Pour les Mélanésiens qui l’habitent depuis des millénaires, c’est le Kanaky.

Pour les français de métropole, c’est un territoire d’outre-mer, avec son statut particulier qui lui accorde beaucoup d’autonomie. Mais c’est aussi, et en particulier pour les dirigeants français, un des signes de la grande puissance française dans le monde.

Pour des raisons aujourd’hui essentiellement géopolitiques (garder la Chine à distance et posséder des eaux territoriales immenses), les autorités semblent vouloir en faire un territoire définitivement partie intégrante de la France. Les Mélanésiens s’opposent à cette vision qui les éloigne de leur souveraineté.

Le projet de réforme électorale a rallumé les braises d’un conflit refoulé. Et le transfert et l’incarcération en métropole de leaders indépendantistes plus radicaux ne peuvent manquer de rappeler ceux du général haïtien Toussaint Louverture emprisonné au fort de Vaux ou en sens inverse ceux de militants kabyles réclamant l’indépendance et envoyés en Nouvelle Calédonie.

On peut craindre d’y voir le signe d’une résurgence coloniale. L’avenir du Kanaky peut encore être pensé de manière harmonieuse entre les leaders mélanésiens traditionnels et la puissance coloniale pour un pays souverain associé à la France.

Encore faut-il commencer à écrire cette nouvelle page.

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Le 15 mars 2022, Justice et Paix France a longuement rencontré Andreï Gratchev, ancien conseiller diplomatique et porte-parole de Gorbatchev, auteur de « Le jour où l’URSS a disparu ».

Il y a 30 ans, nous étions nombreux à croire au miracle politique, à la possibilité de sortir d’une façon paisible, démocratique, de ces années de passé totalitaire, féroce, du stalinisme. Nous vivions dans un monde fermé, détaché du reste de la planète, nous sortions d’une histoire de 70 ans. Le miracle fut la dissolution de l’empire soviétique, rempli des rancœurs de l’histoire, de relations difficiles entre religions, majorité et minorités, et ce d’une manière tranquille. Nous avions de bonnes raisons de penser que cela irait mieux : chute du mur de Berlin et début de la fin de la course au nucléaire menant au suicide collectif, soutien de la société soviétique (pas seulement russe, mais aussi ukrainienne, géorgienne, des pays baltes…), réouverture vers le monde, vers les temps modernes. La jonction avec l’Europe, la « maison commune » de Gorbatchev, allait de pair avec des gains irrévocables, la fin du communisme, l’universalité des valeurs, le respect des droits de l’Homme, l’état de droit, le pluralisme, la liberté d’expression, de voyager, etc.

Nous sommes aujourd’hui dans une situation irrationnelle et si j’explique la situation, cela ne veut pas dire que je la justifie.

Une opportunité ratée
L’état de la situation entre Russie et Occident est à l’opposé de ce que souhaitait Gorbatchev : rivaux puis adversaires et maintenant ennemis. Pourquoi ? le rêve et l’espoir de Gorbatchev étaient de voir la Russie admise dans la maison commune, la famille européenne et de se servir de l’aide de l’Europe pour la modernisation et la démocratisation de la Russie. Or cela ne s’est pas produit. La Russie s’est trouvée de l’autre côté d’un nouveau rideau de fer : le pacte de Varsovie a été dissous, pas l’OTAN, et les républiques de l’ex-URSS ont évolué autrement. Liberté retrouvée, mais évolution différente et nous avons raté la chance d’une rencontre historique.

La Russie a été traitée comme un pays vaincu : Russie weimarienne alors qu’elle était un grand empire, la 2e superpuissance, qui a déterminé l’avenir du monde pendant la 2e guerre mondiale, la première à envoyer l’homme dans l’espace. Devenue insignifiante, comme si la Russie avait disparu de la carte du monde. Poutine est le produit de cette étape. Maltraitée, marginalisée, « une station d’essence et une puissance régionale » pour Obama et, d’un autre côté, élargissement à l’est de l’UE, répondant au souhait des peuples concernés, associé à l’élargissement de l’OTAN. La Russie s’est vue comme une forteresse assiégée par l’Occident.

Mais pourquoi l’Ukraine ?
Et pourquoi maintenant ? Constatant l’échec de l’ambition occidentale (Trump, Biden, le désastre de Kaboul, le recul français en Afrique) et la volonté américaine de se replier, Poutine a vu une brèche dans laquelle il s’est engouffré.

