Entreprises et Objectifs de développement durable

Dans le prolongement des Objectifs du Millénaire pour le Développement (2000-2015), la communauté internationale vient d’adopter en septembre dernier, à l’ONU, les Objectifs de développement durable.

Eviter la séduction des nombres

Dans les deux cas, un grand « narratif » est proposé à tous les habitants de la planète et à tous les dirigeants, en vue de mettre en œuvre des objectifs relatifs à des principes éthiques. Il faut évidemment saluer le consensus autour de la volonté d’éradiquer la misère, de promouvoir les conditions d’une vie digne, de préserver les écosystèmes, de réduire les inégalités, etc. Toutefois, il faut aussi s’interroger sur les limites possibles et les effets pervers de la focalisation sur certains objectifs donnant lieu à des mesures chiffrées.

Comme le montre la littérature en sociologie de la connaissance, ce type de programme produit à la fois des effets de gouvernance et des effets de savoir : en effet, en termes de gouvernance, il s’agit de créer des incitations pour des politiques, à l’initiative d’acteurs publics et privés, en établissant des standards clairs de performance. En termes de savoirs, il s’agit à la fois de simplifier des concepts complexes et de fournir un cadre commun d’analyse et d’évaluation.

Objectifs de développement durable

Objectif 1 : Éliminer la pauvreté sous toutes ses formes et partout dans le monde

Objectif 2 : Éliminer la faim, assurer la sécurité alimentaire, améliorer la nutrition et promouvoir l’agriculture durable

Objectif 3 : Permettre à tous de vivre en bonne santé et promouvoir le bien-être de tous à tout âge

Objectif 4 : Assurer l’accès de tous à une éducation de qualité, sur un pied d’égalité, et promouvoir les possibilités d’apprentissage tout au long de la vie

Objectif 5 : Parvenir à l’égalité des sexes et autonomiser toutes les femmes et les filles

Objectif 6 : Garantir l’accès de tous à l’eau et à l’assainissement et assurer une gestion durable des ressources en eau

Objectif 7 : Garantir l’accès de tous à des services énergétiques fiables, durables et modernes à un coût abordable

Objectif 8 : Promouvoir une croissance économique soutenue, partagée et durable, le plein emploi productif et un travail décent pour tous

Objectif 9 : Bâtir une infrastructure résiliente, promouvoir une industrialisation durable qui profite à tous et encourager l’innovation

Objectif 10 : Réduire les inégalités dans les pays et d’un pays à l’autre

Objectif 11 : Faire en sorte que les villes et les établissements humains soient ouverts à tous, sûrs, résilients et durables

Objectif 12 : Établir des modes de consommation et de production durables

Objectif 13 : Prendre d’urgence des mesures pour lutter contre les changements climatiques et leurs répercussions* * Étant entendu que la Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques est la principale structure intergouvernementale et internationale de négociation de l’action à mener à l’échelle mondiale face aux changements climatiques.

Objectif 14 : Conserver et exploiter de manière durable les océans, les mers et les ressources marines aux fins de développement durable

Objectif 15 : Préserver et restaurer les écosystèmes terrestres, en veillant à les exploiter de façon durable, gérer durablement les forêts, lutter contre la désertification, enrayer et inverser le processus de dégradation des terres et mettre fin à l’appauvrissement de la biodiversité

Objectif 16 : Promouvoir l’avènement de sociétés pacifiques et ouvertes à tous aux fins de développement durable, assurer l’accès de tous à la justice et mettre en place, à tous les niveaux, des institutions efficaces, responsables et ouvertes à tous

Objectif 17 : Renforcer les moyens de mettre en œuvre le partenariat mondial pour le développement durable et le revitaliser

 

