Pour les Mélanésiens qui l’habitent depuis des millénaires, c’est le Kanaky.

Pour les français de métropole, c’est un territoire d’outre-mer, avec son statut particulier qui lui accorde beaucoup d’autonomie. Mais c’est aussi, et en particulier pour les dirigeants français, un des signes de la grande puissance française dans le monde.

Pour des raisons aujourd’hui essentiellement géopolitiques (garder la Chine à distance et posséder des eaux territoriales immenses), les autorités semblent vouloir en faire un territoire définitivement partie intégrante de la France. Les Mélanésiens s’opposent à cette vision qui les éloigne de leur souveraineté.

Le projet de réforme électorale a rallumé les braises d’un conflit refoulé. Et le transfert et l’incarcération en métropole de leaders indépendantistes plus radicaux ne peuvent manquer de rappeler ceux du général haïtien Toussaint Louverture emprisonné au fort de Vaux ou en sens inverse ceux de militants kabyles réclamant l’indépendance et envoyés en Nouvelle Calédonie.

On peut craindre d’y voir le signe d’une résurgence coloniale. L’avenir du Kanaky peut encore être pensé de manière harmonieuse entre les leaders mélanésiens traditionnels et la puissance coloniale pour un pays souverain associé à la France.

Encore faut-il commencer à écrire cette nouvelle page.

Télécharger la Lettre n°304 septembre 2024  (PDF)   

Du 17 au 19 février 2023, la Conférence européenne des Commissions Justice et Paix a été accueillie à Paris par Justice et Paix France pour la réunion annuelle de ses secrétaires généraux. L’idée d’affronter nos peurs en retissant du lien y a été adoptée comme « Action Concertée » du réseau pour les années 2023/2024, c’est-à-dire un thème commun permettant de partager idées, textes et initiatives.

La peur est une émotion puissante, contagieuse. Elle a quelques vertus et nous apprend l’attention, la prudence, l’adaptation, mais surtout des effets délétères tels que l’hypervigilance, le repli sur soi, l’agressivité. Ces derniers dominent notre monde actuel. Angoisses climatiques, peur des migrants, de la Russie, de l’inflation, du déclassement social sont largement exploitées par certains médias et certains politiques pour diviser, contrôler, instrumentaliser. L’exploitation de nos inquiétudes atomise nos sociétés, renforce le militarisme, le machisme et le complotisme. Nos institutions, locales comme internationales, s’en retrouvent fragilisées, l’ONU même en est/se voit (?) paralysée. Au nom de la sécurité, nous avons renoncé à tant de libertés que les concepts d’État de droit ou de démocratie sont désormais ébranlés.

Or, face aux crises multiples de ce monde fragmenté, nous sommes convaincus que l’humanité dispose de ressources créatives et spirituelles pour affronter ces peurs, se reconnecter et reconstruire un ordre politique et économique juste. En tant que chrétiens nous sommes inspirés en cela par de nombreux textes dont la clairvoyante lettre encyclique Fratelli tutti du pape François.

Nous pouvons mobiliser ces ressources et ces repères pour discerner, en particulier, [pour distinguer] les peurs fondées sur des excuses faciles permettant de ne pas partager ou d’ouvrir sa porte. Plusieurs balises nous aident en cela : d’abord la dignité humaine qui reste le sine qua non de notre engagement, la ligne rouge que nous refusons de négocier.

Tout être humain a le droit de vivre dans la dignité et de se développer de manière holistique ; ce droit fondamental ne peut être nié par aucun pays. Ce droit fondamental ne peut être nié par aucun pays. Les gens ont ce droit même s’ils sont improductifs, nés avec des limitations ou les ayant développées. Cela ne diminue en rien leur grande dignité en tant que personne humaine, une dignité fondée non pas sur les circonstances mais sur la valeur intrinsèque de leur être. Sans le respect de ce principe fondamental, il n’y aura pas d’avenir pour la fraternité ni pour la survie de l’humanité. (FT 107)

Cette fraternité s’avère également une clé de notre travail. Elle est, d’une part, une prise de conscience de notre humanité commune, comme l’ont magnifiquement capturé un Kant, un Schiller, ou encore le principe d’Ubuntu[1] et, d’autre part, un chemin quotidien puisque le frère, la sœur sont les plus proches, ceux dont les regards croisent les nôtres. Le terme met donc la barre haute en invitant à la cohérence entre principe général et pratique particulière, entre dire et faire. S’y risquer est possible pourtant, en faisant nôtre l’idée que la recherche de la vérité (plutôt que sa possession ou sa défense) est notre chemin, en humilité et en dialogue avec les autres (FT, chapitre 6). De fait, sur ces pistes inconnues, nous pouvons prendre des risques car nous nous savons accompagnés. Bien que faibles et faillibles, nous sommes d’une force qui nous dépasse et nous encourage à traverser nos craintes en tendant la main.