L’Ukraine était restée à part : un désintérêt des Européens et des Américains, le sentiment de la fragilité du régime, surtout le chemin pris par l’Ukraine qui est en contradiction avec la construction poutinienne, (clanique, fondée sur la réunion des monopoles du pouvoir, sans institutions garde-fous). Il s’agit d’une rupture inédite qui au-delà de Poutine atteint la Russie historique car l’Ukraine apparaît comme empêchant le retour de la grande Russie. Mais l’erreur majeure de Poutine a été de ne pas prendre en compte la proximité des deux sociétés russe et ukrainienne : c’est une guerre coloniale et une guerre civile tant ces deux peuples sont proches. Il n’a pas compris que cette expédition militaire allait se transformer en un drame national pour les deux peuples. Nous sommes dans une phase dangereuse car il n’y a pas de guerre éclair, ni d’accueil de la part des habitants, et l’Ukraine, pays constitué d’anciennes portions d’empire, se transforme en nation ukrainienne. D’autre part cela ouvre une rupture en Russie : malgré la propagande officielle la société russe ne peut pas accepter que son régime attaque ainsi des frères… en est témoin cette journaliste présentant un panneau contre la guerre au cours du journal télévisé officiel ou ces manifestants malgré les risques encourus. Voilà deux résistances, ukrainienne et russe, qui peuvent abattre Poutine à moyen terme.

© Justice et Paix Ukraine

Attention cependant, les embargos touchent directement les Russes, pas Poutine. Si on coupe tout, ce sera pire que pendant l’union soviétique, on se mettra à dos la société russe qui pensera que l’Occident est en guerre contre elle et on jettera la Russie dans les bras de la Chine. Il faut soutenir les russes qui manifestent pour la paix, et ne pas prendre des mesures trop dures ou stupides comme le rejet de tout ce qui est russe dans l’art, la culture, le sport…

Kiev est la mère des villes russes. L’Ukraine est à la fois la petite sœur et la mère. On espère que Poutine est conscient de certaines limites. Que veut-il aujourd’hui ? La neutralité, la non-entrée dans l’OTAN, la fédéralisation de l’Ukraine (cf. accords de Minsk qui n’ont pas été appliqués). Une neutralité qui soit acceptée par les Ukrainiens eux-mêmes.

 

1 – L’illusion du « doux commerce »
La formule de Montesquieu peut avoir un effet anesthésiant. Il suffirait que chacun mette en avant ses intérêts ; grâce à la main invisible du marché, l’ordre et la paix seraient au rendez-vous. Après l’effondrement de l’URSS, certains ont cru naïvement que l’ouverture des marchés et la mondialisation des échanges produiraient des effets bénéfiques pour tous ; les plus optimistes pensaient même que, grâce au flux des marchandises et aux rencontres culturelles, l’esprit démocratique se répandrait en raison de ses qualités propres.

Pourtant, des foyers de violences en différents endroits bousculaient nos naïvetés ; la permanence de pauvretés insupportables venait contredire cette vision enchantée. Aujourd’hui, la dramatique actualité qui endeuille l’Ukraine nous met devant nos responsabilités. Nous voyons à l’œuvre une logique de puissance qui entend s’imposer par la force destructrice et le mépris des droits humains, quitte à s’appauvrir. Ce dévoiement criminel n’est pas apparu du jour au lendemain ; mais certains, fascinés par l’ouverture de nouveaux marchés et l’appât du gain, n’ont pas perçu les menaces qui se profilaient ; pensant que l’autre ne raisonnerait qu’en termes d’intérêts financiers, ils ont sous estimé les risques de guerre.

Nous voyons à l’œuvre une double logique d’emprise. Celle des marchés, avec des critères froidement financiers qui ne tiennent aucun compte de la justice sociale, engendrant des pauvretés dramatiques et des ressentiments. Celle de la domination par la force militaire et le contrôle des libertés individuelles. Deux logiques de violence qui misent seulement sur les rapports de force et négligent toute voie comptant sur des alliances respectueuses de chacun des partenaires, à commencer par le plus fragile.

