Crise ukrainienne : quelques éléments de réflexion

Justice et Paix a débattu de la crise ukrainienne début avril. L’Ukraine est une nation récente. Mais, sauf peut-être en Crimée, ses citoyens sont majoritairement attachés à son indépendance.

Cela ne les empêche pas de vivre cet attachement de manière différente, selon qu’ils ont comme langue maternelle le russe (à l’Est et au Sud-est) ou l’ukrainien (à l’Ouest et au Centre).

Nation divisée linguistiquement, l’Ukraine l’est aussi par une histoire complexe. Sa partie occidentale a été rattachée à l’Union soviétique à la suite du pacte Molotov-Ribbentrop puis de l’extension du territoire soviétique consécutif à la victoire de 1945. Pour l’essentiel, elle avait auparavant été successivement polonaise, austro-hongroise puis à nouveau polonaise après 1918. La partie la plus orientale est devenue russe lorsque les cosaques ukrainiens, hostiles au pouvoir polono-lithuanien pour des raisons religieuses et sociales se sont tournés vers les tsars, au milieu du XVIIe siècle. Les territoires situés entre ces deux régions, jusque là polonais, ont été progressivement absorbés par la Russie à la suite des partages de la Pologne à la fin du XVIIIe siècle. Une large partie de la côte de la mer Noire a été conquise par la Russie sur l’empire ottoman.

A cette division territoriale correspond une division religieuse : l’Ouest est majoritairement grec catholique. Les orthodoxes peuvent être rattachés à l’Église autocéphale d’Ukraine, aux patriarcat de Kiev ou de Moscou. Pendant la période soviétique, toute vie religieuse grecque catholique était interdite.

Ces clivages sont encore accentués par de violents conflits de mémoire : pour de nombreux Ukrainiens, en particulier à l’Ouest, la Russie est ressentie comme un État oppresseur, depuis l’époque tsariste où la langue ukrainienne était interdite jusqu’au régime soviétique et au pouvoir de Vladimir Poutine. Pour les Russes et ceux des Ukrainiens qui se sentent proches de la Russie, la Rus’ de Kiev est le berceau des deux peuples destinés à partager une histoire commune. La collectivisation forcée et l’invasion allemande pèsent sur cette opposition : la première intervenue en 1932-1933 s’est accompagnée d’une famine organisée qui a provoqué de 4 à 6 millions de morts ; au cours de la seconde, des Ukrainiens nationalistes ont collaboré avec l’occupant et participé aux massacres qui ont anéanti la population juive.

La crise actuelle ne peut être comprise sans tenir compte de ce contexte. Mais, comme Antoine Sondag, ancien secrétaire général de Justice et Paix, l’a souligné, elle est d’abord née du rejet par un très grand nombre d’Ukrainiens d’un système profondément corrompu et de leur aspiration à partager les valeurs européennes. Il est heureux que de nombreux chrétiens, grecs orthodoxes mais aussi orthodoxes, les aient soutenus.

Face à cette insurrection qui a abouti à un difficile changement de régime à Kiev, le régime de Vladimir Poutine a opposé la force. Il a lancé une opération d’annexion de la Crimée appuyée sur le sentiment pro-russe d’une majorité de la population de la péninsule. Il s’agit, comme l’a précisé Patrick Hénault, ancien ambassadeur et membre de Justice et Paix, d’une violation du droit international et de textes garantissant l’inviolabilité du territoire ukrainien, signés par la Russie. Aujourd’hui la Russie fait pression sur le gouvernement de Kiev pour qu’il cède aux revendications d’autonomie ou de fédéralisme des russophones de l’Est du pays.

Comment les Européens peuvent-ils répondre à cette volonté à présent affirmée de la Russie de contrôler ses marges ? Va-t-on assister à un resserrement du lien transatlantique ? À un renouveau de l’OTAN dont la fonction de défense collective semble redevenir actuelle ? Faut-il encourager une adhésion de l’Ukraine à l’OTAN ? Faut-il « sanctionner » la Russie ? Dans le cadre de quelle légalité ? Avec quelle efficacité ?

Peut-on au contraire renouer les fils du dialogue ? Que veut la Russie et que sont prêts à accepter les Européens et les Américains, en accord avec le gouvernement ukrainien. La Russie a des intérêts légitimes en Ukraine que même un gouvernement russe démocratique aurait le souci de défendre ; il était sans doute erroné de la part de l’Union européenne de donner le sentiment qu’elle voulait limiter la présence économique russe en Ukraine. Quant à la nouvelle nation ukrainienne, elle doit être soutenue dans son aspiration à décider de son avenir mais elle doit aussi savoir se garder des solutions centralistes et autoritaires, notamment en matière linguistique.

Quoiqu’il en soit, un renouveau de la confrontation entre Russie, Union européenne et États-Unis aurait des conséquences négatives : coût économique, affaiblissement de l’ONU, éloignement des perspectives de désarmement, en particulier nucléaire, reprise des tensions, réactualisation des options militaires, pressions pour une relance des dépenses d’armement.