Comment vivre après la violence ?

La violence engendre la violence comme un « cheval en furie », selon la métaphore de Clausewitz dans sa tentative de comprendre la guerre face à la « montée aux extrêmes » entre deux partenaires décidés à vaincre coûte que coûte.

Comment mettre un terme à cette logique de la surenchère et aux répétitions de massacres organisés ? Comment combattre efficacement une culture de l’impunité tout en réconciliant deux communautés dont la « cruauté de voisinage » et les violences exacerbées par la mobilisation politique des appartenances ethniques ou religieuses ont causé autant de morts et de souffrance depuis des décennies ?
Il paraît indécent et abusif de parler de réconciliation ou de pardon comme d’un point de départ. Ces notions, trop souvent utilisées comme des artifices rhétoriques, supposent le respect d’un certain nombre d’étapes préalables. Historiquement, les « sorties » de la violence d’État se résumaient au droit du plus fort et à trois mesures de clémence : l’amnistie qui efface les traces du passé, la prescription qui suspend le temps et la grâce qui porte sur l’exécution d’une peine. L’État décide à un moment donné de ne plus poursuivre les crimes afin de mettre un terme aux revanches sans fin.

Le tribunal militaire international de Nuremberg concrétise, pour la première fois, la volonté d’instaurer une justice pénale internationale (22 des principaux dirigeants nazis y furent jugés). Autre étape décisive dans la volonté de réprimer les crimes les plus graves : la création, en 1993, du Tribunal pénal international sur l’ex-Yougoslavie puis du Tribunal pénal international pour le Rwanda en 1994. En dépit de l’opposition farouche des États-Unis, la Cour pénale internationale voit le jour le 1er juillet 2002.

Une mutation décisive intervient ainsi à la fin du siècle dernier avec l’avènement de cette justice pénale internationale, mais celle-ci ne saurait épuiser la question centrale de l’arrêt de la violence. « La justice est toujours, par soi, insuffisante », considère le sociologue Luc Boltanski. « Elle peut, au moins un temps, canaliser la dispute en la soumettant à son ordre. Elle est impuissante à l’arrêter. Pour arrêter la dispute en justice, il faut donc toujours aller chercher autre chose que la justice » (L’amour et la justice comme compétences, 1990, p. 139). La justice parait incapable d’épuiser la dispute, les personnes vont chercher sans arrêt de nouveaux objets, de nouveaux arguments, de nouvelles personnes faisant foi.

Paul Ricœur, de son côté, distingue la finalité courte et la finalité longue de la justice : « trancher, on l’a dit, c’est séparer, tirer entre le « tien » et le « mien ». C’est la finalité courte de la justice. La figure de la paix sociale fait apparaître en filigrane quelque chose de plus profond qui touche à la reconnaissance mutuelle ; ne disons pas réconciliation, parlons encore moins d’amour et de pardon, parlons plutôt de reconnaissance » (Le juste, 1995, p. 190). Dans son dernier ouvrage, Parcours de la reconnaissance, le philosophe souligne la pauvreté du lien purement juridique. Il relève par ailleurs la demande infinie qu’ouvre la lutte pour la reconnaissance.

Si le droit devient un outil de stabilisation des pays en transition – un paradigme menacé depuis les événements du 11 septembre 2001 [1] – la lutte contre l’impunité ne peut se limiter à des mécanismes exclusivement juridiques. Elle ne s’arrête pas lorsqu’on a jugé une poignée de bourreaux.

« Autre chose que la justice »

Quel recours envisager en dehors du procès ? Cet « autre chose que la justice » dont parle Luc Boltanski semble être précisément l’agapè, l’une des trois variantes de l’amour, avec la philia aristotélicienne – lien fortement marqué par l’amitié et la réciprocité – et l’éros platonicien qui accorde la toute puissance au désir de possession ou de sublimation. L’état d’agapè se distingue par le refus de la comparaison et du calcul, la préférence pour le présent et la prééminence du don sur le désir. On retrouve cet état d’agapè et la philia dans des dispositifs tels que les commissions d’enquête non judiciaires généralement connues sous le nom générique de Commission vérité et réconciliation dont celle d’Afrique du Sud (créée en 1995) est la plus célèbre [2] . Toutes ces institutions – on en recense une vingtaine à travers le monde – empruntent, dans une certaine mesure, à la notion du pardon. Alors que les instances judiciaires se concentrent sur un crime précis et sur quelques auteurs, la vocation de ces Commissions est de contribuer, au sein d’une société, à écouter la souffrance des victimes, à rétablir le dialogue et à écrire une histoire commune. Au Rwanda, face à l’ampleur des massacres et à la participation active de la population, les autorités ont mis en place le système des juridictions gacaca. Ces Commissions vérité et réconciliation ou juridictions gacaca ne doivent pas susciter d’attentes disproportionnées. Sous couvert de tradition et de légalité, il ne faut pas occulter l’existence de vives transactions et rapports de force. Une évolution majeure est néanmoins à l’œuvre entre la logique – hier dominante – de l’oubli qui anime l’ancien ennemi et la logique de vérité et de justice à laquelle en appellent les victimes. La clause d’oubli [3], qui permit notamment à l’Édit de Nantes de mettre fin aux guerres de Religion, serait aujourd’hui jugée irrecevable.

