Le jihad en Syrie et en Irak : un défi pour la France
Le jihad en Syrie et en Irak a attiré environ 15 000 volontaires étrangers, dont 3 000 Occidentaux. Parmi ces derniers, de nombreux Français.
Les chiffres fournis par le ministère de l’Intérieur en novembre 2014 sont impressionnants : 1132 résidents français étaient alors impliqués dans les filières jihadistes. 376 étaient présents en Syrie ou en Irak, plus de 300 étaient décidés à partir de France, 184 étaient en transit, 199 avaient quitté les zones de guerre (dont 109, de retour en France, avaient été mis en examen) et 49 étaient décédés.
Ces individus ont des profils variés : si les jeunes issus de familles musulmanes, ayant un faible niveau scolaire et des difficultés à s’insérer professionnellement semblent surreprésentés, on trouve aussi nombre d’individus ayant abandonné en France un emploi stable et convenablement rémunéré. Le nombre de convertis est élevé – probablement supérieur à 20%. Les femmes sont nombreuses : environ 250. Si les cas d’adolescents ayant rejoint la Syrie ont particulièrement défrayé la chronique, la moyenne d’âge n’est en réalité pas si basse : elle se situerait aux alentours de 25 ans. L’origine géographique des jihadistes est tout aussi variée : plus de 80 départements français comptent au moins un jihadiste en Syrie ou en Irak. Internet et les réseaux sociaux ont facilité cette forme de décentralisation qui permet à l’idéologie de l’Etat islamique (EI) ou de Jabhat al-Nosra d’arriver jusqu’aux coins les plus reculés de Normandie ou du Languedoc-Roussillon.
Pour mieux appréhender le phénomène du jihad en Syrie et en Irak, il convient de le remettre dans une perspective historique, puis d’avancer certaines raisons expliquant l’engouement qu’il suscite. Ce n’est qu’ensuite que les mesures mises en place par la France pour lutter contre les filières jihadistes pourront être discutées.
Les jihads de l’ère moderne
Le phénomène de l’afflux de jihadistes étrangers vers une zone de conflit n’est pas nouveau. L’occupation de l’Afghanistan par l’Union soviétique dans les années 1980 a ouvert l’ère du jihad moderne. En 1984, Oussama Ben Laden et Abdallah Azzam créent à Peshawar une structure appelée le « bureau des services » – l’ancêtre d’Al Qaïda – chargée d’accueillir les volontaires arabes désireux de soutenir les moudjahidines afghans. En 1984 également, Azzam publie un livre intitulé La défense des territoires musulmans, dans lequel il affirme que le jihad en Afghanistan est une obligation individuelle pour tous les musulmans. Cette affirmation constitue une innovation doctrinale majeure puisqu’elle déterritorialise le jihad. En effet, jusqu’alors, l’obligation individuelle de faire le jihad ne s’appliquait qu’aux habitants du territoire concerné. L’appel d’Azzam est entendu : de 1984 à 1989, le « bureau des services » attire des milliers de combattants arabes. Les estimations varient grandement selon les sources : entre 3 000 et 25 000.
Les conséquences de ce jihad afghan se sont fait sentir sur le long terme. Le retour des jihadistes dans leur pays d’origine a été un facteur de déstabilisation, le cas le plus emblématique étant celui de l’Algérie où les « Afghans » ont nourri la dynamique de la guerre civile. Dans la mythologie jihadiste, le jihad en Afghanistan occupe une place spécifique, d’une part parce qu’Al Qaïda y trouve son origine et d’autre part, parce que les jihadistes sont convaincus qu’ils ont réussi à battre l’Armée rouge et, au-delà, à abattre l’Union soviétique. Les jihadistes jouiraient ainsi d’une supériorité morale qui leur permettrait de vaincre n’importe quel ennemi.
D’autres jihads ont suivi dans les années 1990 et la première décennie des années 2000 – Bosnie, Tchétchénie, Afghanistan post-2001, Irak post-2003 –, mais aucun n’a suscité le même engouement que celui des années 80 contre l’Union soviétique. Ce qui se lit dans les chiffres de volontaires affluant vers ces zones de conflits : pour ce qui est des jihadistes français, les départs vers chacun de ces théâtres se sont comptés en dizaines. Aujourd’hui, le jihad en Syrie et en Irak concurrence, dans l’imaginaire jihadiste, celui contre l’Union soviétique et ce, pour plusieurs raisons.
Les raisons de l’engouement pour le jihad en Syrie et en Irak
Au moins trois types de raisons – théologiques, historiques et pratiques – contribuent à expliquer pourquoi le jihad en Syrie et en Irak suscite un tel engouement. Au niveau théologique, tout d’abord, la Syrie est englobée dans ce que les jihadistes appellent « le pays de Cham ». Ils expliquent souvent que cette zone est magnifiée dans le Coran, et qu’elle constitue la deuxième région la plus importante dans l’islam après la péninsule arabique. Elle est, en tout état de cause, bien plus importante que le Khorasan, expression employée par les jihadistes pour parler de l’Afghanistan et d’une partie de l’Asie centrale. En outre, des cheiks influents, comme Youssef al Qaradawi, ont appelé au jihad en Syrie. Venir en aide aux populations massacrées par le régime alaouite de Bashar el-Assad est ainsi vu comme un acte légitime dans une grande partie du monde sunnite.