Les conséquences inattendues et parfois négatives de tels dispositifs existent à ces deux niveaux : en termes de gouvernance, le risque est de détourner l’attention d’objectifs importants, de créer des effets de silo, et de fournir des incitations perverses. En termes d’effets sur les connaissances, de tels programmes peuvent conduire à un réductionnisme et une redéfinition des objectifs. Un risque crucial est de passer d’une conception de la transformation sociale et de l’empowerment à la simple recherche d’une réponse à des besoins de base. Par exemple, en ce qui concerne l’objectif de l’an 2000 concernant la lutte contre la faim : en 1992 la conférence internationale sur la nutrition mettait l’accent sur les contraintes structurelles. Au sommet mondial de l’alimentation de 1996, l’agenda du développement comprenait 7 engagements et 27 objectifs stratégiques. Sous l’impulsion, notamment, de la fondation Bill Gates, les donations en faveur de la sécurité alimentaire se sont centrées sur l’amélioration des technologies. L’objectif, depuis la fin des années 1990, consiste à produire les biens (commodities) qui permettent d’avoir plus d’impact pour nourrir les affamés plutôt que d’investir dans des projets favorisant l’empowerment des femmes et autres objectifs plus structurels. Une telle conception du développement par objectifs exclut ou minore les processus, les relations, les structures de pouvoir. La façon dont la sécurité alimentaire, de même que chaque autre objectif, est appréhendée consiste à porter l’attention sur un enjeu et ensuite à déterminer comment cet enjeu doit être vu ; un cadre efficace est celui qui fait apparaitre les indicateurs comme relevant du bon sens et comme étant non critiquables.

Or le diable est dans les détails : les indicateurs quantitatifs orientent la définition normative ; les objectifs peuvent créer des incitations inappropriées. La quantification, la simplicité, le consensus représentent une force pour la mobilisation, mais une faiblesse pour face aux racines de la pauvreté. Les nombres sont séduisants mais on peut aisément les manipuler. Il s’agit de distinguer les indicateurs et les objectifs.

Enfin il faut contextualiser les histoires racontées : regarder le contexte politique qui structure l’ensemble. Il faut aussi tenir compte des réalités différentes selon les pays et veiller à ce que ces objectifs conduisent à des réformes structurelles de long terme.

Les enjeux pour l’engagement des entreprises

Dans ce cadre, les risques quant à la façon dont les entreprises vont être mobilisées dans la mise en œuvre de ces objectifs sont multiples. J’en pointerai deux qui apparaissent particulièrement importants en vue d’une contribution effective des entreprises au développement durable des zones où elles ont des activités et de la planète entière. Le premier est lié à ce qu’on appelle les mesures d’impact, le deuxième aux dimensions stratégiques de l’engagement des entreprises.

Les mesures d’impact sont à la mode.

Mais on ne sait pas toujours très bien ce que l’on met sous le terme d’impact, ce que l’on cherche à mesurer. Les institutions internationales, comme l’ONU ou l’OCDE, ont mis en place des principes directeurs à l’intention des multinationales et des investisseurs afin d’inciter ces acteurs à mener des études d’impact environnemental et social avant le démarrage de leurs activités ; en principe, les décisions d’investir doivent être conditionnées par la reconnaissance que les effets négatifs sur les écosystèmes naturels et sur les populations seront minimisés et donneront lieu à des compensations, indemnisations et réparations. Néanmoins, beaucoup reste à faire pour que ces mesures d’impact soient faites selon une méthodologie rigoureuse, pluridisciplinaire, et sans mettre de facto au premier plan des avantages financiers attendus pour l’entreprise, éventuellement pour le pays concerné. A cet égard, les multiples références du pape François à ce problème dans l’encyclique Laudato Si’, sont très bienvenues. Par exemple, « il est nécessaire d’investir beaucoup plus dans la recherche pour mieux comprendre le comportement des écosystèmes et analyser adéquatement les divers paramètres de l’impact de toute modification importante de l’environnement. » (42) « Une étude de l’impact sur l’environnement ne devrait pas être postérieure à l’élaboration d’un projet de production ou d’une quelconque politique, plan ou programme à réaliser. Il faut qu’elle soit insérée dès le début, et élaborée de manière interdisciplinaire, transparente et indépendante de toute pression économique ou politique. Elle doit être en lien avec l’analyse des conditions de travail et l’analyse des effets possibles, entre autres, sur la santé physique et mentale des personnes, sur l’économie locale, sur la sécurité. Les résultats économiques pourront être ainsi déduits de manière plus réaliste, prenant en compte les scénarios possibles et prévoyant éventuellement la nécessité d’un plus grand investissement pour affronter les effets indésirables qui peuvent être corrigés. Il est toujours nécessaire d’arriver à un consensus entre les différents acteurs sociaux, qui peuvent offrir des points de vue, des solutions et des alternatives différents. Mais à la table de discussion, les habitants locaux doivent avoir une place privilégiée, eux qui se demandent ce qu’ils veulent pour eux et pour leurs enfants, et qui peuvent considérer les objectifs qui transcendent l’intérêt économique immédiat. Il faut cesser de penser en termes d’  « interventions” sur l’environnement, pour élaborer des politiques conçues et discutées par toutes les parties intéressées. » (183)

