Après Lampedusa, une nouvelle politique d’immigration et d’asile en Europe ?

Le 3 octobre 2013 ne doit pas seulement être le jour d’une tragédie largement annoncée et, malheureusement, destinée à se répéter.

Le 3 octobre dernier, ont trouvé la mort, au large des côtes de Lampedusa, 366 migrants et/ou demandeurs d’asile, hommes, femmes et enfants, qui fuyant la violence meurtrière de leurs pays d’origine espéraient pouvoir rejoindre l’Europe et  recommencer à y vivre.

Une tragédie annoncée

Ils ont tout laissé au fond de la mer Méditerranée ; une mer qui depuis vingt ans, loin d’être « mare nostrum », « notre mer », « la mer qui met en relation et accueille », comme l’appelaient les anciens Romains, est devenue le cimetière silencieux de plus de 20 000 personnes qui venaient d’Afrique et d’Asie pour trouver la vie.

Après ce désastre humanitaire, tous (ou presque) ont versé quelques larmes pour ces êtres humains tragiquement disparus ; beaucoup ont dénoncé une politique d’immigration et d’asile inefficace et seulement capable d’alimenter la sensation d’insécurité face à la multiplication des « assauts » à la forteresse Europe de la part de rescapés des guerres civiles et des conflits en Syrie, en Irak, en Afghanistan, en Afrique du Nord, au Soudan et dans la Corne de l’Afrique; quelques-uns ont remis en cause la construction même d’une Europe capable seulement d’harmoniser la monnaie et les échanges commerciaux, mais muette devant la mort de centaines de personnes dont le seul crime est de vouloir construire un avenir dans nos pays vieillissants et craintifs.

Or, après le 3 octobre 2013, est-ce que la tragédie humaine sera capable de remettre en cause toute la politique d’immigration et d’asile de l’Union européenne ? Un contrôle des frontières  plus pour refouler que pour accueillir ; une criminalisation des migrants et de ceux qui, par hasard,  leur portent  secours lors des naufrages, plutôt qu’une lutte continuelle et sans relâche contre les trafiquants d’êtres humains ; une procédure d’asile conçue plus pour rendre impossible la vie aux demandeurs que pour en faciliter l’insertion. Rien n’est moins sûr, car il est difficile de passer d’une réaction émotive  à un questionnement de fond sur des accords, comme « Schengen » et « Dublin », qui font peser sur le premier pays d’arrivée des migrants/demandeurs d’asile tout le poids de l’accueil et du suivi, sans aucune possibilité de répartition solidaire de la charge avec les autres pays européens plus éloignés des frontières sensibles.

 

Une harmonisation européenne toujours invoquée et non réalisée

Le processus d’intégration des pays de l’Union européenne se fonde essentiellement sur l’élimination des frontières internes  et la recherche de nouvelles formes de protection et de sécurité aux frontières externes de l’Union. Cependant, tout en souhaitant une nécessaire harmonisation et communautarisation des politiques migratoires, dans la réalité, celles-ci continuent à être soumises au principe de la souveraineté nationale qui permet à chacun de déterminer sa propre politique.

Et le Pacte européen sur l’immigration et l’asile[1], approuvé le 16 octobre 2008 par les 27 chefs de gouvernement de l’Union européenne n’échappe pas à cette contradiction : tout en reconnaissant que les phénomènes migratoires sont une réalité structurelle destinée à se perpétuer à cause des différences  économiques et de développement qui s’accroissent parmi les diverses régions du monde, il vise presque exclusivement à contenir, sélectionner et refouler  les flux migratoires.

En ce qui concerne l’accueil des demandeurs d’asile, le Pacte s’était donné comme but ambitieux de bâtir une Europe de l’asile, créant rapidement un régime d’asile européen commun par l’adoption de statuts uniformes pour les réfugiés et les bénéficiaires de la protection subsidiaire, par la mise en place de procédures en cas de crise dans un pays de l’UE confronté à un afflux massif de demandeurs d’asile et par la promotion d’une meilleure répartition des bénéficiaires d’une protection internationale pour aider les pays de l’UE soumis à une pression disproportionnée au vu des situations géographiques ou démographiques, par le renforcement de la collaboration avec le Haut-commissariat des Nations unies pour les réfugiés afin  d’ améliorer la protection des demandeurs d’asile en dehors de l’UE.

En réalité, ces vœux pieux n’ont produit, en juin 2013, que le Régime d’Asile Européen Commun fortement marqué par un contexte socio-économico-politique défavorable où des maîtres-mots comme la lutte contre l’immigration irrégulière et contre le terrorisme, le renforcement des contrôles aux frontières extérieures et la crise économique ont pratiquement effacé les principes de défense et de garantie des droits fondamentaux.

En conséquence, arriver en Europe et y trouver un lieu de refuge et de protection est de plus en plus difficile pour les demandeurs d’asile, car le droit d’asile est la première victime des politiques sécuritaires de refoulement, de militarisation des frontières et d’externalisation de l’asile hors Union européenne. Eurostat le confirme : en 2012, 332 000 demandes d’asile dans les 27 pays de l’UE contre 670 000 en 1992 dans les seuls 15 pays membres de l’époque[2].

Dans ce contexte on a pu soutenir que du point de vue de l’asile, «l’Europe défait dans les années 2000 ce qu’elle a édifié dans les années 1950 (…) le droit à l’asile a été réduit en quelques années à une peau de chagrin, passant en Europe de 85% d’acceptation des demandes d’asile au début des années 1980 à plus de 85% de refus au milieu des années 2000 »[3], et le Haut-commissaire des Nations unies pour les réfugiés a déploré la fin des politiques d’asile désormais transformées en politiques de contrôle des déplacements, d’expulsions et d’externalisation de l’asile (par exemple vers le Maroc, le Sénégal, l’Ukraine, la Libye, le Mali) pour une gestion « à distance » des indésirables.