Solides, solidaires, reconnectés et ouverts, l’idée n’est pas nouvelle et reste difficile à mettre en œuvre, notamment dans un contexte d’urgence. C’est pourquoi, en 2023 et en 2024, chaque commission nationale Justice et Paix européenne est invitée à se mobiliser sur ce thème. Prendre la mesure de nos peurs, les accepter, les déconstruire sont de premiers pas sources de courage pour leur faire face, s’en saisir et mieux les traverser.

À Justice et Paix France, nous envisageons un travail commun sur ce thème à partir d’un atelier d’analyse et de déconstruction des peurs sociales actuelles. Nous partagerons ensuite cette approche avec nos partenaires européens. Pour cela, il nous faudra mobiliser des ressources humaines et pédagogiques, mais aussi intellectuelles et spirituelles. Vous êtes tous invités à y contribuer en nous écrivant et en nous faisant part de vos propositions[2]. Ainsi, ensemble nous pourrons dire « N’ayez pas peur » !

 

[1] Le mot « ubuntu », issu de langues bantoues d’Afrique centrale, orientale et australe, désigne une notion proche des concepts d’humanité et de fraternité     
[2] Justice.paix@cef.fr

[..] Pour cette Ukraine « martyrisée », selon les mots du pape François, notre aide, militaire et économique, indispensable, doit aussi préparer l’après-guerre et la construction de la paix.

1 – Le déplacement du pape François en République démocratique du Congo (RDC) et au Soudan sud a permis de braquer un peu les projecteurs sur les violences que subissent les populations en ces pays : guerres civiles, actions de groupes armées pour s’approprier les richesses… Ce qui provoque des déplacements massifs de population, avec leur lot d’insécurité et d’appauvrissement. Les femmes sont souvent les premières victimes, les enfants subissent des conditions de vie qui obèrent leur avenir.
– Le dramatique tremblement de terre qui affecte une partie de la Turquie et de la Syrie se rajoute aux conséquences des conflits et des déplacements de population en cette région du monde. Les secours sont entravés du côté syrien et turc parce qu’il s’agit de populations éloignées des grands centres et qui, pour une part, aspirent à une certaine autonomie. On peut aussi craindre que les pouvoirs politiques se livrent à des calculs cyniques au lieu d’organiser efficacement l’aide aux populations sinistrées.
– Nous sommes à juste titre inquiets de la guerre subie par les Ukrainiens, mais nous ne devons pas oublier les différents foyers de conflit dans notre monde. Les violences, quelles qu’en soient les victimes, proches ou lointaines, sèment la mort et contredisent la paix à laquelle aspire notre commune humanité. Souhaitons que ceux qui font profession de nous informer nous aident à demeurer attentifs aux situations dans lesquelles des humains se trouvent soumis à des conditions de vie indignes.

2 – Qu’en est-il chez nous ?
SDF (suite) : le dernier DIÈSE évoquait le chiffre de 300 000 avec un doublement en 10 ans, parmi ces personnes ne disposant pas d’un « chez soi » sécurisé, il y a des  femmes et des enfants dont certains en bas âge. La Fondation Abbé Pierre indique un chiffre encore plus alarmant 330 000. Ce qui montre une augmentation continue et rapide : signe de la dégradation d’une vie commune solidaire. Or ce sont des personnes qui ne peuvent guère manifester leur désarroi. Quand une société oublie ses membres les plus fragiles, il s’agit bien d’une violence qui rejaillit sur notre communauté humaine. Heureusement, de nombreuses initiatives essaient de soulager la misère, mais il revient au politique d’apporter une réponse durable, institutionnelle, en lien avec l’ensemble des acteurs, y compris les personnes en souffrance.
-Les migrations font l’objet de débats souvent passionnés, plus d’une fois contaminés par des images caricaturales et des arrières pensées politiciennes. Sait-on qu’aujourd’hui les femmes sont majoritaires parmi les migrants, sait-on voir les tâches essentielles qu’elles assurent au quotidien ? Pourtant, si nous le voulons, nous savons faire en matière d’accueil, pensons aux réfugiés ukrainiens. Il faut aussi dénoncer des hypocrisies, par exemple en matière d’emploi des sans-papiers. Il vaut mieux aborder une question aussi grave avec sérieux et humanité, au lieu de légiférer à tout va !