Au niveau historique, la Syrie et l’Irak ont été le cœur du califat abbasside, de 750 à 1258. Pendant une brève période, la ville de Raqqa – aujourd’hui un des principaux bastions de l’EI – en a d’ailleurs été la capitale. Or le chef de l’EI, Abou Bakr al Bagdadi, accorde une importance particulière à la notion de califat : à l’été 2014 il s’est autoproclamé calife, et a, par là-même, pris de court Al Qaïda dont les chefs conçoivent traditionnellement la restauration du califat comme l’aboutissement à long terme de leur lutte. Le califat se veut transnational et l’EI a beaucoup joué sur la symbolique de l’effacement des frontières héritées des accords Sykes-Picot.
En plus de ces aspects théologiques et historiques, des raisons pratiques expliquent aussi l’attrait exercé par le jihad en Syrie et en Irak. La Syrie est facilement accessible, via la Turquie. Quelques centaines d’euros suffisent pour se rendre à Istanbul puis à la frontière turco-syrienne, et il n’est pas nécessaire d’avoir un visa, ni même un passeport, pour ce faire : une simple carte d’identité suffit. Par ailleurs, il est très aisé d’échanger sur les réseaux sociaux avec des jihadistes déjà présents en Syrie, qui peuvent donner des conseils utiles pour rejoindre ce pays. Ainsi le web social n’est pas seulement un vecteur de propagande pour l’EI ou Jabhat al Nosra mais une véritable plateforme organisationnelle.
L’engouement pour le jihad en Syrie et en Irak a de quoi inquiéter les autorités des pays occidentaux. Les responsables politiques français craignent en particulier que des combattants ne reviennent en France et ne commettent des attentats, en s’inspirant de Mohammed Merah ou de Mehdi Nemmouche. Ils s’attèlent à prévenir un tel scénario.
La lutte contre les filières jihadistes
Pour lutter contre l’EI, la France cherche à agir à la source en participant, depuis le 19 septembre 2014, aux frappes de la coalition internationale. Les moyens déployés sur le théâtre des opérations – 9 Rafale, 6 Mirage 2000-D, un ravitailleur C 135FR, un Atlantique II et une frégate anti-aérienne – ne sont pas négligeables au regard des capacités et des engagements actuels des armées françaises. Sur le territoire français, une approche policière et judiciaire est privilégiée. En avril 2014, le ministre de l’Intérieur a ainsi annoncé la mise en place d’un plan de lutte contre la radicalisation, qui s’est d’abord traduit par l’ouverture d’un numéro vert destiné aux proches de personnes en voie de radicalisation. De la fin avril au début du mois de novembre, 625 signalements « pertinents et avérés » ont été effectués. Sur ces 625 signalements, une centaine de personnes avaient déjà quitté le territoire français.
En novembre 2014, le dispositif français a été renforcé par l’adoption d’une nouvelle loi anti-terroriste. Cette loi comprend trois points essentiels. Premièrement, elle permet des mesures d’interdiction administrative de sortie du territoire. Concrètement, un individu souhaitant se rendre sur une terre de jihad pourra se voir retirer, pour une durée maximale de deux ans, son passeport et sa carte d’identité. S’il tente de quitter le territoire français, il pourra être condamné à trois ans d’emprisonnement et 45 000 euros d’amende. Cette mesure ne sera pas infaillible dans la mesure où les frontières nationales sont poreuses : un individu déterminé à quitter la France n’aura pas grande difficulté à le faire malgré l’interdiction. En outre, un individu faisant l’objet d’une mesure d’interdiction de sortie pourra être tenté de passer à l’acte directement sur le territoire national.
Deuxièmement, la notion d’ « entreprise terroriste individuelle » est spécifiée dans la nouvelle loi. Cette mesure vise à prendre en compte l’évolution de la menace terroriste et à prévenir le passage à l’acte de « loups solitaires ». Cette innovation permettra sans doute de condamner et d’incarcérer des personnes dangereuses. Reste cependant à améliorer la prise en charge des jihadistes dans les prisons, pour qu’ils ne puissent pas radicaliser d’autres prisonniers. Reste aussi à améliorer le suivi des détenus après leur sortie de prison. En novembre 2014, un premier jihadiste de retour de Syrie a été condamné à 7 ans de prison. Que deviendra cet individu une fois sa peine purgée ? Comme l’a tragiquement rappelé l’attentat contre Charlie Hebdo, cette question se pose aussi pour les individus incarcérés dans de précédentes affaires de filières jihadistes, notamment du temps de la guerre en Irak, au milieu des années 2000.
Troisièmement, la nouvelle loi comprend des dispositions sur l’utilisation du web par les jihadistes.
Elle permet notamment de sanctionner lourdement (jusqu’à 7 ans de prison) l’apologie du terrorisme sur Internet, et prévoit la possibilité pour l’autorité administrative de demander aux fournisseurs d’accès de bloquer certains sites web. Cette dernière mesure risque d’être peu efficace : il est facile, à l’aide de logiciels téléchargeables gratuitement, de contourner un tel blocage et, d’autre part, la propagande jihadiste sur le web se trouve aujourd’hui pour l’essentiel sur des plateformes grand public – comme Facebook –, qu’il n’est pas envisageable de bloquer.
Pour que l’arsenal législatif anti-terroriste soit utile, encore faut-il que les terroristes soient repérés, arrêtés et présentés à des juges. Le travail des services de renseignement est donc essentiel. En 2014, la Direction centrale du renseignement intérieur (DCRI) a été transformée en Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), et une augmentation de ses effectifs a été annoncée. Ils passeront à environ 3700 dans les trois prochaines années. Quand on sait que la filature complète d’un individu nécessite une quinzaine d’hommes, et que le jihadisme n’est qu’un des sujets traités par la DGSI, il ne serait guère surprenant que d’autres attentats surviennent dans les prochaines années.