Ainsi Nicolas Sarkozy proposait le 11 mars 2011, s’appuyant sur une prétendue menace d’invasion migratoire en Europe à la suite des « printemps arabes », d’envisager la création de « zones humanitaires » en Afrique du Nord afin de « gérer tranquillement la question des flux migratoires » et des demandes d’asile. Il ré-exhumait un vieux projet autrichien et anglais repoussé par l’Union.

Depuis le 1er décembre 2009 et l’entrée en vigueur du Traité de Lisbonne qui prévoit la complète communautarisation  de l’asile, de l’immigration et la libre circulation des personnes, plusieurs déclarations européennes[4] invoquent un principe de solidarité et de partage équitable de responsabilités entre les Etats membres, y compris sur le plan financier, préconisent l’introduction progressive d’un système européen commun d’asile et d’un système intégré de gestion des frontières extérieures et souhaitent l’adoption de mesures d’encouragement en matière d’intégration des étrangers en situation régulière.

Aux bonnes intentions des institutions européennes ne répondent pas des politiques nationales cohérentes : a plupart des gouvernements nationaux rendent de plus en plus difficile l’arrivée des migrants en réduisant le nombre de visas , en adoptant des systèmes à points, en durcissant les conditions pour l’acquisition de la nationalité, en imposant des examens d’intégration et, en établissant des accords de coopération avec les pays d’origine ou de transit, promettant un soutien économique et des permis temporaires de travail en échange de leur engagement à accepter le rapatriement de migrants et à instaurer une surveillance militaire de leurs frontières pour empêcher toute tentative d’immigration irrégulière vers les pays d’Europe.

 

Les dernières nouvelles venant d’Europe ne sont pas très rassurantes

Cinq jours après le naufrage de Lampedusa, les ministres de l’Intérieur de l’Union se sont retrouvés pour proposer une révision de la réglementation issue des accords de Schengen, en se mettant d’accord sur le fait que si un Etat n’est pas en mesure de contrôler ses frontières, il peut faire appel à la solidarité des autres pays membres qui l’aideront dans les opérations de surveillance et de contrôle des frontières de l’UE. En outre les Etats européens sont également autorisés à fermer leurs frontières internes avec un Etat membre, comme Chypre, Malte, la Grèce ou l’Italie, incapable de bloquer « au départ » les invasions des indésirables.

Et les 24 et 25 octobre 2013, les chefs d’État ou de gouvernement, se sont déclarés profondément attristés par la mort de centaines de personnes et prêts à agir pour que de telles tragédies humaines ne se reproduisent plus. Comment ? Les mesures semblent être les mêmes que depuis des années et il est  probable qu’elles ne produiront pas les effets escomptés.

En effet, pour la énième fois, le Conseil européen a réaffirmé qu’il faut s’attaquer aux causes profondes des flux migratoires, qu’il faut renforcer la coopération avec les pays d’origine et de transit, notamment par l’aide au développement et par une politique de retour effective. En outre, l’on devrait sortir la grosse artillerie pour lutter contre la traite des êtres humains et le trafic de migrants, non seulement sur le territoire des États membres de l’UE, mais également dans les pays d’origine et de transit. Et enfin, le Conseil européen autorise le renforcement des activités de l’agence Frontex et la mise en œuvre du nouveau système européen de surveillance des frontières pour faciliter la détection de navires et d’entrées illégales, dans le but de sauver des vies aux frontières extérieures de l’UE ; vies d’êtres humains dont la vocation est donc d’être renvoyés chez eux.

Rien de nouveau sous le soleil. Mais, c’est dans ce genre de situation que la voix et le témoignage de l’Eglise doivent se lever clairs et forts pour réaffirmer que notre société et notre communauté ecclésiale ne peuvent se construire sur le refus et l’exclusion de personnes, hommes, femmes, enfants, qui, venus d’ailleurs, ont trouvé refuge, accueil, lieu de vie en France et en Europe.

Ces personnes ne sont pas, a priori, des envahisseurs, des criminels, des parasites qui vivent sur le dos des contribuables, mais des êtres humains porteurs de valeurs et de traditions, d’idées et de manières d’affronter la vie qui peuvent enrichir notre capacité de dialogue et de cohabitation dans le sens d’une nouvelle cohésion sociale et ecclésiale à trouver et vivre ensemble.

 

[1] Cf.  Conseil de l’Union européenne, Pacte européen sur l’immigration et l’asile, http://register.consilium.europa.eu/pdf/fr/08/st13/st13440.fr08.pdf.

[2] Cf. http://epp.eurostat.ec.europa.eu/cache/ITY_PUBLIC/3-22032013-BP/FR/3-22032013-BP-FR.PDF

[3] Michel Agier, Exilés, réfugiés, déplacés, déboutés… Vers un monde sans asile ? pp. 16-19, in : Migreurop, Atlas des migrants en Europe. Géographie critique des politiques migratoires, Armand Colin, Paris 2012.

[4]Communication from the Commission to the European Parliament, the Council, the European Economic and Social Committee and the Committee of the Regions, The Global Approach to Migration and Mobility, 2011

http://ec.europa.eu/home-affairs/news/intro/docs/1_EN_ACT_part1_v9.pdf.