3 – Fragmentation ou solidarité ?
– Notons un paradoxe : nous sommes de plus en plus reliés les uns aux autres à l’échelle mondiale, mais nous risquons de nous ratatiner sur quelques cercles étroits. Les finances et les biens que nous consommons passent allègrement les frontières ; nous pouvons avoir des images de l‘autre bout du monde et communiquer avec des proches vivant à l’étranger… Dans le même temps, il se crée des blocs idéologiques qui forment des réseaux avec leur langage propre, qui en viennent à ignorer l’autre en raison de différences sociales, culturelles, ethniques, religieuses… La fragmentation défait les solidarités, au niveau local comme mondial, chacun se sécurisant dans son petit monde.
– Durant quelques décennies, nous avons pu rêver qu’une mondialisation commerciale, et pour une part politique, allait résoudre les maux dont souffrait notre humanité. De belles avancées ont d’ailleurs eu lieu : diminution de la grande pauvreté, progrès dans l’éducation et la santé. Mais il restait au moins deux points d’achoppement : le maintien d’injustices criantes liées au pouvoir financier (des populations souffrant de la faim tandis qu’une petite minorité d’hyper riches voyait sa fortune grossir de manière inimaginable), le manque d’attention critique à l’égard de pouvoirs autoritaires et dictatoriaux qui cherchent à dominer le monde au mépris des droits humains fondamentaux. Les avantages commerciaux nous ont endormis. Si mes vêtements sont moins chers je ne m’inquiète pas des conditions dans lesquelles ils sont produits. Les dirigeants de grandes puissances, notamment Chine et Russie, nous lient par des dépendances en matière de ressources énergétiques, de médicaments, etc… C’est un moyen d’imposer une domination idéologique. Notre avenir est en jeu.
– Le risque actuel est de « faire bloc » en s’opposant à d’autres blocs, oubliant les voies d’une avancée en commun. Certaines manières d’encenser le « bloc occidental » font l’impasse sur des manœuvres dominatrices. La volonté d’imposer les droits de l’homme par les armes, en cherchant à contrôler certaines ressources, débouche souvent sur des défaites humiliantes et se révèle tout à fait contradictoire : comment une population qui subit la violence peut-elle croire en ces droits humains qu’on lui présente ? Il faut tenir à nos valeurs tout en demeurant critiques à l’égard de nos propres contradictions.
– Sommes-nous voués à l’impuissance, voire au déni de valeurs fondamentales ? Non ! Il existe bien des signes de solidarité donnés notamment par des associations, du local au mondial ; les religions peuvent soit attiser les haines, soit au contraire promouvoir le goût de rencontrer l’autre. Il y a aussi tous les acteurs qui portent le souci de l’environnement et du développement des peuples. Tous, nous sommes des citoyens aptes à promouvoir des ouvertures, sans naïveté. L’appel prophétique de François « Fratelli tutti » (tous frères) nous invite à devenir les acteurs de solidarités concrètes et d’une fraternité universelle. C’est une belle promesse : nous ne sommes pas condamnés à nous entretuer, nous sommes aptes à servir une vie bonne.

4 – Un livre : Corine PELLUCHON, L’espérance, ou la traversée de l’impossible, Bibliothèque Rivages, 2023.
Une vision dynamique de l’espérance a un impact en politique. Elle permet de récuser tout déni de notre condition mortelle, de la commune vulnérabilité ; elle ouvre un avenir en vue de bâtir ensemble un monde meilleur, capable d’instituer le bien commun et de promouvoir la démocratie. « Un désir profond et pur, qui donne la joie et la certitude d’être à sa place, émerge parce que les désirs impurs, la toute-puissance et la volonté d’écraser les autres, se sont évanouis. La justice, la solidarité, le désir de coopérer, le souci de prendre en compte le bien-être des autres, humains et autres qu’humains, ne sont plus des slogans, des mots usés et vidés de leur sens. Ils ont une épaisseur et une plénitude. » (p. 68-69) Une perspective d’avenir qui rassemble les citoyens sans que leur unité repose sur l’opposition amis-ennemis.

André Talbot

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