11 novembre 1918 – 11 novembre 2008 : qu’est-ce qu’une victoire ?

En Europe, les puissances vivaient dans la paix armée tout en proclamant leur intention pacifique et en affirmant qu’elles ne songeaient qu’à la défense.

Elles n’avaient pourtant pas répudié l’expérience des guerres antérieures à 1870. En revanche, le recours à la force et aux expéditions militaires était monnaie courante outre-mer, seules ou en coalitions. La Prusse, auréolée de sa victoire de 1870, commanda ainsi l’Etat major général de l’expédition qui rassembla en Chine Allemands, Autrichiens, Britanniques, Belges, Français, Italiens, les Etats-Unis et les Japonais [1]. Bref, mieux que l’Europe, l’Occident ! Et le même Grand Etat Major allemand préparait ce plan d’invasion rapide qui faillit réussir en août 1914.

En 1914, la plupart (toutes ?) des puissances européennes recourraient à la guerre, et la voulaient.

Mais la France s’était aussi préparée à la revanche pendant quarante ans, et son gouvernement voulait une victoire par la force. Cette victoire militaire, sur les marches franco-allemandes, fut si recherchée par la majorité des dirigeants français qu’ils se refusèrent à prêter l’oreille aux efforts de ceux qui, comme Benoît XV, recherchaient en 1917 des voies de négociations notamment avec l’Autriche Hongrie. La victoire de 1918 devait être celle des armes. Elle entraîna en Allemagne la légende du « coup de poignard dans le dos », qu’auraient donné les politiques et l’arrière aux soldats, thème qui fera le lit de la propagande nazie. Ce jusqu’au-boutisme militaire, suivi de l’obligation faite aux Allemands de reconnaître « la responsabilité des hostilités » n’empêcha pas 1940, il le facilita.

Le souvenir de Novembre 1918 devrait rappeler aujourd’hui dans les Balkans, aux marges des frontières russes ou dans le Caucase, les dangers des préparatifs militaires. Surtout à l’heure où la plupart des négociations de limitations des armements et des mesures de confiance s’achèvent ou sombrent dans l’indifférence.

Novembre 1918 conforta quelques nations ; il écrasa aussi bien des pauvres.

Novembre 1918 et les mois qui suivirent donnèrent lieu à une répression et une guerre sociale presque partout en Europe.

Le peuple russe paya très cher son respect en août-septembre 1914 des engagements avec les puissances de l’Ouest. Les centaines de milliers de ses soldats morts face aux forces austro allemandes, et les innombrables souffrances civiles devaient entraîner un renversement de régime. Sans cette interminable hécatombe, les bolcheviks n’auraient certainement pas pu gouverner seuls, ouvrant une nouvelle ère d’oppression. Si aujourd’hui, plusieurs peuples d’Europe centrale et orientale ont légitimement des souvenirs douloureux des nazis, puis du communisme, si la Russie utilise à nouveau des fronts pour redéfinir des frontières, souvenons nous aussi de quelles souffrances son peuple paya son implication dans les guerres européennes.

Il ne fut pas le seul dans ces terribles années qui suivirent l’Armistice. En Angleterre, en France, la répression (ou à tout le moins la réaction) politique et sociale accompagna les démobilisations. En Allemagne surtout la guerre civile suivit la défaite. La guerre ne fut pas seulement le tombeau des révolutions, elle ralentit les indispensables réformes sociales. Contre ceux qui susurrent que les guerres contribuent à forger les nations, aujourd’hui en Afrique par exemple, et pourquoi pas pour l’Union Européenne, « puissance faible », rappelons que les portes de Janus, une fois ouvertes, ne se referment qu’avec peine et que les conflits ont toujours donné aux dominants l’occasion d’écraser les aspirations sociales.

Novembre 1918 : ni les Alliances militaires ni les nationalismes ne garantissent autant la paix que les Unions politiques.

Novembre 1918, victoire militaire, fut suivi de traités qui reposaient sur un mélange de « principe des nationalités » et de nationalisme de principe.

Il en naquit tant de rancoeurs qu’aujourd’hui encore les Européens s’ingénient à en dépasser les effets. La multiplication actuelle en Europe et à ses marges (Balkans, Caucase…) d’entités politiques, de plus en plus petites, visant à préserver des nationalismes qualifiés d’identités, rappelle les plus dangereuses idées de ces « Traités de paix ».

Novembre 1918 fut aussi le mélange d’organisations mondiales sans forces et d’accords militaires sans réelle convergence d’intérêts politiques. Pour les premières, avant tout la SDN [2] , le gouvernement américain, et dans une moindre mesure britannique, voulaient un système de pacification mondial, tout en gardant leur autonomie. Ils ne donnèrent pas à la SDN les forces minimales pour accomplir les tâches qu’ils souhaitaient lui assigner. Quant aux petites alliances militaires de revers, trop peu fondées sur des solidarités et des intérêts communs, elles s’évanouirent dans la honte.

Les morts et les souffrances de la victoire militaire ne permirent ni union ni même rapprochement des peuples. Or les dispositifs et alliances militaires ne préservent pas à eux seuls de la guerre : eux-mêmes peuvent y entraîner. Utiliser l’effort de rapprochement franco-allemand pour organiser un Sommet de l’OTAN simultanément à Strasbourg et à Kehl (avril 2009) est une triste utilisation de ce que cet effort représente. La recherche de solidarités voire d’union politique, d’abord régionale, est non pas oubli, mais apprentissage du dépassement des traumatismes. La voie des rapprochements volontaires, non pas contraints, mais équilibrés, s’efforçant de compenser les différences de puissances entre leurs membres, déconstruisent les mécanismes qui ont conduit tant de fois aux affrontements. Ils constituent aussi une reconnaissance pour les innombrables morts et souffrances dont nous nous souvenons en ce 11 novembre.

 

Notes

[1] Face à la révolte des Boxers, les grandes puissances possédant des intérêts commerciaux en Chine ont formé un corps expéditionnaire, placé sous le commandement du général allemand von Waldersee.

[2] Société des Nations