Nécessité et difficultés de la mémoire des guerres mondiales
Les commémorations ont été nombreuses cette année : centenaire du déclenchement de la Première Guerre mondiale, soixante-dixième anniversaire des débarquements de Normandie et de Provence.
Pourtant ces événements semblent lointains à beaucoup. Leur commémoration apparaît surtout comme un exercice d’éducation civique, un appel au devoir, au respect des valeurs nationales (ou républicaines), alors même que personne n’envisage plus de subir de telles épreuves ou de consentir à de tels sacrifices. En Allemagne, il s’agit d’une nouvelle abjuration du passé, assez peu tournée vers l’avenir.
Ces appels à la mémoire sont pourtant indispensables pour surmonter toutes les formes de ressentiment ou de violence léguées par le passé. Mais, pour être fructueux, ils doivent aussi s’accompagner d’une reconnaissance mutuelle des fautes commises en vue d’une réconciliation authentique.
Dans le cas de la Seconde Guerre mondiale, la tâche est plus facile : il y a bien eu un combat contre une idéologie et des forces monstrueuses. Mais les démocraties occidentales n’en ont pas moins le devoir d’examiner lucidement la moralité de certaines de leurs actions militaires, comme les bombardements massifs des villes ou l’emploi de l’arme nucléaire. Elles doivent s’interroger sur leur gestion des après-guerres, après 1918, lorsque les traités de paix ont semé les germes du conflit à venir puis après 1945, lorsque la guerre froide s’est installée. Elles doivent savoir intégrer dans leur mémoire l’apport décisif de l’Union soviétique à la victoire avec toutes les ambiguïtés de cette alliance nécessaire.
Le centenaire de la Première Guerre mondiale montre combien la lucidité est difficile, par exemple en France, au Royaume-Uni et en Allemagne.
Du côté français ou britannique, l’accent est mis sur le sacrifice des soldats, la force du patriotisme et la cohésion nationale, quitte à sous-estimer la réalité des efforts de paix (en particulier des Églises et du mouvement socialiste international) et des refus populaires qui contribueront ultérieurement en France à la naissance du communisme. On entend peu d’interrogations sur la formation des alliances militaires antagonistes (France, Russie, Royaume-Uni contre Allemagne et Autriche-Hongrie) ou sur l’apologie de la guerre par de nombreux intellectuels d’alors. On insiste sur l’invasion brutale de l’Allemagne en oubliant volontiers que « l’entente des démocraties » de 1914 appuyait les ambitions de l’impérialisme russe. La figure de Péguy illustre toutes ces ambiguïtés : glorification de la « mort pour une terre charnelle » et profonde conviction de mener une « juste guerre ».
En Allemagne, s’affrontent toujours les tenants d’une responsabilité allemande intrinsèque et ceux qui distinguent à cet égard nazisme et Reich wilhelminien. L’origine de la guerre accapare les débats alors que les épreuves subies sont, pour ainsi dire, submergées dans la mémoire collective par les dévastations et l’effondrement moral du second conflit mondial.
Quant à la nation, Français et Britanniques considèrent qu’elle est, dans leur pays, porteuse de valeurs universelles ; l’Allemagne met plutôt en garde contre les dérives du nationalisme, en se référant à sa propre expérience.
Tous s’accordent sur la contribution de l’Union européenne à la paix.
Mais peut-on en rester là ? La Première Guerre mondiale a été un événement proprement catastrophique, un « massacre inutile », pour Benoît XV et ce massacre n’a débouché que « sur une paix devenue plus fragile », comme l’a rappelé le pape François.
Ce qui a manqué en 1914, ce sont principalement des instances de négociation et de coopération, capables de créer la confiance entre les dirigeants et, plus encore, entre les peuples. Ce qui a manqué aussi en 1918, c’est la volonté de dépasser les passions nationales au profit du bien commun. Il semblait alors plus facile de faire porter la responsabilité totale du drame sur la seule Allemagne, en se protégeant de la Russie par un « cordon sanitaire » et en se partageant les dépouilles de l’Empire ottoman.
Pourtant, les vainqueurs déclaraient vouloir « la paix par le droit ». Leur échec, en partie imputable à leurs erreurs, reste un avertissement.
Aujourd’hui, le risque d’une confrontation de grande ampleur pourrait réapparaître, par exemple en Ukraine. Face à cette crise ukrainienne, il peut être utile d’appeler à la fermeté, voire de mettre en œuvre des « sanctions » pour peser sur le comportement d’une puissance dont l’action est jugée déstabilisatrice (en l’espèce la Russie). Mais il faut se garder de l’illusion dangereuse qu’une victoire militaire sur le terrain rétablirait la situation. L’urgence est au contraire d’utiliser tous les cadres institutionnels disponibles (OSCE en premier lieu). Il n’y a pas d’autres moyens d’assurer une paix durable que le dialogue et la négociation en vue d’une solution politique fondée sur le droit et tenant compte des intérêts légitimes de toutes les parties.