Ajoutons que conditionner des financements à des mesures d’impact peut sembler une chose positive, en vue d’éviter les éléphants blancs, c’est-à-dire des dépenses considérables pour des installations sous-utilisées ou des projets peu efficaces. En réalité, ces mesures d’impact peuvent donner lieu à ce qui a été décrit plus haut, quant à la focalisation sur des objectifs de court-terme, facilement mesurables, et détourner de la préoccupation pour une transformation structurelle. Ce danger est bien perceptible dans les nouveaux outils de financements innovants appelés social impact bonds : une aide publique est promise à des projets « qui marchent»; la difficulté, c’est qu’on valorise alors de façon préférentielle de tels projets « top-down », ciblés, souvent de courte durée. La mode des évaluations par tirage aléatoire (Randomized Control Trials), mise à l’honneur par le laboratoire JPAL (Poverty Action Lab) du MIT, est complètement en phase avec cette conception : il s’agit en effet de tester des programmes comme on teste des médicaments en tirant au sort deux populations similaires et en administrant un traitement à l’une d’entre elles, pour étudier ensuite les trajectoires des deux populations et vérifier l’effet du traitement. Cette méthodologie, qui est l’expression d’une focalisation sur les données mesurables à partir d’un projet simple, descendant et localisé, pose de nombreux problèmes épistémologiques et éthiques. On est loin d’une compréhension du développement sous l’angle de la participation des populations à une amélioration durable de leurs conditions structurelles d’existence.

Les dimensions stratégiques de l’engagement des entreprises

Dans la même ligne, les grandes entreprises vont avoir tendance à focaliser leur contribution au développement sur de tels projets qu’elles tenteront de mettre en place avec d’autres partenaires. Ces initiatives peuvent être tout à fait positives et contribuer à répondre à des besoins précis de populations vulnérables, souvent ciblées par ces projets dits de « social business ». Mais l’enjeu de fond dépasse largement ces efforts : il s’agit bien d’intégrer dans le cœur des stratégies de toutes les entreprises les paramètres relatifs à leur responsabilité sociale et environnementale. Ceci suppose de revoir l’organisation et le management, de façon à ne pas continuer à séparer la stratégie de la Responsabilité Sociale de l’Entreprise (RSE), mais de les intégrer. Il s’agit évidemment, dès lors, d’une révolution dans la façon d’envisager la contribution au développement, en mettant l’accent sur le rôle politique de l’entreprise vis-à-vis des biens communs mondiaux que sont, notamment, le climat et la cohésion sociale.

L’imagination morale et sociale de tous les acteurs

En conclusion, l’horizon dessiné par ces objectifs de développement durable est bien lié à l’élargissement de l’imagination morale et sociale de tous les acteurs, y compris au sein des entreprises, afin de redécouvrir certaines valeurs et de changer nos manières de regarder le monde et d’y agir, conscients de notre dette écologique à l’égard des plus vulnérables et des générations futures.