La vérité à tout prix

L’attitude adoptée par de nombreux défenseurs des droits de l’homme semble prescrire la recherche de la vérité de manière inconditionnelle. Cette position tente de s’imposer comme un principe pour mettre un terme à la violence cyclique. Cet impératif, parfois associé à un discours vertueux sur la transparence, ne saurait être un leurre. La recherche de la vérité conduit inévitablement à se poser une série de questions extrêmement sensibles : la vérité oui, mais à quel moment ? Jusqu’où ? À quel prix ? De quelle « vérité » est-il question ? Celle du parti, comme dans les procès staliniens ? S’agit-il d’une vérité factuelle ou interprétative ? Individuelle ou collective ? Est-il sûr qu’il suffise de se souvenir du passé pour éviter qu’il ne se répète ? « Loin de là, à vrai dire c’est plutôt le contraire qui se produit le plus souvent : c’est dans un passé d’ancienne victime que l’agresseur actuel trouve ses meilleures justifications » Tzvetan Todorov (La mémoire du mal, 2000, p. 18). Les exemples historiques sont nombreux où l’on assiste à l’inversion des « rôles » victimes-bourreaux, comme dans le cas de certains Français victimes du nazisme, qui pratiquèrent la torture en Algérie.

« On pourrait souhaiter que, comme pour les individus, soit évitée l’alternative stérile de l’effacement intégral et du ressassement sans fin : le mal subi doit s’inscrire dans la mémoire collective, mais c’est pour nous permettre de mieux nous tourner vers l’avenir. Tel est le sens d’actes comme le pardon ou l’amnistie : ils se justifient une fois que l’offense a été reconnue publiquement, non pour imposer l’oubli, mais pour laisser le passé au passé et donner une nouvelle chance au présent », Tzvetan Todorov.

Au centre de ces rapports complexes entre la mémoire, l’histoire et l’oubli, la justice pénale internationale et les formes alternatives de lutte contre l’impunité doivent se frayer un chemin. Ces deux dynamiques, nullement antagonistes, sont à penser dans la simultanéité et la complémentarité. « C’est seulement dans la tension qu’il entretient avec la justice, que l’amour, au sens d’agapè, peut se frayer un chemin vers l’expression », Luc Boltanski.

 



Justice rétributive – Justice restaurative

« Je soutiens qu’il existe une autre forme de justice, une justice réparatrice qui était le fondement de la jurisprudence africaine traditionnelle. Dans ce contexte-là, le but recherché n’est pas le châtiment ; en accord avec le concept d’ubuntu, les préoccupations premières sont la réparation des dégâts, le rétablissement de l’équilibre, la restauration des relations interrompues, la réhabilitation de la victime, mais aussi celle du coupable auquel il faut offrir la possibilité de réintégrer la communauté à laquelle son délit ou son crime ont porté atteinte », Desmond Tutu (Il n’y a pas d’avenir sans pardon, Albin Michel, 2000). Pour en savoir plus sur ce modèle de justice restaurative, lire également Et ce sera justice, punir en démocratie, F. Gros, T. Pech et A. Garapon, Odile Jacob, 2001.

 

Notes

[1] « L’essoufflement de l’utopie judiciaire. », P. Hazan, La Chronique d’Amnesty, mars 2004

[2] Outre l’Afrique du Sud, plusieurs pays ont mis en place des commissions Vérité et Réconciliation : Argentine, Chili, Guatemala, Salvador, Uruguay.

[3] « Que la mémoire de toutes choses passées depuis mars 1585, ainsi que tous les troubles précédents, demeure éteinte et assoupie comme une chose non advenue », Édit de Nantes, 13 avril 1598, extrait de l’article premier.