2 – La réhabilitation du politique
L’illusion du doux commerce, notamment à l’échelle internationale, a marginalisé le politique. La fascination à l’égard des pouvoirs autoritaires dénie le politique comme acteur de justice et de paix et ouvre la voie aux confrontations destructrices. Pourtant des avancées positives avaient eu lieu après le traumatisme majeur de la deuxième guerre mondiale : la fondation de l’ONU pour gérer les conflits de manière raisonnable dans le cadre du droit international, la déclaration universelle des droits de l’homme comme référence commune à une éthique de la dignité humaine, sans oublier pour ce qui nous concerne la création de l’Union européenne… Mais la mise en avant des seuls intérêts individuels, le repli sur des solidarités très partielles et parfois agressives, tout cela conduit à laisser de côté la recherche d’un bien commun organisé de telle manière que chacun trouve place dans la maison commune et soit reconnu en sa dignité.

3 – Le désir d’alliance
Oui, il y a bien en l’humain la tentation de s’affirmer en s’opposant, en dominant les autres. Mais il y a aussi le désir de faire alliance, grâce à la reconnaissance mutuelle, et le goût pour une fraternité qui se concrétise en des solidarités aptes à dépasser les frontières. Nous en avons aujourd’hui de beaux exemples avec les multiples initiatives au service des personnes qui souffrent de la guerre. Mais ce goût pour la fraternité ne peut grandir que s’il est cultivé, ce qui suppose de dépasser ses réflexes individualistes (tout pour moi et tant pis pour les autres !), de le mettre en valeur en résistant aux cyniques qui ne parient que sur l’enrichissement personnel et l’affichage de la force la plus brutale.

 4 – La faim dans le monde

  • Avant même le déclenchement de la guerre en Ukraine, des famines étaient évoquées, notamment en des pays marqués par des conflits. 70% de la population du Soudan sud se trouve en état de malnutrition ; au Yémen et en Afghanistan, en plus des victimes de violences, des crises humanitaires de grande ampleur sont prévisibles. Il y a tout d’abord la responsabilité des acteurs locaux qui entretiennent des conflits permanents parfois alimentés de l’extérieur, ce qui provoque des déplacements de population. Le premier engagement des responsables politiques devrait être de bâtir la paix. Au contraire, la soumission à des principes déniant les droits humains obère l’avenir ; un exemple, on sait que la scolarisation des filles est un facteur décisif de développement humain, or en Afghanistan, on leur refuse le droit à l’école.
    Quelle mobilisation de la communauté internationale pour venir en aide aux populations menacées de famine, y compris pour un soutien à la gouvernance ?
  • Pour ajouter au malheur, la guerre en Ukraine met en tension le marché des céréales et risque d’amplifier la malnutrition en de nombreux pays. Aujourd’hui, ce n’est pas le manque physique de produits qui risque de priver certaines populations de nourriture ; les réserves sont importantes, mais en raison de la guerre la spéculation financière fait flamber les prix. Il faut le redire : la famine vient rarement d’un manque de nourriture (des agronomes l’ont réaffirmé clairement), mais de l’incapacité monétaire des familles à se procurer les biens alimentaire. La seule loi du marché est impitoyable et peut semer la mort : la spéculation provoque des famines. Des solutions d’urgence devraient être prises au service des populations les plus pauvres. Il y a aussi la question des biocarburants ; en France, ils représentent de 5 à 10% du carburant, dont 1/3 à partir de blé et 1/3 à partir de maïs. Osons parler d’une sobriété nécessaire et d’un partage solidaire. Sinon, nos références aux droits humains resteront des discours hypocrites.

5 – Les droits humains, encore !

  • L’Arabie Saoudite a procédé à 81 exécutions capitales en une seule journée. Or nous vendons des armes à ce client peu fréquentable.
  • En France, les actes racistes sont en hausse. Ceux qui banalisent les propos racistes ouvrent la voie à des passages à l’acte. Résistons aux discours de haine !

 6 – Les engagements fraternels
Un rayon de soleil quand l’horizon paraît sombre. Les beaux témoignages de mobilisation pour venir en aide aux personnes qui souffrent en Ukraine et à celles qui prennent le chemin de l’exil, fuyant la violence meurtrière. Une mobilisation ingénieuse, associant de nombreux partenaires, assumant des prises en charge parfois délicates. On note aussi l’engagement des collectivités territoriales : de manière pratique en mettant des locaux à disposition, de manière symbolique en affichant le drapeau aux couleurs de l’Ukraine. Un geste pour montrer que l’on désigne clairement l’agressé, et donc l’agresseur. Mais déjà il faut envisager la construction d’une paix durable.

