Un centenaire pour une paix juste

Dans le cadre des commémorations du centenaire de la Guerre de 14-18, les diocèses de Lille, Arras et Cambrai ont pris l’initiative d’un rassemblement international pour la paix du 19 au 22 avril 2018. Il est précédé d’une année de mobilisation pour construire la paix.

Pourquoi une commémoration de plus ?

Le Nord/Pas-de-Calais est naturellement concerné par la mémoire de la Grande Guerre. Depuis une ligne partant d’Ypres, en Belgique, coupant en deux le diocèse de Lille, traversant l’est du diocèse d’Arras, en longeant celui de Cambrai et se prolongeant dans la Somme, le front a définitivement marqué les paysages. Des villes comme Arras, Lens, Liévin ont été totalement détruites. Notre territoire est « une internationale des cimetières militaires », comme le rappelle Mgr Jean-Paul Jaeger, évêque d’Arras.

Entre Lens et Arras, la plus grande nécropole militaire française git sous la vigilance de la basilique Notre -Dame de Lorette et de ses 4000 « gardes d’honneur » bénévoles qui s’y succèdent chaque jour depuis 90 ans. Huit kilomètres plus loin, s’étend la plus grande nécropole militaire allemande hors d’Allemagne.

En 2014, la région « Nord/Pas-de-Calais » a fait ériger sur le site de Notre- Dame de Lorette un « anneau de la mémoire » de 345 m de long, regroupant par ordre alphabétique 580 000 noms de soldats tombés sur le front de ces deux départements. Ce mémorial unit les mémoires douloureuses par-delà les nationalités.

Mais alors, est-il vraiment besoin d’en rajouter dans ce travail mémoriel ?

Quelques considérations sur la première guerre mondiale

Les historiens peinent à mettre en évidence les causes réelles de cette guerre. Bien sûr, il y a des jeux d’alliance qui s’activent à la suite de l’assassinat à Sarajevo de l’héritier du trône d’Autriche-Hongrie. Mais les responsables politiques des grandes puissances européennes n’envisageaient pas une telle guerre généralisée. Tout semble indiquer qu’elle a surgi comme un phénomène incontrôlé ! Comme si, à force de jouer avec le feu, il avait suffi d’une étincelle pour enflammer le monde sans que quelqu’un ne le décide vraiment. Et en quoi avons-nous « joué avec le feu » ? En créant des conditions telles que la guerre devenait pour tous une évidence indiscutable…

Ainsi, quand le Pape Benoît XV appela, en 1914, puis en 1917, à mettre fin au conflit, le clergé et les fidèles catholiques des différents pays protagonistes rejetèrent avec virulence cette proposition. Elle semblait contre nature. En d’autres termes, la guerre était justifiée parce qu’on n’avait pas pris les moyens de justifier la construction de la paix.

Quand nous construisons notre ennemi

Entre Français et Allemands, des décennies de contentieux avaient trouvé à s’exprimer dans des termes xénophobes. La culture et l’éducation étaient devenues, pour des générations entières, le moyen de construire une image stéréotypée de l’autre, digne de notre haine. La politique, loin de combattre ce phénomène, l’instrumentalisait à souhait. Les Eglises, sans doute plus préoccupées de défendre leur légitimité dans les champs national et intellectuel, se sont révélées inopérantes pour atténuer ce processus. C’eût été pourtant leur mission !

Un tel regard sur le passé ne peut pas se faire sans interroger notre présent. Le terrorisme islamiste, avec son idéologie de fin des temps, cherche depuis 25 ans à entraîner nos sociétés libérales sur la pente de la haine mutuelle. Hasard des calendriers ? Début 2015, après l’attentat contre « Charlie Hebdo », de nombreux responsables politiques français déclaraient que la France était entrée en guerre (sans déclaration officielle). Nos démocraties sauront-elles résister à la tentation des replis nationalistes ? Paradoxe de l’histoire, autour de Lens, les lieux mêmes de la zone rouge de destruction il y a cent ans, et des plus grands mémoriaux de la première guerre mondiale, sont devenus des bastions du vote Front national. L’Europe, fruit du travail de construction de la paix après la Seconde Guerre mondiale, traverse une crise majeure. Et que nous le voulions ou non, la question religieuse est embarquée dans la complexité de ces processus politiques.

