairement le même don. » (195) Et peut-être pourrait-on dans ce but enrichir l’ « Ite missa est » d’un « Gratis accepistis, gratis date » : « Vous avez reçu gratuitement : donnez gratuitement. » (Matthieu 10, 8) Cet article est la version longue d’une chronique parue dans La Nef N. 261 de juillet-août 2014.