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Un demi-ton au dessus du bruit de fond médiatique

Le concept d’État de droit s’oppose à la notion de pouvoir arbitraire. Il désigne un État dans lequel la puissance publique est soumise aux règles de droit, un « État dans lequel les normes juridiques sont hiérarchisées de telle sorte que sa puissance s’en trouve limitée ». L’État de droit implique une hiérarchie des règles de droit, l’égalité devant la loi et la séparation des pouvoirs.[1]

Des pratiques contestables en France
Dès juin 2016, Christine Lazerges, à l’époque présidente de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH), déclarait dans la Lettre de Justice et Paix : « Depuis les premiers actes terroristes qui ont frappé douloureusement la France en 1986, le Parlement a, petit à petit, créé puis durci une procédure pénale dérogatoire ou d’exception pour un certain nombre d’infractions liées au terrorisme, mais aussi plus largement à la criminalité organisée. Dans le cadre de cette procédure dérogatoire, que j’appelle ʺ procédure pénale bis ʺ, les garanties classiques du procès pénal sont moindres : la garde à vue peut être plus longue, les perquisitions plus faciles, etc. Un certain nombre de garanties de la procédure pénale de droit commun sont refusées. Plus de trente réformes du droit pénal et de la procédure pénale sont venues bouleverser l’équilibre entre liberté et sécurité. »

Le phénomène s’est approfondi avec des états d’urgence à répétition fondés sur le terrorisme ou la Covid-19. De même à Calais et Grande-Synthe, les pouvoirs publics ont mis en place une politique intransigeante de lutte contre les « points de fixation » sur l’ensemble du littoral de la Manche afin de dissuader les personnes exilées de venir sur cette zone.[2]

Stéphanie Hennette Vauchez[3] explique comment « les régimes d’exception confèrent aux autorités publiques, et notamment au pouvoir exécutif, des pouvoirs exorbitants du droit commun. (…) L’état d’urgence était autrefois un interrupteur qui était soit allumé, soit éteint. Il est devenu un variateur ». Ainsi la fermeture des lieux de culte par les préfets a été instaurée en 2016, normalisée en 2017 dans la loi sur le terrorisme et en 2021 dans la loi séparatisme. « Dans cet exemple comme dans des centaines d’autres, l’état d’urgence a permis à la logique de l’exception de se disséminer peu à peu dans l’ensemble de l’ordre juridique. »

Le monde entier est concerné
Dès 2001, le Conseil de sécurité des Nations unies a exigé la mise en place par les États d’une réglementation pénale relative au terrorisme. Quand un pays l’a refusé en 2004 au prétexte qu’il n’avait pas de terrorisme chez lui, il s’est fait critiquer par le Conseil. Au fil des ans de nouveaux domaines ont été ajoutés, par exemple en matière financière. Les Nations unies ont ainsi promu une admissibilité mondiale de l’exception, sa normalisation au plan national.[4]

La Covid-19 a poussé les États vers quatre stratégies d’urgence : utilisation traditionnelle des pouvoirs, utilisation sans base légale, utilisation extensive, reconversion des pouvoirs sécuritaires vers la Covid-19. Des mesures nationales et locales ont cohabité. Ainsi en France « Un grand nombre d’autorités ont ajouté des interdictions au niveau local, qui étaient totalement inutiles et qui s’inscrivaient dans une forme de surenchère hystérique de normes. »[5]

Face à cela le Conseil des droits de l’homme des Nations unies étudie des mécanismes de surveillance. La Rapporteuse, Fionnuala Ní Aoláin, souhaite que les efforts portent particulièrement sur la protection de la santé et l’environnement. « Les solutions ne sont pas si dures à trouver : elles consistent à revivifier la démocratie, à renforcer la participation des citoyens, à consolider l’espace civique et à défendre l’idée que la dignité de la personne humaine est fondamentale. »[6]

[1] L’État de droit : définition| Vie publique.fr (vie-publique.fr)  
[2] CNCDH. Avis sur la situation des personnes exilées à Calais et Grande-Synthe, 11 février 2021
[3] La démocratie en état d’urgence, Quand l’exception devient permanente, Le Seuil ; 2022 et « Le Monde » 23 janvier 2022
[4] Ibid page 181 : « La lutte contre les abus de l’exception est un combat aussi ancien que le droit lui-même », Conversation entre Fionnuala Ní Aoláin (Rapporteuse spéciale des Nations unies sur la promotion et la protection des droits de l’homme et des libertés fondamentales) et Stéphanie Hennette Vauchez.
[5] Ibid
[6] Ibid