L’illusion de la « techno-science »

Un autre élément a joué en faveur de l’emballement vers la guerre. En ce début de XXe siècle, période de révolution industrielle, de découvertes scientifiques et technologiques, les lobbies militaro-industriels, particulièrement du côté allemand, vendaient aux politiques et aux militaires l’illusion d’avancées suffisantes pour rendre les guerres plus rapides et efficaces, et donc moins coûteuses politiquement et économiquement. Mais l’introduction du « paradigme technocratique », si lumineusement décrit par le Pape François dans l’Encyclique Laudato Si’, au cœur de la geste guerrière va s’avérer devenir la source de l’emballement infernal. La guerre devient incapable de s’autolimiter. Les premières armes chimiques font leur apparition, prélude aux logiques technoscientifiques qui conduiront à l’arme atomique.

Ne pensons pas que nous soyons revenus de ces illusions centenaires. L’avènement de l’ère numérique, avec les immenses progrès de la robotique, est l’occasion de nous faire miroiter, comme un dogme nouveau, l’idéal de la guerre propre, des « assassinats ciblés » (avec quelques victimes collatérales)… Cette « violence digitalisée » radicalise encore plus certaines populations dans la haine de l’Occident. D’ailleurs, des principes de droit qui régissent nos sociétés démocratiques sont reniés sans sourciller à l’occasion de la lutte internationale contre le terrorisme.

La gestion des réfugiés

Le département du Nord a vécu la Grande Guerre dans une configuration très particulière, presque unique sur le territoire français de l’époque : l’occupation allemande. La gestion des populations par l’occupant est rapidement rationalisée avec des procédés de planification quasi industrielle, qui préfigureront des méthodes employées durant la Seconde Guerre mondiale. Au fur et à mesure de l’avancée du conflit, les populations connaissent l’exode, le déplacement, les réquisitions, les otages et les évacuations vers la Belgique, les Pays-Bas et la France. Réfugiées ou émigrées, elles sont plus ou moins bien accueillies par des populations déjà très éprouvées et rationnées.

Ici aussi, ironie de l’histoire, cette même région, avec la ville symbolique de Calais, devient, cent ans plus tard, l’un des principaux théâtres français de la crise des réfugiés des conflits du Moyen-Orient ou de la Corne de l’Afrique. Les descendants des réfugiés de la Première Guerre mondiale deviennent ceux qui sont questionnés par l’arrivée des réfugiés de cette « troisième guerre mondiale » « non-conventionnelle » et « disséminée », pour reprendre l’expression du Pape François.

« Seule la paix est sainte » (pape François à l’Université Al-Azhar)

Ces aller-retour entre la mémoire de la Grande Guerre et la situation de notre monde actuel donnent le sens de ce rassemblement d’avril 2018 « Faites la paix ! ». Mgr Jean-Paul Jaeger, évêque d’Arras, l’exprime clairement dans le dernier éditorial de sa revue diocésaine : « Nous pouvons sans peine imaginer l’interrogation posthume de l’immense foule des morts de la guerre 1914-1918 : « Qu’avez-vous fait de notre sacrifice ? » Le silence des cimetières est un cri d’appel à la vie. Les survivants et leurs descendants ont aussi un combat à mener : celui de la construction de la paix. »

Cette dernière est multiforme : elle concerne l’éducation, la culture, la recherche de la justice par les moyens du droit, la spiritualité, la transition écologique. Elle s’engage sur les grandes problématiques internationales, mais aussi sur la paix dans notre environnement proche et quotidien.

Or dans toutes ces dimensions, une multiplicité d’acteurs très divers intervient discrètement, silencieusement, obstinément. Chacun pour sa part développe à petit pas son projet, sans toujours consciemment le relier à un processus plus vaste. L’espace de 4 jours, 100 ans après la première guerre mondiale, le projet « faites la paix ! », précédé de plusieurs mois de mobilisation, invite ces acteurs de différentes nationalités, de tous âges et de confessions diverses, à mettre en commun leurs efforts d’artisans de paix. Et pour les chrétiens, il s’agit de mettre en exergue l’œuvre sainte de la paix au cœur de notre monde. Elle est le visage de notre espérance.