Le bonheur d’être divers

On peut bien se l’avouer, ces premières semaines de l’année 2015 furent éprouvantes, pour la France aussi.

Les tueries menées les 7 et 8 janvier comme des opérations commando et les cibles choisies, humoristes, juifs, policiers, ont causé l’une des émotions populaires les plus fortes de ces dernières décennies. Les rassemblements organisés partout ont ensuite répondu à un vrai désir de communion citoyenne: on avait besoin de sentir la présence des autres, presque physiquement.

Un grand désir d’unité s’est exprimé. Mais l’ampleur de la tâche n’échappe à personne. Car l’engagement dans le « vivre ensemble » ne passe pas simplement par le fait d’être ou non Charlie. Pour l’avenir la bonne question serait plutôt: « Voulons-nous être citoyens, ensemble »? Et je l’assortirais volontiers d’une seconde qui me vient souvent devant la diversité de notre société: « Nous réjouissons-nous de ce bonheur d’être divers? »

Si nos réponses ne semblent pas encore très assurées, une chose retient pourtant très fortement mon attention : notre pays où la peur est aujourd’hui très vive s’est cependant réveillé avec une image des musulmans qui se consolide positivement  (enquête Ipsos de fin janvier). Paradoxe? Non, car les déclarations des responsables musulmans, des divers responsables religieux et des hommes d’État ont été à la hauteur d’un pays uni pendant les dernières semaines. Non doublement, parce que les attentats ont démontré l’absurdité de confondre ces barbares avec des citoyens français musulmans assumant leur quotidien comme tout le monde. Cette enquête est un signe encourageant pour ces derniers, au comble de l’inquiétude actuellement.

Mais  le bonheur d’être divers reste à découvrir. Un changement de regard des institutions républicaines sur les religions peut y aider. Car la religion ne peut pas être vue simplement comme un obscurantisme, ou au mieux un archaïsme à faire disparaître grâce aux  lumières de la raison. Si les grandes religions ont traversé les siècles, c’est d’abord grâce à la foi de leurs fidèles, ensuite en bénéficiant de soutiens politiques, mais aussi en élaborant peu à peu une pensée complexe sur le monde, l’homme et les fins ultimes. Cette pensée honore par bien des aspects les nobles exigences de la raison. Il faudrait donc développer les échanges et les débats entre tous ceux qui raisonnent, y compris les théologiens.

Peut-être redécouvrirons-nous alors que la religion est moins une affaire privée qu’une affaire personnelle. Nos principes républicains garantissent la liberté de chaque personne d’adhérer ou non à une conviction. Ils défendent avant tout cette liberté de choix personnel. Mais cette liberté garantie, pourquoi l’évocation d’une conviction religieuse hors de l’espace privé deviendrait-elle forcément une menace ? De toute façon, le législateur continuera à réguler l’expression publique des convictions afin qu’elles se rencontrent d’une manière civilisée. Et en ce qui concerne  les mentalités, peut-être conviendrait-il d’accueillir vraiment la manière dont chacun cherche le sens de sa vie: parler ensemble du sens de la vie n’est pas impossible ! Dans le respect de la conviction de chacun, cela devrait être possible, même au sein des écoles.

En mettant la personne au centre, le Concile Vatican II a pu réajuster son regard sur les autres religions. Reconnaître l’autre, c’est découvrir ce qui est précieux pour lui, ce qui lui permet d’affronter la question du sens. Cette quête s’exprime souvent dans la piété populaire qui ressaisit des siècles de culture. Enracinés en elle, certains ont développé un sens presque inné de ce qui est bénéfique ou néfaste. Nombreux sont les musulmans et les chrétiens sans grande formation religieuse qui ont la ferme conviction que tuer au nom de Dieu est un parfait non-sens. On peut regretter qu’ils ne sachent pas l’argumenter, mais l’authenticité de leur conviction les mène vers les sommets, comme ces soldats quittant leurs tranchées pour quelques heures de trêve spontanée, la nuit de Noël 1914, ou comme le garde-champêtre algérien à qui Christian de Chergé[1] devait la vie.

Tout ce qui nous permet de comprendre que nous sommes une même famille humaine est à développer: rencontres, convivialité, entraide, action solidaire, partage, espaces d’échanges libres et gratuits, tel ce forum national islamo-chrétien, qui a lieu chaque année en Rhône-Alpes depuis 4 ans. Une simple journée « portes ouvertes » permet au citoyen lambda de découvrir la mosquée de son quartier ou la paroisse ainsi que leurs communautés. Sans syncrétisme, il est tout à fait possible d’élargir l’espace de nos tentes, comme cela sera proposé aux chrétiens et aux musulmans le 21 mars 2015 à la basilique de Longpont-sur-Orge (Essonne), pour un rassemblement « ensemble avec Marie ». Inspirée d’une pratique libanaise cette rencontre proposera aux chrétiens et aux musulmans de méditer ensemble la visite de l’ange à Marie/Maryam relatée dans l’Évangile et dans le Coran. .

Bien sûr, il reste beaucoup à faire pour nous autoriser à aller les uns vers les autres. Il reste à consentir dans nos différentes communautés, un grand effort pédagogique pour former des consciences fraternelles devant la diversité religieuse. N’attendons plus pour donner place à l’autre dans nos discours, nos catéchismes, nos prêches et nos homélies. N’attendons plus pour lui donner place en nos cœurs ! La route est longue mais certains l’ont déjà ouverte : à Carcassonne, une nuit de Noël 2013, des musulmans poussaient la porte d’une église alors que la procession se dirigeait vers la crèche et remettaient des cadeaux pour Jésus aux célébrants assez étonnés. Récemment, dans une église de Lorraine que je connais bien, le concepteur de la crèche n’a pas hésité à placer dans le décor, la reproduction d’une mosquée existant dans un bourg voisin. C’est anachronique bien sûr, mais je crois me rappeler que le Christ vient naître au milieu des hommes et pas simplement au milieu des chrétiens. Il faut préparer la route au Seigneur.

[1] Prieur du monastère de Tibhirine, assassiné en en 1996